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Full text of "La vie parisienne sous la République de 1848"

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K.- 


%  LA  RÉriV^^lQUE  ©E 


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in  2010  with  funding  from 
•     University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/smrslavieparisienneOOalm 


La   Vie    Parisienne 

sous  la  République  de  1848 


^Hk 


DU     MEME     AUTEUR 
A    LA    LIBRAIRIE    ALBIN    MICHEL 


La  Vie  Parisienne  sous  la  Révolution  et  le  Directoire. 

—  sous  le  Consulat  et  l'Empire. 

—  sous  la  Restauration. 

—  sous  Louis-Philippe. 

—  sous  la  République  de  1848. 


La  Femme  Amoureuse  dans  la  Vie  et  dans  la  Littérature 

Ceux  qu  elle  aime.        Le  Soldat 
La  Femme  Amoureuse  dans  la  Vie  et  dans  la  Littérature 

Le  Cœur  et  les  Sens. 


Une  Amoureuse  :  Pauline  Bonaparte. 
Marie-Antoinette  et  les  Pamphlets  royalistes  et  révolu- 
tionnaires. 


HENRI     DALMÉRAS 


La 

Vie  Parisienne 

sous  la  République  de  1848 


PARIS 

ALBIN    MICHEL,    ÉDITEUR 

22,  rue  Huyghens,  22 

Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés   pour  tous  pays 


LA  VIE  PARISIENNE  EN  1848 


COMMENT     ON     FAIT 

UNE    RÉVOLUTION 

LES    JOURNÉES     DE     FÉVRIER 

LE  PEUPLE  AUX  TUILERIES 


l'our  oI)teiiir  lu  Ré- 
f'oniic  ,  c'est  -  à  -  dire 
rextensiou  du  droit  de 
vote,  et  même  réta- 
blissement du  sul'frag'e 
universel,  dont  Guizot 
essayait  de  retarder 
l'inévitable  et  déplo- 
rable triompbe,  l'op- 
position,   en    1847    et 


1848,  multipliait,  dans  toute  la  France,  les  ban- 
quets.   On  mangeait  et  on  buvait  contre  le  Gou- 


2  LA     VIE    PAHIS1E^NK 

vernement.  C'était  un  patriotisme  facile,  et  les 
restaurateurs  le  trouvaient  très  avantageux. 

Les  électeurs  du  XII''  arrondissement  avaient 
organisé  pour  le  19  janvier  1848  un  de  ces  ban- 
quets civiques  et  électoraux,  sous  la  présidence 
du  député  de  l'arrondissement,  M.  Boissel,  et  la 
vice-présidence  de  M.  Poupinel,  lieutenant-colonel 
de  la  Xir  légion,  —  et  comme  il  devait  avoir  lieu 
dans  une  maison  particulière,  on  s'était  borné,  con- 
t'oi'mément  aux  prescriptions  de  la  loi,  à  un  simple 
avis  au  commissaire  de  police. 

Celui-ci  en  référa  an  ministre  de  rinlfiienr, 
M.  Duchàtel,  et  l'autorisation,  (jui  n'i'tait  demandée 
qu'implicitement,  fut  refusée. 

Le  comité  d'organisation  décida  (|u'il  donnerait 
suite  à  son  projet,  ([u'il  ne  tiendrait  aucun  cumpte 
de  l'interdiction,  et  ([ne  le  l)an(juet  aurait  lieu,  le 
dimanche  20  février,  dans  un  vaste  terrain,  clos 
de  murs,  que  le  général  Tliiars,  déj)uté,  possédait 
à  Chaillot. 

Par  tous  les  moyens  dont  l'armait  la  loi,  le  gou- 
vernement était  obligé  d'imposer  l'observation 
de  la  mesuie  qu'il  venait  de  prendre,  à  moins 
qu'il  né  préférât  montrer,  en  la  rapportant, 
une  faiblesse  que  ses  adversaires  auraient  ex- 
ploitée contre  lui.  Ce  fut  le  ])arti  de  l'énergie  «jn'il 
adopta. 

Des  troup(!s  furent  consignées  à  Paris  et  dans  la 


COMMExNT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  3 

l)anlieiie.  «  L'on  vit  même  passer  des  caissons 
chargés  de  bombes  sur  les  boulevards.  —  Qu'est- 
ce  que  c'est  donc  que  ça  ?  demandait  un  enfant  à 
son  père.  —  Ça,  répondit  le  père,  c'est  la  loi  de 
1791.  C'était  en  effet  la  loi  de  1791  que  les  mi- 
nistres invoquèrent  pour  empêcher  les  réunions 
réformistes  (1).  » 

Le  banquet  fut  renvoyé  au  mardi  22  février.  Le 
comité  chargé  d'en  régler  les  détails  adressa  aux 
journaux  une  sorte  de  manifeste-programme,  pu- 
blié le  21.  Les  invités  devaient  s'assembler  dans  le 
lieu  de  réunion  de  l'opposition  parlementaire,  au 
café  Durand,  place  de  la  Madeleine,  n"  2,  d'où  ils 
se  rendraient  au  banquet,  escortés  par  des  gardes 
nationaux. 

Le  gouvernement,  de  son  côté,  se  hâta  de  faire 
afficher  une  ordonnance  du  préfet  de  police,  Deles- 
sert,  contre  les  attroupements,  et  un  ordre  du  jour 
du  général  Jacqueminot,  commandant  supérieur 
de  la  garde  nationale,  dans  lequel  il  rappelait  aux 
soldats  et  officiers  de  ce  corps  que  le  Code  pénal 
leur  interdisait  d'agir  et  de  figurer  comme  tels,  en 
dehors  de  leur  service. 


(1)  Histoire  de  trente  heures.  Février  IS'if^,  par  Pierre  et  Paul. 
Paris,  1898,  p.  29.  Il  est  à  remarquer  que  l'habitude  de  se 
rendre  à  ces  banquets  en  cortège  les  rendait  beaucoup 
plus  dangereux  et,  au  milieu  des  passions  politiques,  con- 
stituait tout  simplement  une  provocation  à  la  guerre  civile. 


I.A     VIK    l'\HI>IKN\K 


EriVavés  });ir  i-ette  atlitmlcdu  pnuv(tir.nu.  |(eiit- 
être,  animés  de  dispositions  coiit-iliantcs,  la  j)lu- 
part  des  députés  de  l'opposition,  sous  l'influeui-e 
d'Odilon  Barrot,  s'étaient  résolus  —  et  on  l'avait 
annoncé  dans  les  joui-naux:  —  à  ne  pas  assister  au 
l>aii([U('t. 

J.e  2'J  f'i'vrler. 

Sous  un  ciel  bas  cl  lourd  tonilx'  une  pluie  i;la- 
céc.  Monotone  et  silencieuse,  elle  luinhc  ddticc- 
ment,  sans  arnH.  l'n  soleil  transi  agonise  di-rricrc 
des  nuages  (|in  saccuinulent  et,  lentement, 
sendtleiit  se  vider,  ('/est  une  (le  ces  idUruces 
d  iiue  tristesse  enei'vaute.  d  une  ithsi'dante  nndan- 
colie,  ([ui  détrenipent  toutes  les  énergies,  rem- 
plissent d'ombi'e  et  de  IVoid  toutes  li-s  âmes. 

\\\^'\\  di'  moins  excitaul.  v\r\\  de  uiolus  l'avoridile 
a  un  soidèvemeul  |)o[»id;iire  ipu'  ce  UKU'ose  22  Ic- 
vriei-  IS'iS.  C.ependant  des  ouvriers,  en  all.iut.  \ers 
le  lever  du  jour,  à  leur  travail,  stationnent  «levant 
les  ari'iches  comminatoires  (pie  le  gouvernenu'ut  a 
l'ait  |)laearder.  11  v  a.  dans  clia([ue  groupe,  des 
exclamations,  des  commenliiires.  Des  orateui-s 
im|>rovisés,  parmi  les((U(ds  les  agents  des  sociétés 
secrètes  ne  sont  pas  iMres.  pronom-ent  de  gramls 
mots:  droit...  loi...  liberté! 

D'intention    réellenu'ut   aggresslvc    et  de    plan 


CO.MMKNT    ON    FAIT    UNK    HKVUF.UTION  5 

bien  déterminé,  il  ne  semble  })as  en  exister  dans 
la  masse  du  peuple  ou,  du  moins,  on  les  dissi- 
mule —  mais  le  noïiibre  des  badauds,  leur  agita- 
tion, augmentent  sans  cesse,  et  beaucoup  de 
curieux,  venant  de  tous  les  points  de  Paris,  sor- 
tant pour  la  majeure  partie  des  ateliers  et  des 
usines,  où  on  n'a  pu  les  retenir,  se  dirigent, 
joyeusement,  malgré  la  pluie,  vers  les  Champs- 
Elysées,  vers  le  spectacle  qu'on  leur  a  promis. 

«  Depuis  ({uinze  jours,  les  Faubourgs  avaient 
les  oreilles  étourdies  du  ban([uet.  On  y  verrait  dé- 
filer des  députés  et  des  pairs  ;  puis  des  patriotes 
faineux,  l(\s  crânes  delà  Réf'oime,  les  muscadins 
du  XalionaL  M.  Ledru-Rollin,  M.  Marrast,  (4  de 
grands  lioinnu's  de  toutes  sortes  à  la  douzaine  ;  il 
lall.'iit  voirrela.  Ou  vint  sur  la  |)laee  de  la  ('oii- 
corde  où  devait  passer  le  cortège,  comme  on  va 
voir  un  sjxn-tacle.  L'idée  d'une  atta<[ue  n'était 
nulle  part  (1  '.  » 

\'ers  10  heures,  des  étudiants  en  droit  et  eu 
médecintî  si;  réunissent  sur  la  place  du  Panthéon 
au  nombre  de  près  de  deux  mille,  se  groupent,  et, 
l'ormant  deux  rangs,  s'avancent,  dans  la  direction 
des  boulevards,  sons  le  commandement  d'un  jeun(; 
homme  (pi'a  (h'sigiu'  comme  chel'  une  taille  gigan- 


(1)  La  Naissance  de  la  Hêinihliquc  en  février  IS'iS.  par  Lli:ii;n   1)1-; 
LA  HoDDE.  Paris,  1850,  p.  50. 


6  LA    VIE    PARISIENNE 

tesque.  Sur  les  quais,  ils  rencontrent  une  l)ande 
d'ouvriers.  Les  deux  colonnes  fraternisent,  et  s'as- 
sociant,  continuent  IiMir  marche. 

On  arrive  à  la  place  de  la  Madeleine  vers  la- 
quelle s'étaient  dirigés  la  plupart  des  curieux.  \'ers 
11  h.  12,  une  foule  immense  attendait,  surprise 
de  ne  voir  se  former  aucun  cortège,  de  ne  voir 
apparaître  aucun  grand  homme.  La  place  et  les 
rues  voisines  étaient  remplies  d'innombral)les  ba- 
dauds inoffensifs,  mais  il  fallait  peu  de  chose  |>our 
les  translormcr  en  manifestants.  Ils  (•oMimiTicérciit 
à  s'irriter  ([uand  ils  apprirent,  quand  ils  com- 
prirent que  le  banquet  n'avait  pas  lieu.  On  cria  : 
V/\'e  la  Réforme!  et.  natui-ellement.  .4  htis  Giii- 
zot !  On  chant;!  la  Marseilldisc.  Quehpriin  pi'O- 
|>osa  :  «  Piiis(|U(»  les  députés  ne  viennent  pas, 
allons  les  cherclu'i' !  »  et  un  groupe  se  dirigea  a  ers 
le  Palais  Bourbon,  où  la  grille  du  péristyle  fut 
arrachée.  D'autres  groupes  poussaient  des  cris 
hostiles  deviint  la  maison  d'Odilon  Hari-ot,  accusé 
d'avoir  trahi  le  peuple,  ou  jetaient  des  pierres  aux 
fenêtres  de  l'hôtel  des  Affaires  étrangères,  boule- 
vard des  Capucines,  en  répétant  le  cri  par  lequel 
dcA'ait  débuter  la  RéA'olution  :  .1  Ixis  Guizol  ! 

Peu  à  peu,  ce  qui  n'était  qu'une  manifestation 
de  curiosité  tend  à  devenir  une  émeute. 

Toujours  à  l'avant-garde,  quand  il  s'agit  de 
détruire  ou  de   tuer,  cette  A^ermine,  le  gamin  de 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  7 

Paris,  fils  d'alcoolique  et  de  tuberculeuse,  le  Ga- 
vroche, ([ui  a  plus  de  pus  que  de  sang  dans  les 
veines,  commence  à  jouer  s(in  voie  de  révolté  cruel , 
—  cruel  comme  tous  les  faibles,  comme  tous  les  dé- 
générés, —  et  de  meurtrier  gouailleur.  C'est  lui 
qui,  aux  Champs-EWsées,  avec  des  chaises,  avecles 
débris  des  baraques  renversées,  élève  les  premières 
barricades. 

On  renverse  les  réverbères.  .V  coups  de  pierres, 
on  oblige  les  municipaux  ([ui  ont  leur  poste  au 
grand  carré  Marigny  à  s'y  réfugier  et  à  s'y  ren- 
fermer. 

Des  soldats,  fantassins,  cavaliers,  ont  été  en- 
voyés pour  démolir  les  barric;uies  des  Champs- 
Elvsccs  et  (lis[)erser  les  attroupements.  On  les 
accucMlIc  aux  cris  de:   IVi'C  /a  ligne! 

D'autres  barricades,  plus  sérieuses,  sont  élevées 
près  du  marché  Sainl-Ilonoré  et  dans  la  rue  (h^ 
Rivoli.  Des  ouvriers  envahissent  le  magasin  d'ac- 
cessoires de  la  Porte  Saint- Martin  et  en  sortent 
avec  toutes  les  armes  r[u'ils  ont  pu  trouver,  depuis 
la  pique  du  tape-dur  ]us(pi'à  l'épée  de  Lagardère. 

Il  y  a  déjà  des  morts.  Deux  femmes  ont  été 
tuées  dans  la  rue  Sainl-flonoré,  et  un  capitaine  de 
la  ligne  au  faubourg  Saint-^Iarce;iu. 

A  la  Chambre,  les  dé[)utés  affectent  de  s'inté- 
resser à  une  discussion  sur  le  pi"ivilège  des 
ban([ues.  Consulté  par  (pielqiies-uiis  d'entre  eux. 


8  LA    VIK    l'MUSIENNE 

(iui/ot  l'ait  cette  déclai'atioii  :  «  Je  puis  n'jxnidrr 
de  la  journée,  mais  ]»•  ne  suis  pas  sans  iiKjuiétudt* 
pour  la  nuit.  » 

Vers  4  heures,  ïhiers,  (jue  ces  monotones  dé- 
bats ennuient,  quitte  la  séance  pour  aller  se  mêler 
aux  curieux,  et  s'offrir,  trop  certain  de  l(^s  ren- 
contrer sur  sa  route,  aux  acclamations  du  peuple. 
Il  arrive  aux  Champs-Elysées,  et,  comme  il  l'espé- 
rait, ne  tarde  pas  à  être  reconnu.  «  Des  enfants  et 
de  jeunes  ouvriers  s'emparent  de  lui,  cl.  p;ir  ma- 
ligne plaisanterie,  beaucouj)  plus  (jur  par  impul- 
sion j)<)litique,  ])r<''tendent  lui  imposer  une  tumul- 
tueuse ovation.  M.  Tliiers,  dont  la  sae^acitc^  ne  se 
me]irend  pas  sur  li'  luoltile  réel  de  cet  élan  pojm- 
laire,  se  débat  viveiuenl  eiiln-  les  bras  (|ui  le  sou- 
lèvent, reprend  pied  sur  le  sol  a  f(»i'ce  d'efhu'ts, 
réussit  enfin  à  s'ecliap[>er  des  mains  qui  le  pn'ssent. 
et,  j)ar  une  fuite  prt'cipitée,  avise  à  si'  soustraire 
à  ces  caustiques  lioiuiuages.  500  de  ces  enfants 
le  poursuivent  en  courant,  traversent  les  allées 
sur  ses  pas,  l'accablent  de  leurs  huées,  et  pro- 
voquent par  leurs  folles  jilaisanterips  le  l'ire  et 
les  applaudissements  de  1.000  spectateui-s.  L'in- 
fortuné triomphateur  n'atteint  (piavec  j)eine  l'hôtel 
Poïitalba.  dont  les  étrilles,  par  bonheur,  s'ouvrent 
pour  lui  donner  passage  et  se  referment  immédiate- 
ment dei'rière  lui  (i  .   » 

(1    Histoire  de  I rente  heures....  p.  47. 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  9 

Ce  devait  être  un  spectacle  très  g"ai,  mais  sur 
d'autres  points  de  Paris,  on  s'amusait  ])oauc(»up 
moins. 

Quatre  cents  hommes  d'infanterie  et  cent  cava- 
liers gardent  les  abords  de  l'hôtel  des  Affaires 
étrangères,  particulièrement  menacé  par  toutes  les 
haines. 

Le  rappel  bat  dans  les  rues  pour  rassembler  la 
garde  nationale.  Des  ouvriers,  des  enfants, 
escortent  les  tambours,  en  chantant  la  Marseil- 
Idise.  Les  gai'des  nationaux  rejoignent  leurs 
postes  sans  trop  savoir  encore  s'ils  défeiuli'ont  h' 
gouvernement  contre  le  peuple  ou  le  peuph^  contre 
le  gouvernement.  Renverser  la  monarchie,  ils  n'y 
songent  pas.  Ils  veulent  simplement  lui  donner 
une  leçon.  Sur  la  place  du  Panthéon,  où  elle  bi- 
vouaque, la  12"  légion  a  pris  parti.  Elle  crie  :  \'ive 
la  Réforme  !  Le  pouvoir  n'a  pour  lui,  en  réalité, 
que  les  gardes  municipaux,  trop  peu  nombreux, 
mais  il  n'éprouve  aucune  appréhension  (i). 

Le  5^  régiment  d'infanterie  légère,  un  escadron 

(1)  «  Ce  qui  fui  le  plus  remarquable,  ce  jour-là,  c'est  bien 
moins  l'agression  populaire  que  la  réserve  du  pouvoir;  mais 
celte  réserve  s'explique.  Aux  yeux  du  Gouvernement,  l'émo- 
tion n'était  qu'un  feu  de  paille  qui  tomberait  de  lui-même, 
el  qu'il  fallait  craindre  d'aviver.  »  La  Xaissancr  de  lu  Hépii- 
hlique  en  février  IS'iS...,  p.  .59. 

Quelques  jours  avant  le  24  février,  Louis-f^liilippe  adres- 
sait ces  paroles  au  général  Hadowitz,  qui  parlait  en  congé: 
«  Dites   bien   à  volie  maitre  (|ue   deux  choses  sont  désor- 


10  LA    Ml".    PAIUSIK.NNK 


(lo  drjtgoiis,  un  escadron  (le  cliuss<'ui'.s,t't  dcuxlnit- 
teries  d'artillerie  campent  sur  la  place  du  Cancju- 
sel,  où  la  circulation  est  interdite.  10.000  hommes 
y  étaient  réunis  dans  la  soirée,  et,  vers  8  heures, 
Louis-Pliili[)pe,  acconi|ia^^nc  de  ses  deux  l'ils,  les 
passait  en  revue. 

Dans  les  rues  du  centre,  sur  le  houlcvard,  cir- 
culent des  patrouilles  à  pied  et  à  cheval. 

Les  émeutiers  de  leur  côté  ne  restent  pas  inac- 
tifs, pendant  qu'à  la  Chand)re,  travaillant  pour 
eux,  deux  députés,  Odilon  Harrotel  M.  (le(jenou(le, 
déposent  sur  le  bureau  deux  demandes  de  mise  en 
accusation  contre,  le  ministère. 

Le  [)oste  du  cari'e  Marigny  est  incendié.  Les 
municipaux  qui  y  étaient  enl'ermt's  trouvent, 
(|iielques  instants,  un  abri  dans  un  poste  voisin, 
mais  on  se  dispose  à  v  metti-e  le  l'eu  et  ils  réussis- 
sent à  g'rand'peine  à  s'écliappi'r  sains  et  saui's. 

Des  barricades  sont  rapidement  construites 
dans  les  (juartiers  poj)ulaires.  Les  rues  Ti»pn'- 
tonne,  Bourg-l'Abbé,  (Ireneta,  Transnonain,  oii 
abondent  les  ouvriers,  se  sienaleiil  par  leur  résis- 
tance à  la  troupe. 

Des  petits  combats  ont  lieu  un  peu  partout,  l'ne 


m.iis  impossibles  en  Fram-e  :  la  révolution  et  la  i^uerre.  » 
La  Rt'rolution  de  ISffH  racontée  par  un  témoin,  {ficviic  hebdonuufaire, 
1909.  Etude  d'HENRi  W'elschingeu,  d'après  les  Souvenirs 
d'ADOLPHE  r>E  CiKcoLnr,  publiés  en  1909.) 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  H 

ambulance  a  été  établie  rue  Saint-Houoré,  u"  291. 
On  n  y  apporte  que  des  blessés.  L'action  n'est  pas 
encore  engagée  sérieusement.  De  part  et  d'autre, 
on  hésite. 

Cependant  des  chefs  qui,  au  début,  se  cachaient, 
semblent  sortir  de  terre,  et  on  ne  se  contente  plus 
d'armes  de  théâtre. 

Sur  le  quai  de  la  Mégisserie,  dans  la  rue  Mont- 
martre, on  a  pillé  des  boutiques  d'armuriers,  et 
comme  l'un  d'entre  eux,  un  des  plus  connus,  Le- 
page,  a  cru  devoir  fermer  et  veri'ouiller  sa  porte, 
on  l'a  tout  simplement  enfoncée,  en  lançant  contre 
elle  une  lourde  voiture.  Quelques  heures  plus  tard, 
dans  la  nuit,  aux  Batignolles,  des  émeutiers 
entraient  dans  les  maisons,  et  priaient  les  bour- 
geois de  leur  livrer  toutes  les  armes  qu'ils  pou- 
vaient posséder.  Aucun  de  ces  pacifiques  bourgeois 
n'ayant  résisté  à  cette  prière,  la  petite  troupe, 
composée  de  30  ou  40  hommes  très  décidés,  se  trou- 
vait bientôt  en  possession  de  fusils  de  chasse,  ou 
de  pistolets,  dont  elle  se  servait  immédiatement 
contre  les  patrouilles  qui  parcouraient  les  boule- 
vards extérieurs.  Elle  allait  ensuite,  pour  prendre 
un  repos  bien  gagné  et  se  préparer  à  la  journée 
du  lendemain,  bivouaquer  dans  le  chantier  d'un 
marchand  de  bois. 

Ceci  se  passait  entre  li  heures  et  minuit.  A  ce 
moment-là,  le  premier  acte  de  ce  drame  qu'est  la 


12  LA     VIK    PARISIENNE 

RéA^olution  de  février  touche  à  sa  fin.  Çà  et  là  re- 
tentissent encore,  mêlés  à  des  coups  de  feu,  des 
refralus  de  chants  patriotiques.  Puis,[)euà  peu,  le 
silence  se  fait,  et  Paris  s'endcti-t,  ;inxii'ux,  enfiéA'ré. 


Le  'J',)  février. 

nilcl  csl.ail  (Ichill  (le  cctlc  jourut'c,  ([iii  va  v\vr 
(Ircisivc,  la  sitnalioii  des  (\v\\\  partis? 

D'un  ('(')t('',  aïK'une  entente,  une  série  d'actions 
isolées.  Des  tiiailleurs  (pii  font  le  coup  de  feu  et 
plient  au  moindre  choc.  Des  barricades  élevées  à 
la  hâte,  mal  construites,  mal  défendues. 

De  l'autre,  un  parti  pris  de  modération  et  de 
douceur,  et  une  confiance  absolue  dans  la  victoire 
finale. 

Le  commandement  su[uéme  des  trouj)es  char- 
gées de  rétablir  l'ordre  a  été  confié  au  maréchal 
Bugeaud.  Vers  8  heures  du  matin,  pour  la  seconde 
fois,  le  rappel  bat.  Les  gardes  nationaux  endossent 
leur  uniforme,  et  descendent  dans  la  rue,  égale- 
ment ennuyés  par  un  service  trop  matinal  et  par 
une  émeute  trop  prolongée. 

On  se  cominuniipn-,  de  groupe  en  groupe,  de 
porte  en  [)orte,  les  nouvelles.  On  les  commente, 
on  les  exagère  ou  on  li's  invente,  pour  paraître 
bien    infoi'uié.  Vax  t;"enéral,    on    se    montre   sévère 


GOMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  13 

pour  le  gouvernement  qui  a  résolu,  assure-t-on, 
d'écraser  sans  pitié  l'insurrection. 

Le  vent  balaie  les  nuages,  qui  annonçaient  la 
pluie,  et  le  ciel  s'éclaire. 

C'est  une  bande  d'une  centaine  d'ouvriers  qui,  à 
la  première  heure,  donne  le  signal  de  la  reprise 
de  la  lutte.  Précédée  par  un  tambour  et  conduite 
par  un  homme  à  longue  barbe,  qui  tient  à  la  main 
un  drapeau  tricolore,  elle  apparaît,  d'abord,  dans  le 
quartier  Poissonnière.  Elle  arrive  aux  Halles,  et 
essaie  d'élever  une  barricade  dans  la  rue  des  Prou- 
vaires.  Dispersée  par  un  petit  corps  de  troupes, 
envoyé  à  sa  rencontre,  elle  se  reforme  à  la  pointe 
Saint-Eustache,  continue  sa  route  par  la  rue  Mont- 
martre, jusqu'au  bas  de  la  rue  Poissonnière.  Elle 
construit  là  une  barricade,  puis  une  autre  rue  de 
Gléry,  et  s'y  immobilise,  attendant  les  événements.^ 

Recrutées,  formées  dans  les  quartiers  popu- 
laires ou  commerçants,  des  bandes  semblables  — 
celle-là  peut  servir  de  type  —  procèdent  de  la 
même  manière  et  tendent  vers  le  même  but. 

Mais  bientôt  une  sorte  de  plan  d'ensemble  se 
dégage,  nécessité  ou  provoqué  par  les  circon- 
stances. Entre  ces  petits  combats,  livrés  un  peu 
au  hasard,  l'intervalle  diminue  et  des  communica- 
tions s'établissent.  Les  émeutiers  commencent  à 
se  compter.  Il  est  évident  que  leur  nombre  a  con- 
sidérablement augmenté,  depuis  la  veille.  Beau- 


14  i\    NIK   i'vhisiknnh: 

coii|»  irciiti'e  eux  (jui  iravjiiciit  |t;i.s  iritriiics, 
.s'en  sont  procurées,  de  nuiison  eu  maison.  Vers 
2  heures,  ils  seront  maîtres  de  toutes  ces  rues 
•  'troites  et  tortu(!US('s  du  centre,  sifaciles  àdélendre, 
si  l'avoi'uhles  a   une  i^uerre  civile'. 

Le  gouvernenuMit  a  piis  des  |ireeautioiis,  ([ue 
rendent  stériles  le  man([ue  d'énergie  clie/,  les 
chefs,  le  man<|ue  de  zèle  chez  les  soldats. 

Une  véritable  armée  évolue  dans  Paris.  Il  y  a 
des  pièces  de  canon  sur  la  place  du  (lai'rouscd. 
sur  la  place  des  Victoires,  sur  les  places  de  Grèvi' 
et  de  la  Bastille,  à  la  pointe  Saint-Eustache,  aux 
Halles,  dans  les  rues  Saint-Denis,  Saint-Martin, 
etc. 

Des  engagements  se  produisent  sur  divers 
points  entre  les  municipaux  —  odieux  à  la  popula- 
tion parce  que,  seuls,  ils  ïont  loyalement  leur 
devoir  de  soldats  —  les  chasseurs  d'Orléans  et  les 
insurgés.  Presque  partout,  la  garde  nationale, 
sous  prétexte  de  jouer  un  rôle  de  conciliation, 
entrave  la  répression  et  favorise  l'émeute  (1). 
Voyons  à  l'œuvre,  en  nous  bornant  à  trois  exem- 
ples (2),  ces  Sabines  a  bonnets  à  [)oil. 

(l)  L.ucion  (ic  hi  lk)d(l('  ai'liiinc  \lii  yalssuin-r  dr  In  liriaildi- 
(juc  ..,  |i.  (i3)  (jue  des  cliefs  r.'iiublicains,  llocon,  Arago,  etc., 
avaient  en  l'idée  de  liéguiser  en  garde»  nationanx  des 
énieuliers  de  lenr  p.nli,  ponr  qn'ils  pussent  agir  pins  ef- 
licaceinenl  sur  le  p(>n|ile.  (lest  vraiment  difticile  à  croire. 

l2)    lliMiL    i)i  ivKDiN,    llislilirc  jiniiilicliiiiir,  /)/ii7i).S()/i/ii'/(it",  ciiin- 


COMMKNT    ON    FAIT    U>"E    REVOLUTION  15 

«  Au  cours  de  ia  rue  Lepelletier,  M.  IJelaborde, 
chef  de  bataillon  de  la  deuxième  léo^ion.  à  la  tête 
d'un  fort  piquet,  s'est  opposé  énergiquement  au 
passage  d'un  escadron  de  cuirassiers.  Tenant  son 
épée  par  la  pointe,  il  s'avance  et  dit  à  l'officier 
commandant  :  «  Monsieur,  vous  ne  passerez  pas, 
le  quartier  est  tranquille,  nous  n'avons  que  faire 
de  votre  présence.  «  En  même  temps  tous  les 
gardes  nationaux  présents  poussent  les  deux  cris  : 
TiVfi  la  Réforme  !  A  bas  Giiizot  !  La  troupe  s'éloi- 
gne sans  observation. 

La  troisième  légion,  venue  en  assez  grand 
nombre  sur  la  place  des  Petits-Pères,  a  chargé  son 
colonel  de  se  rendre  à  l'état-major,  pour  déclarer 
qu'elle  ne  déposerait  les  armes  qu'après  le  renvoi 
des  ministres.  Ses  compagnies  se  détachent  suc- 
cessivement, et  vont  tlans  différentes  directions, 
criant  :  Vive  laRéf'orDie!  ei  faisant  cesser  les  hos- 
tilités sur  leur  passage. 

Deux  pièces  de  canon  étaient  braquées  dans  la 
rue  Saint-Martin.  L'ne  compagnie  de  cette  légion 
s'est  présentée  devant  la  bouche  de  ces  canons. 
MM.  Dubochet  et  Sanche,  officiers  de  cette  com- 
pagnie, se  sont  écriés  :  «  Ne  tirez  pas  !  à  moins  ([ue 
vous  ne  vouliez  tirer  sur  nous.  Nous  ferons  la 
police  chez  nous,  et  nous  arrêterons  l'effusion  du 

plèle  et  jKJiinluirc  ili'  lu   Hévoliitifiii  de  février  IS'iS  on   tir  la   Liberté 
reconqui.fe.  r*aiii~,  1848,  p.  31. 


16  l'A    VIE    PARISIENNE 

sang.  »   Ces    paroles    produisirent    un   effet  im- 
mense. 

Une  véritable  union,  née  surtout  d'un  malen- 
tenilu,  s'était  effectuée  entre  une  grande  partie 
du  peuple,  qui  voulait  une  révolution,  et  une 
grande  partie  de  la  bourgeoisie,  qui  ne  voulait  que 
la  réforme. 

En  dépit  de  sentiments  religieux  très  sincères 
et  d'une  bonté,  que  dissimulaient,  malheureuse 
ment,  la  raideur  de  l'attitude  et  l'exagération  de 
l'orgueil,  Guizot  avait  été  amené  par  l'étude 
assidue  de  l'histoire  à  un  résultat  qu'elle  produit 
presque  toujours,  quand  on  n'y  apporte  pas  d'idée 
pi'éconçue  :  le  mépris  de  l'humanité,  dans  son  en- 
semble, et  une  extrême  défiance  de  la  démocratie. 
De  là  sa  résistance  à  l'élargissement  du  suffrage 
électoral  qui  ne  pouvait,  pensait-il,  aboutir  qu'au 
suffrage  universel,  de  concession  en  concession, 
et  la  faiblesse  de  la  veille  entraînant  inévitable- 
ment celle  du  lendemain. 

Ce  que  devait  faire  du  droit  de  voter  une  plèbe 
imbécile,  ignorante  et  jalouse,  nous  ne  le  savons 
que  trop,  puisque  notre  pays  en  meurt,  proie 
offerte  d'avance  à  des  nations  robustes,  disci- 
plinées, que  domine  une  hiérarchie  et  que  gouverne 
une  élite  —  mais  en  1848.  et  avant  l'avènement 
de  la  Révolution  de  1848,  on  l'ignorait.  On  croyait 
à  la  générosité  du  Peuple,  au  désintéressement  du 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  17 

Peuple,   au   bon  sens  du  Peuple.  On   était  plein 
des   plus   touchantes  illusions. 

Elles  expliquent,  ces  illusions,  qui  ne  survivront 
pas  aux  journées  de  juin,  pourquoi,  pendant  les 
journées  de  février,  du  début  jusqu'à  la  tin, 
Guizot,  qui  ne  partage  pas  l'erreur  commune  et 
s'oppose,  avec  acharnement,  à  cette  erreur,  a 
contre  lui  la  presque  unanimité  de  la  population 
parisienne,  y  compris  ceux  dont  il  défend,  sans 
qu'ils  s'en  doutent,  la  cause. 

Il  s'aperçoit  bientôt  que,  malgré  toute  son 
énergie,  et  n'ayant  pour  précaire  appui  qu'un  roi 
trop  menacé  lui-même,  sa  situation  devient  inte- 
nable. A  la  Chambre  des  députés,  dont  l'émeute, 
comme  une  mer  déchaînée,  assiège  et  bat  les  murs, 
après  une  scène  orageuse,  a})rès  de  violentes 
attaques  qui  n'entament  ni  ses  convictions  ni  son 
orgueil,  il  démissionne. 

Rapidement,  de  bouche  en  bouche,  vers  quatre 
heures  de  l'après-midi,  la  nouvelle  se  répand 
dans  les  rues.  L'opposition  modérée,  l'insurrection 
légale,  si  on  peut  unir  ces  deux  termes,  obtiennent 
ce  qu'elles  désiraient.  Le  calme  semble  renaître, 
l'émeute  hésite  et  recule. 

La  chute  de  ce  ministre  détesté  est  considérée 
comme  la  plus  glorieuse  et  la  plus  féconde  des 
victoires.  Partout,  sans  même  attendre  le  coucher 
du  soleil,  on  illumine.  Une  foule  immense  enva- 


18  LA.    VIE    PARISIENNE 

hit  les  boulevards,  où  l'on  adiùte,  qu.ntre  ou  cinq 
fois  son  prix  ordinaire,  la  Patrie.,  joanuil  du 
soir  (i).  Ceux  qui  tout  à  l'heure  se  battaient,  ou 
se  cachaient  derrière  des  barricades,  se  répandent 
dans  les  rues,  avec  des  torches  à  la  main,  mais 
sans  abandonner  les  sabres  ou  les  fusils.  Ce  ne 
sont  plus  des  armes,  ce  sont  encore  des  tro- 
phées. 

Tout  Paris  est  dehors,  tandis  que  dans  les 
théâtres,  victimes  du  devoir  professionnel,  les 
acteurs  jouent  devant  les  banquettes.  Soldats  et 
gardes  nationaux,  bourgeois  et  pri)létaires  frater- 
nisent. Plus  d'une  jeune  citoyenne  profite  de  cette 
occasion  pour  se  faire  embrasser.  Les  plus  ti- 
morés se  rassurent,  reprennent  courage.  La  Mar- 
seillaise et  V Hymne  des  Girondins  planent  sur 
la  ville  joyeuse  et  apaisée. 

Et  c'est  à  ce  moment  que  se  produit  la  catas- 
trophe qui  va  réveiller  l'émeute,  exaspérer  les 
haines,  et  faire  succéder,  j)ar  une  sorte  d'arrêt 
du  destin,  au  renversement  d'un  ministre  le  ren- 
versement d'une  monarchie. 

Ecoutons  1(^  ivM'it  d'un  ti'moin,  Théodore  Mu- 
ret (2  . 

(1)  «  .le  payai,  je  meii  souviens,  citniuante  centimes  le 
numéro  au  niarciiand,  qui  prit  mon  arijent  en  grommelant, 
([unique  <;e  lui  trois  fois  le  prix  iuibituel.  »  Un  Aniilais  à 
Paris.  IS'ùfrs  et  Souvenirs,  l'.-u'is,  ]s\y.\,  |.  |,  |).  287. 

(2)  .1  travers  cluimps.  l\iris,  1S.-)S,  l.   I.  p.  237. 


C0M:S]E.NT    on    fait    une    HKVOLUTION  19 

'.<  Il  était  neuf  hmires  un  quart  environ.  Sur  les 
boulevards,  raïfluence  et  l'animation  n'avaient 
pas  diminué. 

A  la  hauteur  de  la  rue  INIontmai-tre,  je  vis  une 
troupe  (1)  qui  en  débouchait,  i)ortant  des  torches 
et  marchant  au  son  de  l'hymne  des  Girondins. 
Dans  ses  rangs,  mi  [lartie  di'  l)louses  et  de  pah^- 
tots,  on  i-emarquait  quelques  uniformes  de  la 
srarde  nationale.  Du  reste,  cette  colonne  était  sans 
armes  (2\  Elle  se  dirio-eait  vers  la  Madeleine, 
occupant  le  milieu  du  boulevard.  J'étais  bien  aise 
de  voir  où  tendait  cette  promenade,  d'ailleurs  mon 
chemin  me  conduisait  du  même  côté.  Je  marchais 
donc  parallèlement  en  suivant  à  droite  la  contre- 
allée. 

Une  halte  eut  lieu  à  l'eutrée   de  hi  rue  Lepelle- 

(1)  «  On  voit  s'avancer,  venant  de  la  Bastille,  une  troupe 
remarquable  entre  toutes  celles  que  l'on  a  vues  passer.  Elle 
est  conduite  par  un  homme  vêtu  seulement  d'un  pantalon 
bleu  et  d'une  chemise  ;  de  ses  bras  nus  il  élève  au-dessus 
de  sa  tète  et  de  celles  de  ses  compagnons  un  drapeau  rouge , 
à  ses  cotés  sont  deux  hommes  avec  des  loiches  ;  derrière 
lui,  un  quatrième  porte,  empalé  dans  un  long  bâton,  un 
manntNiuin  de  paille  enduit  de  i)oix  ;  le  mannequin  brûle, 
et  après  le  drapeau  de  sang  fait  un  drapeau  de  feu.  Deux 
cents  hommes  du  jieuple  à  peu  près  suivent  cette  double 
bannière.  »  Le  l/'</.s  (joiirn.il  d'Alexandre  Dumas  ,  n"  1.  mars 
1S48,  p.  22. 

(2)  «  Des  relations  disent  ([ue  ces  iiommes  étaient  sans 
armes;  d'autres,  que  nous  croyons  plus  exactes,  disent 
qu'un  certain  nombre  avaient  des  fusils  et  autres  armes.  » 
IIknrI  Dli.\iu>in,  Histoire...  fie  la  Réviihition  en  IS'iS,  p.  43. 


20  I-A    VIE    PARISIENNE 

tier,  où  étaient  les  bureaux  du  National.  Quel- 
qu'un parut  à  la  fenêtre  et  harangua  la  fouh;  ; 
mais  je  ne  pus  m'approcher  assez  pour  distinguer 
l'orateur  (1)  ni  pour  entendre  ses  paroles.  La  colonne 
reprit  ensuite  sa  marche. 

Le  ministère  des  Aïiaires  étrangères  s'ouvrait 
au  confluent  des  rues  des  Capucines  et  du  Luxem- 
bourg avec  le  boulevard.  La  haute  porte  par  où 
l'on  y  entrait,  était  tournée  comme  celle  du  maga- 
sin d'Alphonse  Giroux,  qui  occupe  une  partie  de 
l'emplacement  delà  cour  (2)  ;  une  autre  porte  don- 
nait sur  la  rue  des  Capucines  (3)  là  où  l'on  a  ouvert 
la  rue  Saint-Arnaud  (4).  L'hôtel  avait  un  jardin 
dont  le  mur,  de  médiocre  hauteur,  bordait  le  bou- 
levard jusqu'à  l'endroit  où  finissent  les  grandes 
maisons  qui  l'ont  remplacé. 

Il  était  10  heures.  Comme  on  arrivait  presque 
vis-à-vis  l'endroit  où  commençait  le  mur  du  jardin, 
un  arrêt  eut  lieu  sur  toute  la  largeur  du  boule- 
vard. Un  bataillon  du  14'"  de  ligne  5)  gardait 
le  ministère. 

(1)  Ar.ma.sd  Mahuaït.  —  V.  National  du  24  février. 

(2)  Ce  magasin  n'existe  plus. 

(3)  Rue  Neuve-des-Capucines,  n  16.  C.'élait  la  principale 
entrée. 

(4i  Cette  rue,  qui  devait  son  nom  au  maréchal  Saint-Ar- 
naud, mort  en  1S.">4,  est  aujourd'hui  la  rue  Voiney. 

(5)  «  Arrivé  depuis  quelques  heures,  étranger  par  consé- 
quent à  la  garnison  de  Paris.  »  He:<hi  Dcjahois,  Histoire...  du 
la  Révolution  de  I8'i8,  p.  43. 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  21 

A  l'approche  de  cette  foule,  éclairée  par  ses 
torches  aux  lueurs  fantastiques,  on  avait  conçu 
des  craintes,  et  les  soldats  barraient  complète- 
ment le  passage  (1).  Autant  qu'il  me  semble,  je 
pouvais  être  à  vingt-cinq  pas. 

Il  n\  eut  pas  de  collision,  pas  de  cris,  pas  de 
tumulte  menaçant  (2).  On  se  demandait  pourquoi 
ce  temps  d'arrêt  que  rien  ne  semblait  justifier. 
Après  un  instant,  tout  à  coup,  éclate  une  fusillade 
roulante.  Aussitôt,  c'est  un  sauve-qui-peut  géné- 
ral. En  un  clin  d'œil,  il  n'y  eut  plus  personne 
devant  moi.  Par  une  bonne  inspiration,  car  les 
balles  vont  plus  vite  que  le  meilleur  courj'ur  —  je 
ne  pris  pas  la  fuite,   je  me  courbai  jusqu'à  terre. 

(1)  Pour  comprendre  ce  qui  va  suivre,  il  faut  se  rendre 
compte  que  les  soldats  étaient  énervés  par  l'attente,  par 
les  cris  menaçants,  par  les  coups  de  feu  tirés  un  peu  par- 
tout, par  la  crainte  d'une  attaque  :  «  Un  fait  reste  hois  de 
contestation  :  c'est  que  partout  les  troupes  étaient  sur  la 
défensive,  tandis  que  les  émeutiers  formaient  de  toutes 
parts,  dans  l'ombre,  des  colonnes  d'assaillants.  Lisez  leurs 
relations  écrites  le  lendemain  des  journées  de  février;  lisez 
celle  même  de  M.  de  Lamartine  ;  vous  y  verrez  ces  co- 
lonnes parties  de  points  différents,  s'emparer  de  leurs  postes 
de  combat,  marcher,  en  se  recrutant,  vers  les  boulevards  ; 
se  rencontrer  à  l'heure  dite,  rue  Lepelletier  et  rue  Mont- 
martre, devant  les  bureaux  du  National  et  de  la  Réforme:  là, 
haranguer,  exciter,  poussant  des  cris,  trouvant  ou  faisant 
reconnaître  leurs  chefs;  ensuite,  poursuivant  leur  route 
jusqu'à  la  rencontre  de  celte  collision  souhaitée  autant 
qu'inévitable.  »  A.  Chameiolle,  Retours  sur  Ut  vie.  Paris,  1912, 
p.  240. 

(2)  Ceci  n'est  pas  exact,  comme  on  le  verra  plus  loin. 


22  I-*^    VIK    rvitlSIEiN.NE 

.ri'tais  tout  prés  du  gardc-IOu  de  la  i'U(.'  iiassodu- 
Hempart  ;  ses  barreaux  croisés  auraient  exigé, 
pour  passer  au  tnivers,  plus  de  temps  et  de  sang- 
l'roid  que  n'en  avaient  les  fuyards.  Plusieurs 
s'élancèrent  par-dessus,  mouvement  qui  les  met- 
tait en  plein  à  la  hauteur  des  fusils,  et  qui  dut 
être  fatal  à  plus  d'un.  En  effet,  la  fusillade  ba- 
layait le  boulevard,  non  seulement  dans  sa  lon- 
gueur, mais  encore  dans  sa  largeur,  comme  en 
témoignèrent  les  trous  que  l'on  put  voir  ensuite 
dans  des  portes  de  la  rue  Basse-du-Hempart, 
entre  autres  dans  celle  de  la  maison  portant  alors 
le  n°  50,  où  MM.  Laffite  et  Blount  avaient  leurs 
bureaux.  C'était  un  feu  croisé  qui  me  passait  par- 
dessus la  tête. 

Dans  la  position  oii  j'étais,  quelques  secondes 
paraissent  longues.  Quand  la  fusillade  eut  cessé, 
je  me  relevai.  Je  jetai  les  yeux  autour  de  moi: 
toute  cette  foule  s'était  comme  "évanouie  :  le  boule- 
vard était  sombre  et  désert.  Il  n(^  restait  que  les 
morts  et  les  mourants,  gisant  devant  le  front  de 
la  troupe,  et  bien  nombreux,  hélas  !  On  se  figure 
le  résultat  foudroyant  dune  fusillade  à  bout  poi'- 
lanl .  dans  cette  presscM-oinpacte.  On  ronq)tait  au 
moins  soixante  j)ei'sonnes  mortes  ou  grièvement 
blessc'es  ;  il  ne  pouvait  guère  v  avoii'.  dans  ces 
conditions,  de  blessures  légères.  •> 

La    |»lupart   di^s    journaux     du    t»Mnps,    et    (Mitre 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  23 

auti'es  le  National  (i),  la  plupart  des  Mémoires 
publiés  par  lesacteursou  les  témoins  de  la  Révolu- 
tion de  1848,  parmi  les([uels  ceux  de  lord  Nor- 
manby  (2),  supposent  ou  affirment  qu'un  coup  de 
fusil  oude  pistolet  fut  tiré  —  certains  ajoutent  par 
un  agent  proA'Ocateur,  quelques-uns  précisent, 
par  Lagrange  (3)  —  sur  le  lieutenant-colonel  et 
qu'aussitôt  celui-ci   commanda  le  feu. 

Daniel  Stern,  généralement  bien  informc'e  et  chez 
laquelle  la  curiosité  de  l'historien  s'accroît  de  la  cu- 
riosité de  la  femme,  parle  ainsi  de  cet  épisode  di^s 
journées  de  février. 

«  De  nombreuses  versions  ont  circule  sur  cette 


ill  "  M.  de  Coui'Iais.  député  de  l'opposition,  s'est  em- 
pressé de  courir  au  l)Oulevard  des  Capucines,  pour  aller 
s'informer  des  cau.;es  de  l'indigne  tuerie  de  ce  soir.  Voici 
la  version  qu'il  nous  rapporte  :  Il  a  trouvé  le  colonel  du  ré- 
giment qui  a  fait  feu,  tout  consterné  de  ce  qui  était  arrivé, 
et  voici  commeni  ce  chef  de  corps  explique  ce  qu'il  appelait 
lui-même  une  déplorable  imprudence.  Au  moment  où  le  ra.-^- 
semblement  arrivait,  un  coup  de  fusil  parti  par  mégaide  du 
jardin  de  l'hcMel,  a  cassé  la  jambe  du  lieutenant-colonel. 
L'oflicier  commandant  le  détachement  a  cru  que  c'était  une 
attaque,  et  aussitôt,  avec  une  irréflexion  coupable,  il  a  com- 
mandé le  feu.  Cet  officier  a  été  aussil("it  mis  en  prison.  » 
N"  du  28  février. 

(2j  Une  Année  de  révoliilion...,  t.  I,  p.  119.  «  Ouelques  per- 
sonnes affirment  que  l'incident  avait  été  préparé  par  les 
communistes,  en  désespoir  de  voir  la  ciise  se  tenniiier  ::^i 
paisiblement.  »  W.,  p.  229. 

(3)  «  Lagrange,  depuis  représentant  du  peuple,  s'est  vanté, 
m'a-t-on  dit,  d'en  être  l'auteur.  »  Docteur  Polmiks  de  i,\  Si- 
BOUTiE,  Souvenirg  d'an  Médecin  de  Paris. 


24  LA    VIE    PARISIENNE 

catastrophe  mystérieuse.  Aucune  n'a  acquis  un 
degré  suffisant  d'authenticité  pour  que  l'historien 
se  prononce.  Selon  l'explication  de  l'officier  en- 
voyé par  le  lieutenant-colonel  au  café  Tortoni  (1), 
le  commandant  aurait  donné  l'ordre  de  croiser  la 
baïonnette  pour  repousser  l'aggression  populaire. 
Dans  la  précipitation  de  ce  mouvement,  un  fusil 
armé  serait  parti,  et  les  soldats,  prenant  ce  coup 
isolé  pour  le  signe  habituel  du  feu  de  file,  auraient 
fait  feu. 

«  Selon  d'autres  officiers,  un  coup  de  pistolet, 
tiré  par  les  insurgés,  aurait  fracassé  le  genou  du 
cheval  du  commanda  ut,  et  la  troupe,  se  voyant 
attaquée,  aurait  usé  du  droit  de  légitime  défense. 
Le  fait  positif  est  qu'un  soldat,  du  nom  de  Henri, 
fut  tué  par  un  coup  de  fusil  parti  on  ne  sait  d'où 
et  que  le  coup  de  feu  fut  immédiatement  suivi  de 
la  décharge. 

«  Il  est  encoreune  autre  version,  pendant  quelque 
temps  très  accréditée,  entre  autres  par  M.  de  La- 
martine, dans  son  récit  fantastique.  C'est  elle  qui 
accuse  M.  Charles  Lagrange  d'avoir  traîtreuse- 
ment provoqué  la  troupe  en  tirant  à  bout  portant 
un  coup  de  pistolet  à  un  soldat.  Le  silence  qu'op- 
pose M.  Lagrange  à  cette  accusation,  et  cette  cir- 
constance que,   deux    jours   après,   il   fut  saisi   à 

(1)  Pour  se  faire  soigner. 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  25 

l'Hôtel  de  Ville,  d'un  accès  de  fièvre  chaude, 
parurent  à  beaucoup  de  personnes  une  présomption 
très  forte  contre  lui.  Mais  le  caractère  de  M.  La- 
grange,  aussi  bien  que  le  témoignage  de  personnes 
dignes  de  foi,  repousse  ces  allégations  (1).  » 

La  vérité  ne  devait  être  divulguée  qu'une  tren- 
taine d'années  plus  tard.  Exactement  renseigné 
par  l'auteur  du  coup  de  feu.  que  le  hasard  d'une 
rencontre  lui  avait  fait  connaître,  Maxime  du 
Camp  reproduisit  son  récit  et  fixa  son  témoignage 
dans  ses  Souvenirs  de  Vannée  18^8,  publiés 
en  1876: 

«  A  l'heure  où  on  l'accusait  de  décharger  un 
pistolet  sur  les  troupes,  afin  d'amener  une  colli- 
sion dont  le  parti  révolutionnaire  pourrait  profiter 
pour  chasser  la  royauté,  au  profit  de  la  Répu- 
blique, Lagrange  était  au  Gros-Caillou,  cherchant 
à  soulever  les  ouvriers  de  la  manufacture  des 
Tabacs,  qui  ne  répondaient  guère  à  son  appel.  Le 
fait  qui  produisit  la  catastrophe  fut  inopiné,  et  la 
responsabilité  tout  entière  en  incombe  à  un  obscur 
sous-officier  du  14'"  de  ligne. 

«  Le  régiment  était  caserne  à  Courbevoie.  A  la 

(1)  Histuire  de  la  BéooliUion  de  IS'iS,  t.  I,  p.  200.  Daniel  Stern 
ajoute  plus  loin  :  <•  Un  certain  nombre  de  républicains 
avaient  bien,  à  la  vérité,  le  désir  de  recommencer  la  lutte, 
et  de  saisir  ie  premier  préte\te  de  réengager  le  combat, 
mais  quant  au  lieu  et  au  moment,  ils  n'avaient  et  ne  pou- 
vaient avoir  aucune  détermination  précise.  » 


2(;  LA    VIK    PAHISIKN.NK 

lin  du  jour,  il  reçut  l'ordre  de  venir  prendre  dans 
Paris  des  positions  désignées  ;  il  était  sous  le 
commandant  immédiat  du  lieutenant-colonel  Cou- 
rand,  car  son  colonel,  M.  Ortoli,  était  retenu 
malade  à  Tinfirmerie  du  Val-de-(irâce.  Le  régi- 
ment se  composait  de  trois  bataillons  :  l'un  fut 
envoyé  sur  le  quai  aux  fleurs,  près  du  Palais  de 
Justice  ;  l'autre  sur  la  place  du  Palais-Royal  ;  le 
dernier  enfin,  celui  qui  nous  occupe,  conduit  par 
le  lieutenant-colonel  et  commandé  [)ar  le  chef  de 
bataillon  de  Bretonne,  vint  s'établir,  a  7  heures 
du  soir,  devant  le  ministère  des  Affaires  étran- 
gères. Il  était  composé  de  huit  compagnies  et 
avait  avec  lui  la  musique  du  régiment. 

((  Les  ordres  transmis  au  colonel  Courand  lui  en- 
joignaient de  protéger  la  demeure  de  M.  Guizot 
et  d'intercepter  toute  circulation  sur  le  boulevard. 
A  8  11.  et  demie,  un  bataillon  de  la  2*^  légion 
était  venu,  sous  la  direction  du  colonel  Talabot, 
se  placer  devant  le  détachement  du  14»^  qu'il  cou- 
vrait complètement,  faisant  face  vers  la  Bastille. 
Si  ce  bataillon  avait  reçu  le  premier  choc  de  la 
bande  qui  parcourait  les  boulevard?^  pour  faire 
illuminer  les  maisons,  il  est  fort  probable  <[ue  tout 
se  fût  passé  en  poui-parlers,  ol  (pinn  accident  de 
si  grave  conséquence  eût  été  évité. 

Malheureusementun  autre grnu})e insurrectionnel 
s'était [)orté  place  Nendùme, devant  la  (  ihancellerio, 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  27 

criant  :  «  A  bas  Hébert  !  »  —  qui  était  alors  mi- 
nistre delà  Justice  et  Fort  peu  populaire  — exigeant 
impérieusement  que  l'on  illuminât  l'hôtel  et  me- 
naçant d'y  mettre  le  feu,  si  l'on  n'obéissait  pas.  Il 
y  eut  un  moment  de  trouble  parmi  les  soldats  du 
poste  de  l'état-major,  voisin  de  la  chancellerie,  et 
l'on  fit  demander  du  secours  au  colonel  Talabot; 
celui-ci  au  lieu  d'envoyer  deux  ou  trois  compa- 
gnies pour  maintenir  la  foule,  que  la  vue  de  quel- 
ques   lampions  placés    en  hâte  sur  le  balcon  du 
ministère  avait,  du   reste,    déjà  calmée,  mit  tout 
son  bataillon  en  marche,  se  rendit  place  \'endôme 
par  la  rue  des  Capucines  et  découvrit  le  14"  de 
ligne,   qui,  dès  lors,    formait  tête  de   colonne   et 
semblait  protéger  les  dragons  massés  derrière  lui. 
<(  Les  compagnies  étaient  disposées  en  une  sorte 
de  bataillon  carré,    au  centre  duquel  s'ouvrait  un 
vide  où  la  plupart  des  officiers  étaient  réunis  au- 
tour du  lieutenant-colonel,  qui  était  à  cheval  ;  les 
soldats  avaient  l'arme  au  pied  ;   quelques  vedettes 
indiquaient   aux   curieux   et  aux  promeneurs    les 
passages  libres  de  la    rue    Saint- Augustin,    de  la 
rue  Basse-du-Reinpart,   de  la  rue  Caumartin,  de 
la  rue  de  Sèze  ;  on  obéissait  à  la  consigne  donnée 
et  nul  n'y  faisait  résistance. 

«  A  'J  II.  et  demie,  la  colonne  que  nous  avions 
dépassée  se  trouva  face  à  face  avec  les  soldats; 
ceux-ci  avaient  serre  les  rangs  et  portaient  l'arme 


28  LA    VIE    PARISIENNE 

au  bras.  Au  cri  de  :  «  On  ne  passe  pas  !  >>  la  bande 
lit  halte  ;  la  queue,  marchant  toujours,  poussa  la 
tête  et  il  y  eut  quelque  confusion.  Les  sentinelles 
s'étaient  repliées  devant  la  foule.  Le  lieutenant- 
colonel  fit  ouvrir  la  première  division  de  son  déta- 
chement, et  seul,  s'avança:  «  (^ue  voulez-vous.? 
—  Nous  voulons  que  le  ministère  des  Affairée 
étrangères  illumine  !  —  Ça  ne  me  regarde  pas  !  — 
Laissez-nous  passer  !  »  Le  lieutenant-colonel  ré- 
pliqua avec  beaucoup  de  douceur  :  «  Mes  enfants, 
je  suis  soldat,  et  je  dois  obéir  ;  j'ai  reçu  la  coU' 
signe  de  ne  laisser  passer  personne,  et  vous  ne 
passerez  pas.  Si  vous  voulez  aller  plus  loin,  prenez 
la  rue  Basse-du-Rempart.  »  La  foule  cria  :  «  Vive 
la  ligne  !  »  M.  Gourand  reprit  :  «  Je  suis  très 
touché  de  votre  sympathie,  mais  j^e  dois  faire 
exécuter  les  ordres  supérieurs  ;  je  ne  puis  vous 
laisser  passer  !  » 

('  A  ce  moment,  l'homme  barbu  qui  tenait  une 
torche  et  semblait  guider  la  colonne  fit  un  pas 
vers  le  colonel  et  \m  cria  :  «  Vous  n'êtes  tous  que  de 
la  canaille,  je  vous  dis  que  nous  passerons  ;  c'est 
notre  droit.  »  11  v  eut  un  murmure  parmi  les  sol- 
dats ;  le  lieutenant-colonel  étendit  la  main,  comme 
pour  les  calmer,  et  répondit  sans  se  troubler  : 
«  J'ignore  quel  est  votre  droit,  mais  je  sais  quel 
est  notre  devoir,  et  je  n'y  faillirai  pas.  «  L'homme 
alors  dit:  «  Toi,  tu  n'es  qu'un  blanC'bec,  je   vais 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  20 

te  griller  la  moustache.  »  Et,  criiii  geste  rapide,  il 
porta  sa  torche  au  visage  du  lieutenant-colonel, 
qui  rejeta  vivement  la  tète  en  arrière.  Un  sergent 
de  grenadiers,  qui  était  en  serre-file,  fit  un  bond 
en  avant  et  coucha  en  joue  l'homme  qui  tenait  la 
torche. 

«Ce  sergent  était  un  Corse  et  s'appelait  Giaco- 
moni  ;  c'était  un  excellent  soldat,  très  ponctuel, 
très  dévoué,  absolument  soumis  à  la  discipline, 
et  ayant  pour  le  lieutenant-colonel  Courand  un  de 
ces  attachements  passionnés  qui  ne  sont  pas  rares 
chez  les  hommes  de  son  pays,  quoique  le  lieute- 
nant-colonel fût  «  un  continental  »,  comme  l'on 
dit  du  côté  d'Ajaccio.  Le  fusil  était  à  peine  abaissé 
qu'il  fut  énergiquement  relevé  par  le  capitaine  de 
Ventiny,  qui  s'écria:  «  Etes-vous  fou?  Qu'est-ce 
que  vous  faites?»  Giacomoni,  tout  en  conservant 
son  arme  dans  une  position  menaçante,  répondit  : 
«  Puisqu'on  veut  faire  du  mal  au  lieutenant- 
colonel,  je  dois  le  défendre,  n'est-il  pas  vrai  ?  » 
Le  capitaine  répliqua  :  «  Restez  tranquille  !  »  Trois 
ou  (juatre  fois  de  suite  la  même  scène  se  renouvela, 
et  M.  de  Ventiny  écarta  le  fusil  du  sergent,  qui 
continuait  à  dire  :  «  Mais  puisqu'on  veut  faire  du 
mal  au  colonel  !  » 

«  Cependant  les  curieux  entassés  sur  les  trot- 
toirs criaient:  «  Ils  passeront!  Ils  ne  passeront 
pas  !  »  Letumulte  était  excessif  ;  les  cris  se  mêlaient  : 


30  I>A    VIE    PARISIENNE 

«  A  bas  Guizot  !  Vive  la  réi'orme  !  Allons-nous- 
en  !  Vive  la  ligne  !  Laissez-nous  passer  !  Illumi- 
nez !  illuminez  !  »  Toutes  ces  clameurs  confuses 
bruissaient  comme  un  ouragan.  L'homme  barbu 
s 'adressant  au  lieutenant-colonel  lui  cria  :  «  Une 
dernière  fois,  veux-tu  nous  laisser  passer  ?  — 
Non  !  »  L'homme  fit  un  nouvel  effort  pour  frapper 
M.  Courand  au  visage  avec  sa  torche.  Le  lieute- 
nant-colonel se  retira  derrière  sa  première  division, 
massée  sur  trois  rangs  et  commanda  :  «  Croisez  la 
baïonnette  !  >\Giacûmoni  ajusta  riiomme  et  fit  feu  ; 
l'homme  s'effondra  sur  lui-même  ;  comme  disent 
les  chasseurs,  il  avait  été  brûlé  à  bout  portant. 
Voilà  quelle  Fut  la  détonation  que  Ton  entendit 
avant  les  autres  et  qui  fit  croire  à  un  couj»  de 
pistolet  intéressé  tiré  par  des  émeutiers. 

«  Le  coup  de  fusil  du  sergent  (  liacomoni  fut  une 
sorte  de  commandement  pour  ces  malheureux  sol- 
dats pressés  par  la  foule  et  se  croyant  menacés 
d'un  danger  réel  ;  deux  compagnies  firent  machi- 
nalement feu  ;  cinquante-deux  personnes  tombè- 
rent, mortes  ou  blessées...  » 

Lucien  de  la  Uodde  assure  que  des  tombereaux 
avaient  été  d'avance  préparés  et  postés  dans  les 
environs  de  TIkHcI  des  Capucines  pour  la  tradition- 
nelle promenade  des  cadavres,  devant  la  foule 
pleine  dépouvante,  d'indignation  et  de  fureur. 
Il  convient  de  croire  sur  ce  point  Daniel  Stern  qui 


GOMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  31 

raconte  (1)  — et  son  récit  est  confirmé  par  d'autres 
historiens  et  notamment  par  Maxime  du  Camp  (2), 
peu  suspect  de  complaisance  pour  les  insurgés  et 
leurs  chefs  —  qu'on  réquisitionna  une  voiture  de 
messageries  qui  passait  par  là  pour  transporter 
des  bagages,  les  bagages  d'une  l'amille  d'émi- 
grants,  à  la  gare  de  l'Ouest.  On  y  plaça  une 
vingtaine  de  cadavres,  et  le  lugubre  cortège,  lais- 
sant sur  sa  route  une  traînée  de  sang,  s'avança 
lentement,  entouré  de  torches,  conduit  par  un  ou- 
vrier. Un  détachement  de  dragons,  posté  dans  la 
rue  Royale,  l'aperçut  de  loin  et,  sans  distinguer 
comment  il  était  composé,  se  précipita  à  sa  ren- 
contre. Les  chevaux  touchaient  presque  la  voiture, 
lorsque  l'ouvrier  qui  était  en  tête,  dans  un  geste 
de  défense  et  de  protestation,  leva  les  bras,  en 
s'écriant:  «  Respect  aux  Morts  !  »  L'officier  donna 
ordre  de  faire  halte,  et  les  dragons  se  retirèrent. 
Si  les  chefs  du  parti  républicain  n'avaient  pas 
provoqué  et  machiné  cette  catastrophe,  ils  surent 
du  moins  en  tirer  un  excellent  parti.  A  partir  de 
ce  moment,  les  événements  vont  se  précipiter.  Le 
fameux  cri  qu'on  entendit  dans  toutes  les  révolu- 
tions. «  On  assassine  nos  frères  !  »  se  répand  de 
rue  en  rue,  de  maison  en  m;tison.   Les  plus  indif- 


(1)  Histoire  de  la  Réuuliition  île  IS'iS,  t.  I,  p.  202. 

(2)  Souvenirs  de  l'année  IS'iS,  p.  6!). 


H2  LA    VIK    PAHISIKNNK 

férents  s'irritont    et   s'exaltent.   Celui    qui  n'était 
qu'un  spectateur  et  un  eiirieux  devient  un  insurgé. 


Le   '^fi  février. 

Pendant  toute  la  nuit,  l'émeute  s'est  préparée  à 
une  lutte  qu'elle  estime  décisive.  On  s'est  procuré 
des  armes.  Dans  tous  les  quartiers  populaires, 
on  a  élevé  des  barricades.  Dès  le  lever  du  jour, 
elles  sont  garnies  de  ccmibattants.  D'ailleurs  la 
troupe  ne  mettra  pas  bi^iucoup  d'ardeur  à  les 
attaquer.  Jugez-en  par  ce  détail  que  donne  l  His- 
toire de  Trente  heures  ^1). 

«  Dans  le  quartier  Saint-Martin,  un  bataillon 
de  la  ligne,  passant  devant  des  patriotes  insurgés, 
s'apprêtait  à  faire  feu.  Un  ouvrier  se  détache  aus- 
sitôt, court  à  l'officier  qui  dirigeait  les  soldats  et 
lui  dit  :  «  Voyez,  commandant,  notre  barricade 
n'est  pas  terminée,  et  nous  ne  serions  pas  en  me- 
sure de  nous  défendre:  mais  acceptez  notre  rendez- 
vous  dans  une  heure.  »  L'officier  le  regarde 
sourit,  l'ait  defilei'  sa  troiqx'.  Il  ne  revint  pas.  » 

Cette  faibl(\sse,  cette  complicité  de  la  troupe 
(|iii  iTavail  ;iiiciine  confiance  ni  dans  la  justice  de 
la  cause  <[u"on  la  chargeait  de  def('n(b'e  ni  d;ins 
Féniu^gie  de  ses  chefs.  Ions  les  tciucins  les  consta- 

11)  P.  87. 


I 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    KEVOLUTION  m 

tent.  L  n  des  plus  clairvoyants,  un  des  plus  avides 
de  vérité,  Maxime  du  Camp  rap}>orte  qu'il  vit, 
devant  la  boutique  d'un  marchand  de  vin,  deux 
soldats  qui  laissaient  des  gamins  fouiller- dans 
leur  gib(M'ne  et  en  tirer  des  cartouches.  Et 
comme  il  manifestait  sa  surprise,  un  des  soldats 
lui  dit  :  «  Oui,  mon  bourgeois,  c'est  comme  ceUi  : 
puisqu'on  nous  lâche,  nous  lâchons  tout  i  ij  !  »  Cet 
état  d'esprit  était  général. 

Quant  à  la  garde  nationale,  à  qui  il  suffisait  que 
les  intérêts  bourgeois  ne  fussent  pas  menacés, 
elle  continuait  à  fraterniser  avec  l'émeute  ou  à 
rester  tranquillement  au  logis,  pendant  qu'on  se 
battait  dans  la  rue  (2  . 

Pour  la  première  fois,  pendant  cette  nuit  du  23 
au  24  février,  la  royauté  s'est  sentie  menacée.  A 
trois  heures  et  demie  du  matin,  Louis-Philippe, 
essayant  par  une  concession  nouvelle,  de  desar- 
mer l'émeute,  a  faitappeler  Thiers  et  l'a  chargé  de 
former  un  ministère,  oii  entrerait  —  mais  trop 
tard  —  des  partisans  de  la  réforme  électorale  : 
Odilon  Barrot,  Duveri;ier  de  Hauranuc 


(Il  Souvenir.^  de  l'année  IS'iS,  p.   71». 

(2)  «  .M.  Delesseit  iprcfet  de  pnlicei,  à  qui  on  rendait 
compte  (le  22  ou  le  23  février  du  petit  nombre  de  t^ardes 
nationaux  descendus  dans  la  rue,  sécria  :  «  Je  saurais  bien 
les  y  forcer,  si  je  voulais  ;  je  n'aurais  quà  laisser  piller 
cmquanle  boutiques.  •>  Docteur  Poumiks  de  la  Sidoutii;,  Sou- 
venirs d'un  Médecin  de  Paris. 


34  J\    VIK    PAHISIENNK 

Une  proclaiii;ili(jii  (jiii  .s(!  t(3rmiii(!  par  ces  mots  : 
«  Liberté!  —  Oidi(i!  —  Union! —  Réforme!  » 
annonce  aux  Parisiens  qu'un  nouveau  ministèi'e  a 
remplacé  le  ministère  Mole,  que  l'ordre  a  été  donné 
de  cesser  le  l'eu,  et  ({ue  le  général  Lamoricière 
est  nomme  commandant  en  chel'  de  la  gai'de  na- 
tionale. 

Sur  les  bouleviirds,  de  la  rue  Montmartre  à  la 
rue  Saint-Denis,  Odilon  Barrot,  qui  est  monté  à 
cheval  })Our  augmenter  son  ju'estige  sur  les 
masses,  Lamoricière,  Horace  Vernet,  s'agitent, 
prononcent  des  discours,  multiplient  les  appels  à 
la  conciliation,  adjurent,  avec  des  phras(;s  pathé- 
tiqu(!S  et  pati'i(»li([iies,  les  eolonnes  des  insurgés 
qui  passent,  noires  de  poudre,  échaulTées  pai-  le 
combat,  certaines  de  la  victoire,  à  rebrftusst'r 
chemin  et  à  déposer  h;s  armes. 

Literprète  des  sentinienls  de  ses  compagnons, 
un  des  émeutiers  répond  en  s'adressa  ni  à  la  l'oule 
où  se  cachent  sans  doute  des  amis  de  Tordre  et 
des  timbrés  :  «  Pas  de  Ircvc.'...  Citoyens^  gardez- 
vous  des  endormeurs  et  des  blagueurs  !  » 

Deux  autres  tentatives  d'apaisement  —  de  Lamo- 
ricière et  du  g«'néral  Saint-Yon,  ancien  ministre  de 
la  Guerre,  d(;vant  le  Théâtre- Français,  du  géné- 
ral (lOurgaud  et  d'un  officier  d'ordonnance  du  roi, 
rue  de  llohan  —  n'ohlieimeiit  pas  plus  de  succès. 

Par    la    faildesse    de    ses    advtu'saires    et    leur 


GOMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  35 

manque  de  décision,  par  la  lassitude  et  le  décou- 
ragement des  troupes,  par  l'imprudente  compli- 
cité de  la  garde  nationale,  le  peuple  est  A^ainqueur, 
et  il  le  sait.  Il  ne  lui  reste  qu'à  abuser  de  sa  vic- 
toire. Il  apprend,  au  commencement  de  l'après- 
midi,  l'abdication  de  Louis-Philippe  en  faveur  du 
comte  de  Paris,  et  elle  ne  lui  suffit  plus  ou  plutôt 
elle  ne  suffit  plus  à  ses  chefs,  dont  il  suit  désor- 
mais l'impulsion. 

C'est  Emile  de  Girardin,  et  plus  encore  l'émeute 
dont  les  flots  assiègent  les  Tuileries,  qui  ont 
arraché  à  Louis-Philippe  son  al)dication. 

La  Chambre  des  députés  s'est  réunie.  Après 
une  longue  et  orageuse  séance,  que  domine  l'élo- 
quence de  Lamartine,  elle  repousse  la  régence  de 
la  duchesse  d'Orléans,  et,  sous  la  poussée  de  la 
foule  qui  a  envahi  la  salle  des  séances  et  dicte  ses 
lois,  elle  élit  un  gouvernement  provisoire. 

Pendant  ce  temps,  deux  voitures,  dont  l'une 
appartient  au  marquis  de  Graves  et  l'autre  à  un 
député,  escortées  par  des  gardes  nationaux,  des 
cuirassiers  et  des  dragons,  emportent  vers  l'exil 
le  roi...  et  la  royauté. 

Le  peuple  a  remplacé  le  roi  aux  Tuileries.  A  la 
suite  de  quels  glorieux  faits  d'armes  y  est-il 
entré  ?  Comment  y  a-t-il  exercé  sa  souveraineté 
imprévue  et  sans  lendemain  ?  C'est  ce  que  nous 
allons  essayer  de  montrer  en  revenant,  avec  phis 


30  LA    VIK    PMUSIKNNE 

de  détail,  sur  «{uelques  épisodes  de  la  journée  du 
24  février. 

Vers  onze  heures  du  matin,  une  colonne  armée 
dans  laquelle  abondaient  les  gardes  nationaux  et 
portant  un  drapeau  sur  lequel  on  pouvait  lire  : 
A  bas  Guizot ,  s'arrêta  devant  le  Théàtre-F'rançais. 
Elle  semblait  se  demander  vers  quel  point  de 
Paris  elle  se  dirigerait  pour  prendre  part  à  la 
lutte.  Des  voix  crièrent  :  Aux  Tuileries!  Aux 
Tuileries!  et  la  colonne,  comme  si  elle  n'atten- 
dait que  cette  indication  ou  cet  ordre,  se  remit  en 
marche. 

A  la  hauteur  de  la  rue  Saint-Honoré,  laplujiart 
de  ceux  qui  la  composaient  se  mêlèrent  aux  insur- 
gés qui  essayaient  de  s'emparer  du  poste  du  Châ- 
teau d'Eau,  situé  au  coin  de  la  rue  Saint-Thomas 
du  Louvre,  et  défendu  par  le  14"  de  ligne.  Deux 
barricades  venaient  d'être  consti-uites,  aux  deux 
angles  du  Palais- Royal. 

Les  défenseurs  du  poste,  du  haut  de  la  plate- 
forme, faisaient  pleuA-oir  une  grêle  de  balles  sur 
les  assaillants.  Beaucoup  de  ces  assaillants  trou- 
vant la  place  trop  chaude,  reculèrent,  et  le  cri  : 
Aux  Tuileries!  ayant  retenti  de  nouveau,  ils  sui- 
virent avec  empressement  la  colonne,  en  partie 
reformée,  qui  continuait  sa  marche  vers  la  place 
du  Carrousel.  Là  il  y  avait  moins  de  danger,  et 
sans  doute,  pour  certains  (j'ciilrc  eux,  plus  de  prulit. 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  87 

Presque  toutes  les  troupes  chargées  de  défendre 
la  place  du  Carrousel  l'avaient  abandonnée.  La 
cour  d'honneur  des  Tuileries  était  à  peu  près 
vide.  «  Quelques  serviteurs  subalternes  couraient 
effarés;  des  hommes  du  peuple,  des  gardes  natio- 
naux, en  petit  nombre,  passaient  les  uns  près  des 
autres,  riant,  échangeant  des  plaisanteries,  et  se 
dirigeant  paisiblement  du  côté  du  pavillon  de 
l'Horloge  (1).  » 

Les  assaillants  entraient  par  la  rue  de  Rohan  et 
par  le  guichet  du  pont  du  Carrousel.  Ils  ne  mar- 
chaient plus  avec  le  même  entrain.  On  aurait  dit 
qu'ils  hésitaient  à  s'engager.  Ce  qui  les  effrayait 
sans  doute,  c'est  que  les  grilles  de  la  cour  des 
Tuileries  étaient  fermées. 

A  ce  moment  celle  du  milieu  s'ouvrit  pour 
donner  passage  à  un  piqueur  qui  venait  de  l'hôtel 
des  écuries  du  roi,  rue  Saint-Thomas  du  Louvre. 

«  A  midi  et  demi,  l'ordre  était  arrivé  du  château 
de  faire  avancer  les  voitures.  Le  porteur  de  cet 
ordre,  vêtu  de  sa  livrée,  avait  été  inquiété  par 
les  bandes  de  combattants  qui  se  disposaient  à 
attaquer  le  corps  de  garde  du  Château  d'Eau, 
sur  la  place  du  Palais- Royal. 

A  l'instant  où  le  sous-piqueur  Hairon  montait 


(l)  MvMMt:  UL  (IvMi'itéiiloiM  oculaii-e),  Souvenirsdc Tannée  IS^iS , 
p.  93. 


:^8  I  A    VIK    PARISIENNE 

;i  clieval  pour  partir  à  la  trtc  du  coinoi,  je  leur 
dis  qu'il  serait  prudent  de  mettre  son  carrick  bleu 
pour  couvrir  la  livrée  rouge. 

—  Eh  !  que  voulez-vous  qu'on  nous  lasse,  à  nous 
autres  qui  ne  voulons  de  mal  à  personne?  D'ail- 
leurs vous  savez  qu'on  ne  peut  faire  le  service  du 
roi  en  bleu. 

On  ouvrit  la  grande  porte  pour  taire  sortir  les 
équipages.  A  peine  les  deux  premières  voitures 
l'ui-ent-ellcs  dehors,  que  force  fut  de  la  refermer. 
Une  troupe  armée  accourait  en  désordre  ])Oui' 
s'introduire  dans  la  cour  des  écuries. 

Le  convoi  ainsi  coupé,  nous  entendîmes  bientôt 
après  d'affreuses  détonations  rt'tentir  de  toutes 
parts,  notamment  une  espèce  de  feu  de  peloton 
qui  sortait  de  la  place  du  Carrousel  :  nul  doute 
qu'il  n'eût  été  dirigé  sur  les  é([uij)ages  du  roi. 

Cen'était  que  troj)  vrai,  l' ne  bande  de  vingt-cinq 
à  trente  brigands  s'étaient  embusqués  derrière 
l'hôtel  de  Nanties,  à  l'entrée  de  la  rue  de  Rohan, 
et  c'était  elle  qui  venait  de  faire  feu  sur  les  voi- 
tures. 

Deux  chevaux  d'attelage  restèrent  sur  le  pavé; 
deux  autres,  grièvement  blessés,  succombèrent 
quelques  jours  plus  tard.  Quant  au  jeune  piqueur 
sur  lequel  le  feu  de  ces  forcenés  avait  été  plus 
particulièrement  dirigé,  son  cheval  tomba  raide 
mort,    criblé  de  douze  à  quinze  balles,  mais,  par 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  39 

un  miracle  providentiel,  le  cavalier  n'avait  nulle- 
ment été  atteint. 

Eperdu,  il  se  dégage  de  l'animal  qui  venait  de 
s'affaisser  sous  lui,  et  court  vers  l'arc  de  triomphe 
pour  y  trouver  un  refuge.  Vain  espoir,  lui 
monstre  altéré  de  sang  arrive  à  sa  rencontre,  et 
lui  décharge  à  bout  portant  son  fusil  en  pleine 
poitrine.  L'infortuné  Hairon  chancelle  et  tombe  : 
la  balle  lui  avait  fracassé  la  clavicule  droite  et 
coupé  l'artère  carotide. 

L'assassin  s'empare  du  chapeau  galonné  en  or 
de  sa  victime.  11  l'élève  en  l'air  comme  un  signe 
de  triomphe,  en  appelant  les  complices  de  son 
horrible  forfait  à  venir  partager  les  dépouilles  du 
malheureux  jeune  homme,  gisant  sur  le  pavé  dans 
une  mare  de  sang.  Cet  acte  de  brigandage  fut 
immédiatement  accompli  par  tous  avec  une  dexté- 
rité qui  montrait  assez  que  ses  auteurs  n'en  étaient 
pas  à  leur  coup  d'essai.  Le  cadavre  ne  conserva 
bientôt  plus  que  la  chemise  (1).  » 

Tandis  qu'avait  lieu  cet  assassinat,  l'affaire  du 

(1)  La  République  dans  les  carrosses  du  Boi...  Scènes  de  la  Révo- 
lution de  IS'iS,  par  Louis  Tikel,  ex-contrôleur  des  équipages 
de  S.  M.  Paris,  1850,  p.  59.  L'auteur  ajoute  que  l'assassin 
du  piqueur  Hairon  «  eut  l'audace  de  se  présenter  au  citoyen 
Ledru-Rollin,  apportant  le  chapeau  galonné  de  sa  victime 
comme  certificat  de  civisme  ;  il  demanda  et  obtint  immé- 
diatement une  place  de  gardien  du  musée  du  Louvre...  », 
p.  62. 


40  L\    VIE    l'AHISIENNE 

poste  da  Château  d'Eau  touchait  à  son  dénouement. 
Là  aussi,  il  faut  se  défier  de  la  légende.  Lucien 
de  la  Hodde  prétend  que  la  résistance  des  soldats 
se  prolongeant  beaucoup  trop  —  cette  résistance 
fut  acharnée,  héroïque  —  un  des  insurgés  proposa 
d'aller  chercher  des  bottes  de  foin  et  de  griller  les 
quelques  combattants  que  les  balles  avaient  épar- 
gnés dans  leur  petite  forteresse.  Cette  idée,  ajoute- 
t-il,  fut  accueillie  avec  enthousiasme,  et  immédiate- 
ment réalisée.  Pour  ne  pas  être  brûlés  savants,  les 
assiégés  s'élancèrent  hors  du  poste,  et  furent  tués 
jusqu'au  dernier.  La  vérité  est  moins  dramatique 
et  moins  odieuse.  Un  seul  des  combattants  fut  tué, 
le  lieutenant  Peresse,  qui  sortit  le  |>remier.  et, 
pour  sauver  ses  camarades,  s'offrit  à  la  mort.  Les 
autres  furent  épargnés.  11  ne  restait  d'ailleurs 
qu'un  très  petit  nombre  de  soldats,  16  hommes 
avaient  été  tui's  et  il   blessés. 

Le  gouverneur  des  Tuileries  qui  était  venu,  à  la 
porte  du  château,  parlementer  avec  les  assaillants 
et  à  qui  on  avait  donné  l'ordre  d'aller  faire  cesser 
le  feu  au  poste  du  Château  d'Eau,  obéit  sans  résis- 
tance. Les  troupes  qui  se  trouvaient  dans  la  cour 
d'honneur  l'évacuèrent.  Toutes  les  portes  s'ou- 
vrirent, et  le  peuj)le  entra.  11  était  I  heure  et  demie 
environ. 

«  Le  château  n'opposa  aucune  résistance.  Une 
foule  armée  s'y  précipita  par  toutes  les  j)Oi'tes,par 


GOMMENT    ON    FAIT    UNE    KEVOLUTION  41 

tous  les  escaliei'S.  Les  salles,  les  galeries,  les 
chambres  furent  si  encombrées,  raconte  le  Docteur 
Fournies  de  la  Siboutie  (1)  q.u'un  moment  je  crai- 
gnis d'y  être  étouffé.  Tout  annonçait  une  fuite 
précipitée  :  la  table  du  déjeuner  était  encore  ser- 
vie, des  vêtements  d'homme  et  de  femme  étaient 
en  désordre  dans  les  chambres  à  coucher,  les 
meubles  étaient  ouverts  ou  garnis  de  leurs  clefs. 

Alors  les  chants,  Torgie  commencèrent.  Les 
armoires  furent  fouillées;  les  livres,  les  papiers, 
les  débris,  les  fragments  de  toute  espèce  jon- 
chèrent bientôt  le  parquet  ou  furent  précipités  dans 
la  cour.  Les  bouteilles  brisées,  les  pièces  défoncées 
dans  les  caves  répandirent  une  telle  quantité  de 
vin,  qu'on  en  avait  jusqu'aux  chevilles  :  des  hommes 
y  furent  noyés,  et  j'en  vis  retirer  plusieurs 
qu'on  eût  beaucoup  de  peine  à  rappeler  à  la  vie. 

Les  élèves  de  l'Ecole  polytechnique  firent  tous 
leurs  efforts  pour  arrêter  cette  fureur,  cette  rage 
de  dévastation.  De  nombreux  placards,  écrits  à  la 
hâte,  furent  apposés  dans  les  lieux  les  plus  appa- 

(l)  Souvenirs  d'un  Médecin  de  Pnris.  «  Le  20  février,  dit-il  plus 
loin,  je  parcourus  tout  l'intérieur  des  Tuileries  au  moment 
où  on  enleva  les  cadavres  qui  s  "y  trouvaient.  Ils  étaient  au 
nombre  de  douze,  savoir  quatre  municipaux  (jui  avaient 
reçu  de^7  coups  de  l'eu,  sept  individus  ne  présentant  aucune 
blessure,  une  femme  tenant  encore  un  couteau-poignard  à 
la  main  ;  elle  avait  rendu  beaucoup  de  vin  et  baignait  dans 
une  mare  sanglante.  Il  est  à  présumer  <[ue  cette  femme, 
devenue  ivre,  avait  été  foulée  aux  pieds.  » 


42  L.V    VIE    PARISIENNE 

rents  :  «  Les  voleurs  sont  punis  de  mort.  — Res- 
pect à  la  propriété  publique.  »  Tout  fut  inutile  :  la 
destruction,  le  pillage  continuèrent.  Meubles  pré- 
cieux, glaces,  porcelaines,  lustres,  tableaux,  furent 
brisés  et  jetés  dans  la  cour,  oii  l'on  fit  d'énormes 
feux  de  joie.  Bientôt  les  escaliers,  les  apparte- 
ments furent  remplis  d'hommes  et  de  femmes 
ivres-morts,  étendus  sur  les  dalles,  les  parquets, 
les  tapis.  Qu(;lques-uns  dans  cet  état  furent  foulés 
aux  pieds,  pressés  par  la  foule  et  étouffés.  Les 
vêtements  trouvés  dans  les  vestiaires  ou  dans  les 
appartements  servirent  aux  travestissements  les 
plus  bizarres.  Je  vis  des  femmes  vêtues  de  robes 
lamées  d'or  et  d'argent,  des  jeunes  gens  de  15  à 
18  ans  couverts  de  brillants  uniformes. 

Le  trône  devint  l'objet  des  plus  grossières  plai- 
santeries. Chacun  voulut  s'y  asseoir  à  son  tour. 
C'était  un  fauteuil  en  velours  cramoisi,  bien  passé, 
et  qui  n'étaitni  beau  ni  imposant.  Il  futenfinbrisé 
comme  le  reste  et  jeté  par  les  fenêtres. 

Malgré  les  précautions  prises  à  la  hâte,  il  y  eut 
bien  des  vols,  bien  des  soustractions...  La  dévas- 
tation fut  telle  que,  lorsqu'on  voulut  débarrasser 
les  appartements  et  les  cours  de  tous  ces  débris, 
il  fallut  un  grand  nombre  fl'ouvriers  travaillant  du 
matin  au  soir,  plusieui-s  jours  de  suite.  Ces  débris 
furent  amoncelés  tout  le  long  de  la  grille  qui  sépare 
la  cour  des  Tuileries  du  Carrousel;  ils  consistaient 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  45 

en  tessons  de  bouteilles,  morceaux  de  porcelaines 
et  de  carreaux  de  vitres,  fragments  de  lustres,  lam- 
beaux d'étoffes,  de  tapis,  cendres.  Ils  formaient 
un  tas  occupant  toute  la  longueur  de  la  grille,  s'é- 
levant  à  la  hauteur  du  mur  d'appui,  sur  une  épais- 
seur de  plus  de  2  mètres.  Il  fallut  de  nombreux 
tombereaux  pour  enlever  ces  tristes  témoignages 
de  la  colère  du  peuple.  » 

Par  un  décret  du  24  février,  le  gouvernement 
provisoire  avait  nommé  commandant  supérieur  des 
Tuileries  (le  titre  de  gouverneur  sentant  un  peu 
trop  son  ancien  régime)  le  citoyen  Saint-iVmant, 
négociant  en  vins,  capitaine  en  second  de  la 
première  légion  de  la  garde  nationale,  grand  joueur 
d'échecs,  ce  qui  lui  avait  permis  de  se  procurer 
quelques  notions  de  stratégie,  et  d'ailleurs  fort 
brave  homme.  Il  devait  faire  de  louables  efforts 
pour  protéger  le  château.  Il  commença  par  appeler 
des  pompiers  qui  réussirent,  avec  peine,  à  empê- 
cher des  tentatives  d'incendie,  notamment  dans  la 
salle  de  spectacle  et  sur  la  scène,  où  quelques 
bandits  avaient  mêlé  à  des  débris  de  décors  des 
matières  inflammables. 

A  des  badauds,  à  des  ouvriers  plus  désireux  de 
visiter  les  Tuileries  que  de  les  piller  ou  de  les  dé- 
truire, s'étaient  joints,  et  en  assez  grand  nombre, 
des  gens  sans  aveu,  cette  écume  que  toutes  les 
révolutions  font  monter  à  la  surface,  et  pour  qui 

4 


4(5  LV    VIE    PARISIENNE 

elles  ne  sont  qu'une  occasion  de  tuer  ou  de  voler, 
de  se  venger  aussi  d'une  société  qu'ils  accusent 
de  leur  misère  et  de  leur  déchéance  (1). 

On  les  reconnaissait  facilement  et  on  se  défiait 
de  leurs  mains  avides.  On  écrivit  sur  les  murs  : 
Moft  aux  voleurs!  et  plusieurs  de  ces  malandrins, 
pris  sur  le  fait,  furent  immédiatement  fusillés  par 
le  peuple.  Au  bas  des  escaliers  qui  débouchaient 
sur  la  cour,  on  plaça  des  postes  de  vérification  ([ui 
exigeaient  la  restitution  des  objets  volumineux  et 
apparents,  mais,  le  plus  souvent,  sans  sanction 
aucune.  Mais  beaucoup  de  menus  objets,  et  bibe- 
lots précieux,  disparurent.  Ces  vols  de  détail,  si 
aisés  à  commettre,  si  difficiles  à  réprimer,  furent 
très  nombreux  (2).  J'aurai  l'occasion  d'en  reparler 
à  la  fin  de  ce  chapitre. 

(1)  «  Toute  la  racaille  mâle  et  femelle,  au  grand  complet 
qui  logeait  dans  les  rues  adjacentes  —  et  quelles  rues!  — 
semblait  s'être  donné  rendez-vous.  »  Un  Anglais  ù  Paris. 
Notes  et  Souvenirs.  Paris,  1893,  1. 1,  p.  297.  —  «  Il  est  vrai  que 
lorsque  le  torrent  fut  grossi,  au  point  dolTrir  à  quelques 
misérables  une  cliance  de  disparaître  dans  la  foule,  et  de 
se  cacher,  pour  ainsi  dire,  dans  le  tumulte,  des  excès  d  un 
caractère  partiel  furent  commis.  »  Louis  Blajîc, Hi.<toire  de  la 
liévolution  de  /eS'//,s*.  Paris,  1S70,  t.  I,  p.  51. 

(2)  Quelques-uns  furent  commis  par  des  serviteurs  du  pa- 
lais. Tirel  cite  le  cas  d'un  garçon  lampiste  qui  avait  été 
blessé  très  légèrement  d'un  coup  de  baïonnette  et  qui  ne 
mangeait  que  très  diflicilement.  Il  mourut  au  bout  dune 
([uinzaine  de  jours,  sulloqué.  l.a  maladie  parut  bizarre.  On 
fit  l'autopsie,  et  on  trouva  le  pylore  presque  entièrement 
obstrué  par  un  gros  diamant  à  pointe  el  à  lleurons. 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  47 

Dans  la  toule  (jui  avait  pénétré  aux  Tuileries, 
il  se  trouvait  un  assez  g-i-and  uoni])re  de  soldats  de 
la  garde  nationale,  mais  ils  avaient  rompu  leurs 
rangs,  et  ils  se  préoccupaient  beaucoup  plus  de 
visiter  le  château  que  de  le  protéger. 

L'invasion  avait  d'aboi'd  commencé  par  les 
appartements  qui  touchaient  au  pavillon  de  Flore. 
C'est  peut-être  là  qu'on  découvrit  ce  perroquet, 
dont  parlent  certains  journaux,  ce  vieux  perroquet 
démocratique  (1  ^  qui  criait  avec  obstination  :  «  A 
bas  Guizot  !  ».  On  l'acclama. 

Dans  la  plupart  des  immenses  pièces,  tout  i-é- 
vélait  une  intimité  brusquement  troublée  et  un 
départ  liàtil".  Dans  la  -aile  de  jeu  «  une  grande 
table  ronde  et  numérotée  se  trouvait  a  côté  de  la 
cheminée,  couverte  d'un  tapis  vert;  le  bois  de  la 
cheminée  était  à  moitié  consumé,  et  de  grands  fau- 
teuils se  trouvaient  disposés  en  demi-cercle.  On 
voyait  sur  d'autres  tables  des  livres,  entre  autres 
le  Dictionnaire  du  Commerce,  une  plume,  au 
milieu  de  la  table,  et  teinte  d'encre  (2).  » 

Au  pavillon  de  Marsan,  l'appartement  du  duc 
d'Orléans,  devant  la  porte  ducpiel,  pour  le  proté- 
ger, se  tenait  un  poste  comiuandt'  par  M.   l'avre, 

il)  I!  va  eu  beaiHoup  do  vieux  perroquets  démocratiques 
à  cette  époque. 

l2t  Le  Peuple   aiu:  Tuileries  et  à  lu   Chunihre  cle^  députés,  ])aiV  l.\n 
Italien,  témoin  nctiljiire.  Paris,  s- d.  11848;,  p.  7, 


18  I-A    VIK    PAIUSIENNE 

ancien  élève  de  l'Ecole  Polytechnique,  et  M,  Le- 
gentil,  lieutenant  de  la  2^  légion,  n'avait  pas  changé 
depuis  1842.  Lord  Normanby  qui  le  visita,  quehjue 
temps  après  les  journées  de  lévrier,  (m  donne  cette 
description  [l)  : 

«  Sur  le  parcjuet,  de  chaque  côte  du  lauteuil  sur 
lequel  le  prince  s'était  reposé,  sont  éparpillés  les 
journaux  du  soir,  tous  portant  la  date  significative 
du  13  juillet  1842.  Sur  la  table,  à  sa  portée,  se 
trouvait  une  assiette  avec  des  restes  de  pain.  Ce 
pain,  roni|»u,  [»orlait  encore  les  ti-aces  dés  doigts 
qui  l'avaient  brisé...  Sur  une  commode,  contre  le 
mur,  on  voyait  une  rangée  de  chapeaux,  aAec  des 
gants  placés  sur  les  bords,  tous  laissés  |)Our  qu'il 
put  les  choisir,  et  un  vide  restait  encore  à  l'endroit 
où  avait  été  celui  dttut  il  s'était  servi...  Sur  une 
table,  plus  près  de  la  porte,  était  une  |velite  cia- 
vache,  comme  si,  l'ayant  prise  dans  lintenlion 
d'aller  àf  cheval,  on  l'avait  ensuite  jetée  là  mtncha- 
lamment,  après  avoir  changé  d'avis,  « 

Le  peuple  respecta  ces  appartements,  sur  les- 
quels planait  encore  la  mort,  et  il  resjiecta  aussi 
—  relativement  —  ceux  du  duc  de  Nemours,  mais 
dans  la  salle  du  Trône  il  se  donna  libre  carrière. 

Les  drapeaux  furent  disti-ibués,  comme  un  tro» 
phée,  à  la  foule.   Tn  vieillard  en  reçut  un  pour  sa 

(1)  Une  Année  de  révolution...,  t.  I,  p.  237. 


COMMENT    ON    FAIT  UNE    REVOLUTION  49 

part  de  victoire,  et  il  s'écria  :  «  Brigand,  va,  tu 
n'auras  plus  ni  trône  ni  drapeaux  (1)  !  » 

Pendant  ce  temps,  «  lui  homme  assez  bien  vêtu 
s'éLait  assis  sur  le  grand  fauteuil  doré  recouvert 
de  velours  rouge.  On  faisait  toutes  sortes  de  mô- 
meries  autour  de  lui,  on  le  saluait  jusqu'à  terre;  il 
dit  :  «  ^lessieurs,  c'est  toujours  avec  un  nouveau 
plaisir  que  je  me  trouve  au  milieu  de  vous.  »  On 
éclata  de  rire,  car  cette  phrase  qui  avait  souvent 
servi  d'exorde  aux  discours  du  trône,  était  depuis 
longtem[ts  l'objet  (\r  la  raillerie  des  petits  jour- 
naux (2).  » 

Au  début,  la  badauderie  et  la  Q^aminerie  avaient 
dominé,  mais  le  peuple  se  sentait  déplus  en  plus 
altéré  et  les  Tuileries  possédaient  des  caves  bien 
garnies.  On  les  découvrit,  on  les  visita,  on  s'y 
attarda,  malgré  les  ol)jurgations  du  commandant 
supérieur  Saint-Amant.  Ce  marchand  de  vin  s'indi- 
gnait qu'on  put  tant  boire.  Les  ivrognes  com})lets, 
couchés  sur  le  sol,  entre  deux  tonneaux  ou  dans  un 
amoncellement  de  bouteilles  cassées,  ne  présen- 
taient aucun  danger,  mais  les  demi-ivrognes 
étaient  beaucoup  plus  redoutables.  L'alcool  redou- 


(1)  Le  Peuple  aux  Tiiilerii-s...,  p.  <S. 

(2)  MwrME  DL  ('.A\U',  Sotivciiirs  ite  Cannée  iS'iS,  p.  9ô.  Oiiand 
cette  parodie  eut  assez  duré,  le  trône  fut  porté  à  hr.is  sur 
la  place  de  la  Bastille  et  hrùlc'  au  pied  de  la  colonne  de 
.Juillet. 


r,(i  LA    VIE    i'AHISIKNNE 

blait  leur  patriotisme  et  les  rendaient  inquiets  et 
agressifs. 

De  nouveaux  a  visiteurs  »  arrivaient  sans  cesse 
et  beaucoup  d'entre  eux  avaient  des  arrière-pen- 
sées de  destruction  et  de  pillage.  Il  y  avait  trop 
de  fusils  dans  cette  salle  et  trop  de  gens  désireux 
de  s'en  servir.  Un  déplorable  état  d'esprit  ani- 
mait bon  nombre  de  citoyens  grisés  par  leur  vic- 
toire et  frémissants  encore  du  combat  :  une  haine 
stupide  contre  tout  ce  qui  rappelait  la  loyauté  ou 
avait  appartenu  au  roi. 

Dans  la  salle  des  Maréchaux,  on  cribla  de 
coups  de  fusils  les  portraits  de  Soult  et  de 
Hugeaud,  et,  au  bas  de  chacun  de  ces  portraits,  on 
inscrivit  ces  mots  vengeurs  :  l'inhir  à  la  patiic 
Mis  (I  iiiuri  pou  r  ses  c  fi  mes. 

Dans  1  appailement  du  rez-de-chaussée  qu'avait 
occupé  ]M  me  Adélaïde,  on  perça  de  coups  de  baïon- 
nette le  tableau  d'Alfred  Johannot  qui  représen- 
tait Lr)Uis-l'hilij)pe  sauvjiiit  jt.ir  une  saignée  laite 
dans  toute  la  règh;  de  l'ait  le  courrier  Vernet  (^1'. 

Dans  le  grand  salon  du  premier  étage,  une 
statue  en  bronze  du  roi  fut  brisée,  et  la  tête  jetée 
dans  un  brasier. 

Dans    la    grande   galerie    cpie    Louis-Philippe 

ll|  La  pluparl  des  tybleauv  avaient  été,  lieuieusement. 
grâce  à  Sainl-.\inanl,  Iraiisporlés  au  Lmnro  par  la  porte 
qui  cominuniiiuait  à  la  grande  galerie. 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  51 

avait  fait  construire  se  trouvait,  sur  une  immense 
cheminée,  le  plan  d'un  bas-relief  destiné  à  être 
plus  tard  exécuté  en  marbre  et  reproduisant  un 
des  principaux  épisodes  delà  Révolution  de  1830  : 
Louis  Philippe  se  rendant  à  cheval  le  31  juillet, 
à  l'Hôtel  de  Ville.  On  tira  des  coups  de  fusil  sur 
ce  plan  et  on  le  couvrit  d'inscriptions  plus  ou 
moins  civiques,  parmi  lesquelles  celle-ci  :  Dumou- 
lin. —  Je  Lui  ai  foutu  —  le  premier  coup  (sic). 
JBD.  » 

Cette  longue  promenade  de  salle  en  salle,  ces 
cris,  ces  discours,  ces  déploiements  d'un  bruyant 
patriotisme,  inspiraient  naturellement  au  peuple 
souverain  (chez  lequel  le  ventre,  et  le  gosier  sur 
tout,  ont  toujours  joué  un  rôle  prépondérant)  le 
besoin  impérieux  de  boire  et  de  manger  le  plus 
possible.  Il  était  chez  lui  aux  Tuileries,  Une  des 
premières  manifestations  de  sa  souveraineté  d'un 
jour  fut  de  transformer  la  Galerie  de  Diane  en  un 
grand  restaurant,  démocratique  et  gratuit.  L'An- 
glais dont  on  publia,  en  1893,  lesA'o^e^  et  Souve- 
nirs assista  à  un  de  ces  repas.  Il  le  décrit  ainsi  (1). 

«  La  galerie  de  Diane  était  une  des  grandes 
salles  de  réception  du  premier  étage,  qui  servait 
en  général  de  salle  à  manger  à  la  famille  royale 
(pour  le  dîner.)  Le  couvert  avait  été  dressé  pour 

(1)  P.  2!t9. 


62  LA.   VIE    PARISIENNE 

trente  ou  quarante  personnes,  car  Louis-Philippe 
avait  coutume  d'inviter  les  principaux  membres 
de  sa  maison  civile  et  de  sa  maison  militaire  à 
partager  son  repas.  L'émeute  avait  interrompu  les 
préparatifs.  Lorsque  j'entrai  dans  la  pièce,  soi- 
xante ou  soixante-dix  bandits  des  deux  sexes 
s'étaient  attablés,  tandis  qu'une  vingtaine  d'entre 
eux  s'occupaient  à  les  servir...  Ils  se  donnaient 
ou  du  moins  ils  croyaient  se  donner  des  .lirs  de 
bonne  compagnie,  et,  en  toute  autre  occasion, 
l'effet  eût  été  d'un  comique  irrésistible  pour  un 
homme  bien  élevé;  mais,  dans  les  circonstances, 
les  larmes  en  montaient  aux  yeux. 

La  cuisine  des  Tuileries,  sous  h^  règne  de  Ijouis 
Philippe,  était  en  général  exécrable  et  h'  vin 
assez  bon.  Si  médiocre  que  pût  êti-e  le  menu  aban- 
donné sur  cette  table,  il  était  sans  contredit  infi- 
niment supérieur  à  celui  qu'avaient  l'habitude  de 
consommer  les  convives  qui  Amenaient  ainsi  rem- 
placer le  roi  et  les  princes  fugitifs,  ('eux-là  pour- 
tant n'en  jugeaient  pas  ainsi;  ils  critiquaient  les 
mets,  ordonnaient  aux  serviteurs  improvisés  de 
leui'  donnera  quelque  chose  d'autre  )),et,  se  tour- 
nant vers  leurs  compagnes,  r(>mplissaient  leurs 
verres  et  leur  faisaient  mille  compliments. 

Le  repas  se  serait  prolongé  indéfiniment  sans 
l'apparition  d'unt^  autre  bande  n'claniant  son  tour 
avec    une   impatience   avide;    les    provisions   du 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  53 

palais  baissaient  déjà,  et  l'on  fit  apporter  un  sup- 
plément du  dehors.  Puis,  l'estomac  bien  récon- 
forté, on  invita  les  dames  à  faire  un  petit  tour 
dans  les  appartements,  en  attendant  qu'on  leur 
servit  le  café  et  les  liqueurs. 

La  préparation  du  moka  présenta  quelques  dif- 
ficultés :  les  ustensiles  indispensables  pour  en 
offrir  à  une  réunion  aussi  nombreuse  ne  se  trou- 
vaient pas  sous  la  main  et,  de  plus,  les  ingrédients 
nécessaires  étaient  sans  doute  renfermés  quelque 
part  dans  les  offices  du  palais.  Nullement  décou- 
ragé, l'un  des  étranges  convives  se  leva  et  dit  à 
haute  voix  :  «  Permettez-moi  d'offrir  le  café  à  la 
compagnie,  w  Motion  qui  fut  accueillie  par  une 
tempête  d'applaudissements.  Joignant  l'action  à 
la  parole,  il  tira  de  sa  poche  une  petite  bourse  en 
étoffe  et  en  sortit  deux  |)ièces  de  cinq  francs  : 
«  Qu'on  aille  chercher  du  café  et  du  meilleur  » 
dit-il  à  un  des  convives  qui  s'était  avancé  pour 
recevoir  des  ordres;  car  c'étaient  bel  et  bien  des 
ordres,  et  je  me  demandais  comment  ces  cham- 
pions enragés  de  l'égalité  ne  l'invitaient  pas  à 
aller  chercher  le  café  lui-même. 

Il  ajouta  :  «  Et  pendant  que  tu  y  es,  citoyen, 
apporte  des  cigares  pour  nous  et  des  cigarettes 
pour  les  dames.  »  Ledit  citoyen  partait  déjà  pour 
remplir  sa  mission,  lorsque  l'autre  citoyen  le 
rappela  :  «  Ecoute,  lui  dit-il,  tu  n'achèteras  rien 


54  LA    VIE    PAHISIEiXNE 

à  moins  d'y  être  forcé.  Je  crois  que  tu  n'auras 
qu'à  demander  à  la  première  épicerie  venue  ce 
qu'il  te  faut;  fais  de  même  pour  le  tabac.  Ces 
sales  bourgeois  ont  si  peur  qu'ils  n'oseront  pas  te 
refuser.  En  tout  cas,  prends  un  fusil,  on  ne  sait 
pas  ce  qu'il  peut  arriver  ;  mais  ne  t'en  sers  qu'en 
cas  (le  nécessité.  »  Ce  qui  voulait  dire  assez  clai- 
rement :  «  S'ils  te  refusent  le  café  et  le  tabac,  tire 
leur  dessus.  » 

Je  ne  puis  pas  dire  comment  on  se  procura  ces 
deux  denrées;  mais  j'ai  tout  lieu  de  croire  que  le 
messager  n'eut  qu'à  demander  pour  aA^oir,  sans 
même  montrer  son  fusil.  11  n'y  a  pas  dans  les 
temps  troublés  pire  couard  que  le  boutiquier  pari- 
sien, i'n  gamin  suffit  pour  le  terrifier...  Quoi 
qu'il  en  soit,  lorsque  je  rentrai  après  une  absence 
d'une  quarantaine  de  minutes,  il  était  évident 
qu'on  s'était  procuré  le  café  et  le  tabac  demandés  ; 
la  galerie  de  Diane,  si  vaste  qu'elle  fût,  était 
plein(!  de  fumée,  et  trois  casseroles  remplies  d'eau 
chauffaient  sur  le  feu,  tandis  qu'on  en  avait  placé 
deux  ou  trois  plus  petites  sur  la  cheminée,  sans 
souci  de  souiller  le  marbre  qui  était  de  toute 
beauté.  Une  autre  fournée  de  faméliques  avait 
pris  place  à  table,  tandis  que  les  premiers  venus 
trompaient  la  longueur  de  l'attente  on  faisant  la 
cour  aux  «  dames  ».  Quelques-unes  d'entre  elles 
s'occupaient  plus  utilement,  à    dévaliser  les  vi- 


COMMENT    ON    FAIT    LNK    RKVOLUTIOX  à.", 

trines  et  en  sortaient  les  inestimables  porcelaines 
de  Sèvres,  tasses  et  soucoupes,  pour  servir  le 
café  des  citoyens.  Je  me  demandai  comment  elles 
avaient  pu  mettre  la  main  sur  ces  trésors  artisti- 
ques, car  j'avais  remarqué  une  heure  avant  que 
les  ciels  des  armoires  qui  les  renfermaient  avaient 
été  prudemment  enlevées  :  on  avait  tranquille- 
ment enfoncé  les  portes  avec  le  marteau  de  la 
grande  horloge  des  Tuileries.  » 

Il  y  eut  en  réalité  deux  bandes  (renvahisseurs. 
La  seconde  (1)  chassa  la  première  et  s'installa 
dans  le  palais  comme  en  pays  conquis.  Une  tren- 
tidne  de  maris  firent  venir  leurs  femmes,  et  leurs 
enfants.  Quand  les  vivres  découverts  dans  le 
château  furent  épuisées,  cette  petite  garnison 
exigea  qu'on  lui  en  délivrât  comme  aux  troupes 
régulières.  On  eut  toutes  les  ])eines  du  monde  à 
les  déloger.  Exhortations,  sommations  étaient  éga- 
lement inutiles.  Ils  ne  partiront  que  vers  le  15 
mars.  «  Quelques-uns  furent  trouvés  nantis  d'ob- 
jets précieux;  une  vingtaine  furent  arrêtés  comme 
contumax   ou  ]»our  rupture  de  ban  (2).  » 

Les  ('crivains  hostiles  à  la  révolution  de  1848 
ont  exagéré  les  excès  populaires,  pendant  cette 
période,  ceux  qui  lui  étaient    favorables   les    ont 

(1)  Elle  comptait  deux  cents  hommes  environ. 

(2)  Docteur  Poumiks  de  l\  Siboltie,  Souvenirs  d'un  Médecin 
de  Paris. 


56  .     LA.    VIE    PARISIENNE 

niés  OU  atténués  le  plus  possible.  La  vérité  est 
entre  ces  deux  partis  pris. 

Il  est  certain  que  parmi  ces  envahisseurs  des 
Tuileries  les  honnêtes  gens  ne  manquaient  pas, 
et  je  crois  même  (pi'ils  étaient  va\  majorité.  (Ju 
cita  de  nombreux  traits  de  probité  et,  évidemment, 
on  ne  les  connaît  p;is  tous.  Le  25  mars,  un  tail- 
leur de  Montrouge,  qui  habitait  rue  de  Chàtillon,  4, 
vint  déposer  à  l'Hôtel  de  Ville  un  iusil  en  argent 
iiiassil"  trouvé  aux  Tuihu'ies,  le  fusil  du  comte  (h' 
Paris  ;  ou  lui  en   avait  offert  deux   mille  francs. 

llien  de  plus  facile  que  de  multiplier  les  anec- 
dotes de  ce  genre. 

Il  l'st  également ccirtain  que  dans  1a  foule  deccs 
bonnétes  gens  se  glissèrent  d'assez  noml)reu\' 
filous. 

Beaucoup  de  vols  furent  constates,  plus  ou 
moins  offici(dlement. 

Saint-Amant  prétend  que  sur  les  objets  précieux 
a[)partenant  à  la  Couronne,  parmi  lesquels  l'ar- 
genterie re})résentait  trois  millions,  il  n'en  dis- 
parut que  pour  une  dizaine  de  mille  francs.  Cette 
assertion  est  inexacte.. 

L'argenterie  fut  en  grande  i)artie  sauvée,  et  un 
article  du  Moniteur  (le  11  mars)  nous  raconte 
comment  elle  fut  sauvée. 

«  Quelques  misérables  avaient  trouvé  le  moyen 
de  pénétrer  dans  les  cuisines  et  jusque  dans  la  pièce 


COMMENT    0>    FAIT    UNE    REVOLUTION  57 

OÙ  était  déposée  l'argenterie  du  château.  Le  citoyen 
Moessard,  préposé  à  la  conservation  de  cette 
argenterie  qui  se  composait  d'un  nombre  con- 
sidérable de  pièces  de  grande  valeur,  fit  un  appel 
à  leur  loyauté  pour  la  sécurité  des  objets  pré- 
cieux dont  il  avait  la  garde,  et,  en  même  temps, 
il  leur  offrit  du  vin  et  des  comestibles;  mais 
Tappàt  du  trésor  qu'une  simple  nappe  dérobait  à 
leurs  yeux  excitait  leur  avidité,  et  déjà  les  plus 
hardis,  soulevant  la  nappe,  dérobaient  quelques 
pièces  d'argenterie,  lorsque  le  citoyen  Roy,  armé 
d'un  fusil,  et  un  invalide,  habillé  en  bourgeois, 
montent  sur  la  table,  résolus  à  défendre,  au  péril 
de  leur  vie.  le  dépôt  confié  à  la  garde  du  citoyen 
Moessard.  Une  femme,  Elisabeth  Gablot,  s'arme 
égah?ment  d"  une  baïonnette ,  et  n'hésite  pas  à  f  i'ap[)er 
les  mains  qui  se  glissent  furtivement  sous  la  table, 
en  criant  :  On  ne  touche  pas  là  !  Toutefois  ces 
généreux  efforts  allaient  devenir  inutiles, lorsque 
la  garde  nationale  intervint  et  fit  évacuer  la  salle.» 
Si  l'argenterie  échappa  presque  entièrement  au 
pillage,  parmi  les  pierres  précieuses  qui  apparte- 
naient à  la  Couronne,  plusieurs,  mentionnées 
dans  l'inventaire,  ne  furent  pas  retrouvées  :  un 
bouton  de  chapeau  en  diamant,  évalué  240.700  fr. 
etdix  pendeloques  en  l'Oses,  évaluées  55.000 fr.  (1). 

ili  Procès-verbal  publié  au  mois  d'avril  1649. 


58  I-^     MK    l'AlilSIKNNE 

La  caisse  qui  conlciinit  ce  bouton  et  ces  pende- 
loques avait  été  transportée  des  Tuileries  à  la  Salle 
de  l'état-major  de  la  ^"arde  nationale  et  de  là  au 
Trésor.  C'est  pendant  ce  voyage  qu'on  les  égara 
—  ou  qu'on  les  vola. 

Les  boutiques  de  brocanteurs  se  remplirent  de 
bibelots  soustraits,  mais  on  détruisit  plus  (pi'on  ne 
vola,  non  seulement  aux  Tuileries,  mais  beaucoup 
plus  encore  à  Neuilly,  au  Palais-Royal. 

AuxTuilei-ies,  Saint- Amant,  ([ui  était  vdiu,  dans 
l'après-midi  du  '1\  l'i-vrier,  prendre  le  comman- 
dement du  Palais,  ])ut  avec  l'aide  du  pin'sonnel 
subalterne,  et  notamment  du  régisseur  en  second, 
M.  Gally,  empêcher  bien  des  dégâts  (l).  il  n'en 
fut  pas  de  môme  à  Neuilly  et  au  Palais-Royal. 

A  Neuilly,  où  les  ouvriers  parisiens  ne  se  trou- 
vaient qu'en  très  petit  nombre,  les  paysans,  venus 
de  tous  les  villages  A^oisins,  se  chargèrent  du  jiil- 
lage  du  château. 

Au  Palais-Royal,  des  brutes  ignorantes  s'achar- 
naient, avec  une  rage  incompréhensible,  sur  les 
livres  qui  rem[)lissaient  la  bibliothèque  particu- 
lière de  Louis-Philippe  et  celle  (h'  ?iluie  Adélaïde, 
on  les  arracha  de  leurs  rayons,  on  les  decliira 
page  par  page,  et.  au  risque  de  inettrt-  le  leu  au 
château,  on  les  jeta  dans  un  brasier. 

(1)  La  Bi-\>nhV\i\nc  dans  /es  cavvnssci.  du  lioi.  p.  "."). 


COMMENT    ON    FAIT    UNE    REVOLUTION  59 

Un  passage  de  la  brochure  de  Tirel  donne  une 
idée  des  dégâts  qui  lurent  commis  : 

«  On  a  recueilli,  dit-il,  aux  Tuileries  et  au  Palais- 
Royal,  25.000  kilogrammes  de  fragments  de 
glaces  et  de  cristaux,  n'ayant  plus  que  la  va- 
leur de  la  matière  brute  à  jeter  au  creuset,  et  il 
en  a  été  sans  doute  perdu  davantage  en  parcelles 
broyées.  Dix  tombereaux  ont  été  chargés  de  débris 
des  plus  belles  porcelaines  de  Sèvres,  Telle  était 
leur  valeur  matérielle,  qu'on  a  pu  retrouver  encore 
pour  plus  de  20.000  francs  de  l'or  dont  elles 
étaient  ornées.  Quant  à  leur  valeur  artistique,  on 
conçoit  qu'elle  était  immense.  Le  nombre  des 
pièces  de  cristaux  de  table  brisés,  s'éleva  seul  à 
23.000  ;  celui  des  pièces  de  porcelaine  excéda  45.000. 

Les  riches  tentures  des  Gobelins  et  de  Beau- 
vais  furent  impitoyablement  trouées,  déchiquetés, 
effilées;  les  velours  et  les  soieries  de  Lyon,  qui 
brillèrent  d'un  si  bel  éclat  aux  expositions  de  l'in- 
dustrie, où  elles  avaient  presque  toutes  figuré, 
ont  été  découpées  en  lanières  pour  faire  des  échar- 
pes,  des  ceintures,  et  discrètement  emportées  pour 
de  plus  utiles  usages.  » 

Mettons  en  regard  de  ce  bilan,  un  autre  docu- 
ment, plus  général,  qui  le  complète.  Il  est  officiel. 
Il  est  extrait  du  14'"  BiiUetiii  de  Ui  lie  pu  OU  <j  ne 
(N"duli  avril). 

«  Les  23  et  24  février,  il  a  été  élevé  dans  Paris 


(ÎO  LA    VIE    P.VKISIKNNE 

1.512  barricades.  On  a  calculé  que  chaque  barri- 
cade a  employé,  en  moyenne,  845  pavés  ;  de  sorte 
que  le  peuple  a  arraché  en  quelques  heures, 
1.277.648  pavés.  On  a,  en  outre, renversé  4.013  ar- 
bres, on  a  brisé  ou  endommagé  3.704  appareils 
d'éclairage,  savoir:  227  candélabres,  11  consoles, 
890  lanternes  brisées,  et  2.576  lanternes  dont  les 
verres  ont  été  cassés.  Enfin  on  a  brûlé  ou  détruit 
53  corps  de  garde,  71  bureaux  de  surveillants  des 
voitures  de  place,  41  bureaux  d'octroi,  41  gué- 
rites, 104  colonnes  d'affichage,  192  bancs, 
total  605.  Dans  ce  calcul  ne  sont  pas  comprises  les 
grilles  qui  ont  été  arrachées  pour  faire  des  armes 
et  compléter  des  barricades,  comme  à  la  Bourse,  à 
l'Assomption,  au  ministère  de  la  Marine,  à  Notre- 
Dame-de-Lorette,  etc.  » 

La  colère  du  peujjle,  ([uand  il  éprouve  le  besoin 
de  changer  de  maîtres,  et  ses  périodiques  accès  de 
vandalisme,  coûtent  cher. 


APPENDICE 

Le  commaiiddut  Dumoulin  et  la  statue  du 
duc   d'Orléans  (1). 


«  Je  lis  dans  votre  numéro  du  4  de  ce  mois  une 
lettre  de  M.  Alexandre  Dumas,  incriminant  la 
conduite  du  gouverneur  du  Louvre,  qui  a  fait 
enlever  la  statue  du  duc  d'Orléans. 

Cette  lettre  d'un  ami  du  prince,  honore  son 
auteur,  quand  toutes  les  adhésions  que  nous  li- 
sons aujourd'hui  nous  montrent  des  républicains 
plus  fervents  que  ceux  qui  ont  jeté  le  trône 
par  la  fenêtre.  Il  ne  m'appartient  pas  de  vouloir 
contredire  tous  les  éloges  qu'il  adresse  à  la  mé- 
moire du  duc  d'Orléans  ;  je  me  renfermerai  dans 
les  faits  qui  m'ont  mis  dans  la  nécessité  di'  l'aire 

(1)  La  lettre  qui  suit,  à  propos  de  reiilcvenient  de  la  statue 
du  duc  d  Orléans,  répondait  à  une  courageuse  protestation 
d'Alexandre  Dumas,  et  a  été  reproduite  dans  le  journal  de 
celui-ci,  le  Mois  (n"  du  16  mai  1848). 

6 


62  I-V    VIE    l'AUISIENNE 

procéder  à  reulèvcineiit  de  ce  bronze,  qui,  sous  le 
rapport  de  l'art,  était  même  très  secondaire. 

C'est  après  avoir  conduit  M.  de  Saint-Amand 
au  commandement  des  Tuileries  qu'à  2  heures  et 
demie  du  matin  ]';ii  occupé  le  Louvre  en  qualité 
de  commandant  supérieur. 

A  1  heure  de  l'après-midi,  au  milieu  de  la 
foule  immense  stationnant  dans  la  cour  du  palais, 
un  garde  national  s'écria  : 

«  Ah!  voilà  le  royal  mannequin,  à  qui  je  vais 
adresser  une  carte  de  visite...  Et  aussitôt  il  dé- 
chargea son  fusil,  dont  la  balle  vint  frajtper  la 
tête  de  la  statue  ;  quelques  acclamations  se  firent 
entendre.  Je  craignis  aussitôt  de  A'oir  cette  statue 
devenir  une  cible.  Je  donnai  immédiatement  des 
ordres  pour  faire  entourer  la  statue  de  gardes  na- 
tionaux, en  blous(î,  pour  enipècher(pie  ce  coup  de 
fusil  ne  pût  se  répéter.  Dans  cette  circonstance, 
je  n'ai  eu  qu  à  me  louer  de  M.  Adolphe  Dumas, 
homme  de  lettres,  et  du  brave  chef  de  bataillon, 
M.  ^lorens,  qui  m'ont  secondé  dans  cette  grave 
circonstance. 

Je  fis  immédiatemeiil  appeler  M.  de  Gailleux, 
conservateur  duMusée,  etrarchiteete,M.  Fontaine, 
leur  annonçant  (jue  j'étais  décidé  à  faire  enlever  la 
statue  cette  nuit,  pour  éviter  dans  l'intérieui"  ilu 
Louvre  une  collision  entre  ceux  qui  voulaient  démo- 
lir la  statue  et  eeux  (jui  auraient  voulu  la  protéger. 


APPENDICE  K3 

D'après  mes  instructions,  M.  Dubay,  maître  char- 
pentier du  Palais,  fit  apporter  dans  la  cour  une 
grue  e't  des  madriers.  Le  Louvre  l'ut  interdit  à  la 
circulation,  à  6  heures  du  soir  ;  il  pleuvait  beau- 
coup, et,  sur  l'observation  de  M.  Dobay,  que 
l'abondance  de  la  pluie  rendait  cette  opération 
impossible,  je  crus  devoir  lui  répondre  que  ce  mot, 
pour  des  Français,  était  rayé  du  dictionnaire.  Je 
mis  donc  à  sa  disposition  tous  les  hommes  néces- 
saires, et  qui,  par  une  pluie  battante,  se  relayaient 
au  besoin. 

A  5  heures  du  matin,  la  statue,  avec  ses  bas- 
reliefs,  sans  aucun  accident,  roulait  hors  des 
portes  du  palais.  Ce  bronze  a  été  immédiatement 
et  soigneusement  recouvert  d'une  grande  toile  et 
déposé  dans  le  chantier  du  Louvre,  sous  un  hangar 
construit  à  l'instant  même  pour  le  recevoir  ;  à 
6  heures,  ce  piédestal  devenait  un  monument 
expiatoire  à  la  mémoire  des  victimes  de  février, 
par  l'inscription  que  j'y  ai  fait  apposer  en  ces 
termes  : 

An.r  citoyens  de  Pmis 

iiioris  pour  Ui  PdtrieH! 

La  République  reconnaissante 

23-:2k  février  IS^iS. 

M.  Alexandre  Dumas   réclame  dans    sa  lettre: 


6i 


LA    VIE    PARISIENNE 


qu'il  est  bon  que  cette  statue  soit  replacée  où  elle 
était.  C'est  au  gouvernement  à  aviser. 

Obligé  à  tout  prendre  précipitamment  sous  ma 
responsabilité,  j'ai  rempli  mon  devoir,  celui  d'éviter 
à  tout  prix  de  voir  sous  mes  yeux  éclater  une 
collision  grave  et  dangereuse,  et  répandre  du 
sang,  dont  le  bronze  ne  vaut  pas  une  gouttelette. 
Je  suis,  avec  une  profonde  considération, 

C.  Dumoulin, 

Commandant  du  Louvre  et  de  l'Hôtel  de  Ville  en  1830.  » 


II 


LES    HOMMES    DU   JOUR. 
DÉMOCRATES,     UTOPISTES     ET     EXCENTRIQUES 


Le  Gouvernement  provisoire,  proclamé  à  l'Hôtel 
de  Ville,  le  24  février,  par  une  poignée  de  poli- 
ticiens et  quelques  milliers  d'insurgés,  comptait 
comme  membres  Dupont  de  l'Eure,  à  ([ui  on 
avait  donné  le  vain  titre  de  président,  Lamartine, 
Grémieux,  François  Arago,  Ledru-Rollin,  Gar- 
nier-Pagès,  Marie,  Armand  Marrast,  bientôt 
nommé  maire  de  Paris,  Louis  Blanc,  Ferdinand 
Flocon,  et  l'ouvrier  Albert,  qui  était,  d'ailleurs, 
plutôt  un  patron  qu'un  ouvrier. 

Une  année  plus  tard,  le  2  février  1850,  dans  un 
banquet,  à  Tours,  Grémieux  faisait  cette  décla- 
ration, contre  laquelle  personne  ne  protesta  et  ne 
pouvait  protester  :  «  Je  défie  la  calomnie  d'oser 
dire  que  nous  ne  sommes  pas  sortis  du  gouver- 


fifi  LA    VIE    PARISIENÎ^E 

nenient  provisoire  en  lionnêtes  gens.  »  Les  journées 
de  juin  ne  permettent  pas  d'alfirmci-  rpie  leur 
mains  ne  furent  pas  tachées  de  sang,  mais,  du 
moins,  elles  ne  furent  pas  tachées  de  boue. 

Suspectée  et  niée,  comme  il  fallait  s'y  attendre 
et  comme  ils  s'y  attendaient,  par  les  vaincus  de  la 
veille  et  les  mécontents  du  jour,  leur  probité  est  in- 
contestable pour  ceux  que  n'aveugle  pas  l'esprit  de 
parti.  Mais  les  plus  honnêtes  gens,  même  républi- 
cains, quand  ils  arrivent  au  pouvoir,  ont  de  nom- 
breux parents  ou  amis  à  caser.  Un  journal  du 
temps,  rEvéneinent,  montrait  dans  une  ënumé- 
ration  très  suggestive  (1)  la  part  que  le  Natio- 
nal^ cette  ancienne  feuille  d'opposition  si  ardente 
à  combattre  le  népotisme,  avait  prise  à  la  curée  : 

DOCUMENTS    POUR     SERVIR    A    LMISTOIRE 
CONTEMPORAINE 

1.  Le  citoyen  Marrast  (n"  1),  rédacteur  en  cliel' du 
National,  membre  du  Gouvernement  provisoire,  maire 
de  Paris,  président  de  l'Assemblée  nationale. 

2.  Le  citoyen  Marrast  ^n" '2),  de  la  t'amille,  i)rocureur 
général  à  Pau. 

3.  Le  citoyen  >L^^ruast  (n"  3),  de  la  lamille,  capitaine 
au  "''  régiment  léger,  décoré  de  Louis-Philippe,  passé 
chef  de  bataillon  au  choix  sous   la  République. 

4.  Le  citoyen  Maruast  (n"  4),  do  la  famille,  sou.s- 
direcleur  du  lycée  Corneille. 

(I)   Ileprodiiilo  ilans  le  Mob  du  1.")  sepleiiibre  IvSiS. 


LES    HOMMES    DU  JOUR  67 

o  Le  citoyen  Bastidk,  rédacteur  du  \alional,  ministre 
des  Alïaires  étrangères. 

(i.  Le  citoyen  Vaulabelle,  rédacteur  du  Nalional, 
ministre  de   l'Instruction  publique 

7.  Le  citoyen  Goudchaux,  banquier  du  National, 
ministre  des  Finances. 

8.  Le  citoyen  Reclkt,  médecin  en  chef  du  National, 
ex-ministre  de  l'Intérieur,  ministre  des  Travaux  publics. 

i).  Le  citoyen  Tkélat,  médecin  ordinaire  du  National, 
ex-ministre  des  Travaux  publics. 

10.  Le  citoyen  Maiuk,  avocat  du  National,  membre  du 
Gouvernement  provisoire,  membre  de  la  Commission 
executive,  président  de  l'Assemblée  nationale,  et  enfin 
ministre  de  la  Justice. 

11.  Le  citoyen  Géni.n,  rédacteur  du  National,  chef  de 
la  division  des  lettres  au  ministère  de  l'Instruction 
publique,  en  remplacement  de  M.  Nisard,  ancien  rédac- 
teur du  National,  mais  rallié  à  M.  Guizot. 

l'2.  Le  citoyen  Cuaiuias,  rédacteur  du  National,  sous- 
secrétaire  d'État  au  ministère  de  la  Guerre. 

13.  Le  citoyen  Degoux-Dknuxcques,  rédacteur  du  Ya- 
tional,  préfet  de  la  Somme. 

14.  Le  citoyen  Bucuiîz,  troisième  médecin  et  rédacteur 
du  National,  adjoint  au  maire  de  Paris,  puis  président 
de  lAssemblée,  membre  du  Conseil  municipal,  etc. 

15.  Le  citoyen  Dussaud,  rédacteur  du  National,  préfet 
de  la  Seine-Inférieure. 

IG.  Le  citoyen  Auam,  rédacteur  du  -Y'(/(o/i(i/,  secrétaire 
général  de  la  préfecture  de  la  Seine. 

17.  Le  citoyen  Sain  de  Bois-le-Comte,  rédacteur  du 
National,  ministre  pIénii»otentiaire  à  Turin. 

18.  Le  citoyen  Félicien  Mallefille,  rédacteur  du 
AVj/tona^  d'abord  gouverneur  du  château  de  Versailles, 
puis  minisire  plénipotentiaire  à  Lisbonne. 

19.  Le  citoyen  Anselme  Petetin,  rédacteur  du  Natio- 
nal, ministre  plénipolenliaire  en  Hanovre. 


68  LA    VIE    PARISIENNE 

'20.  Le  citoyen  Alglsti:  Petktin,  frère  du  citoyen 
A>SELME  Petetin,  rédacleur  du  Xalidiuil,  préfet  de  la 
Côte-d'Or. 

il.  Le  citoyen  Frédékic  Lackoix,  rédacteur  du  Natio- 
nal, directeur  des  affaires  civiles  en  Algérie. 

'22.  Le  citoyen  Hetzel,  rédacteur  du  National,  chef 
du  cabinet  au  ministère  des  Affaires  étrangères. 

23.  Le  citoyen  Rousskt,  commis  du  citoyen  Hetzel, 
rédacteur  du  National,  préfet  de  la  Loire  et  chargé  dans 
son  intérim  de  la  vente  du  Spectateur  répiMivain. 

24.  Le  citoyen  Duclerc,  sténographe  du  Nttionnl, 
ex-ministre  des  Finances. 

23.  Le  citoyen  Paoeure,  libraire  du  National,  maire, 
secrétaire  du  Gouvernement  provisoire,  de  la  Commis- 
sion executive,  directeur  du  Comptoir  d'escompte. 

26.  Le  citoyen  Achille  Grégoire,  imprimeur  du  Natio- 
nal, préfet  de  la  Haute-Saône. 

27.  Le  citoyen  Lalanne,  allié  au  National,  directeur 
des  ateliers  nationaux. 

28.  Le  citoyen  Levrault,  ami  du  citoyen  Bastide, 
rédacteur  du  National,  ex-ministre  à  Naples. 

29.  Le  citoyen  Carette,  allié  au  National,  directeur  à 
Constantine. 

30.  Le  citoyen  (1\rtehon,  allié  au  National,  garde  des 
Archives. 

31.  Le  citoyen  Clément  Thomas,  connétable  du  Natio- 
nal, ex-commandant  supérieur  des  gardes  nationales 
de  la  Seine,  en  remplacement  de  Masséna,  Oudinot, 
Gérard,  Lobau,  Lafayette,  etc.,  etc.  (l). 

Ce  népotisme,  à  peu  près  inévitable,  mis  à  ])art, 

(Il  La  Réforme,  autre  feuille  d'opposilion  sous  I.ouis-Plii- 
lippe,  et  d'un  républicanisme  beaucoup  plus  accentué,  était 
représentée  au  pouvoir  par  Flocon.  Le  2('>  avril  l'S48,  son 
père  était  nommé  administrateur  des  lignes  télégraphiques. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  69 

les  nouveaux  maîtres  que  la  France  s'était  donnés 
ou  plutôt  qu'elle  subissait,  étaient  de  fort  honnêtes 
gens.  Dire  que  leur  probité  privée  était  à  la  hau- 
teur de  leur  incapacité  politique,  c'est,  je  crois,  le 
plus  bel  élog'C  qu'on  puisse  en  foire. 

Cette  incapacité,  composée  à  égale  dose  d'igno- 
rance et  d'illusion,  ils  Tout  reconnue  eux-mêmes 
en  parlant  les  uns  des  autres.  On  n'aurait,  pour 
les  apprécier  à  leur  valeur,  qu'à  rappeler  ce  qu'ils 
ont  dit  ou  écrit,  pendant  qu'ils  étaient  au  pouvoir 
ou  après  en  être  descendus. 

'(  La  première  chose  qui  nous  frappe  dans  les 
Mémoires  de  ces  héros  de  la  Révolution  (1),  affir- 
mait très  justement,  en  1850,  un  Anglais  très  roj^a- 
liste  mais  très  renseigné  (2),  c'est  qu'ils  nous 
prouvent  jusqu'à  quel  point  ils  ont  tous  été,  eux 
et  leurs  collègues,  de  pauvres  créatures.  Quelques- 
uns,  nous  le  savons,  ont  individuellement  du  ta- 
lent... Mais,  pour  rem[)lir  les  fonctions  auxquelles 
les  élevait  le  24  février,  ils  étaient  tous   ridicule- 


(1)  Mémoires  de  Caussidiî'rc  (1848)  ;  Histoire  de  la  Révolulion 
de  IS'iS,  par  LAMAmiNE  (1819)  ;  Pages  d'Histoire  de  lu  [{évolution 
de  février  iS'nS,  par  Lotis  Blanc  (1850),  etc. 

(21  M.  Croki:r,  ex-secrélairc  de  l'Amiraulé.  Il  avait  publié 
dan-i  la  Qualerly  lieview  une  Uelulion  aiitlienliiiiic  du  défturt  de 
Louis-Philippe,  le  2'i  février  (précédée  de  considérations  sur 
ja  Révolution  de  IsiS)  donl  une  traduction  parut  à  la  Ih-vtie 
briitiuni'iue,  en  isôO.  Le  passage  cité  est  à  la  page  9  de  cette 
traduction. 


7(1  LA    VIK    PARISIEN»: 

ment  on  |>lut(")L  dé|)lorablt'ment  incapables.  La 
France  les  a  jugés.  Ils  avaient  commencé  par  ne 
pas  trop  savoir  ce  qu'ils  faisaient,  et  ils  ne  savent 
pas  mieux  comment  faire  pour  continuer.  Ter- 
ribles à  tout  le  monde,  ils  furent  surtout  terribles 
l'un  à  l'autre,  et  aujourd'hui  (ju'ils  sont  tombés 
dans  un  mépris  général,  cliacun  d'eux  est  prêt  à 
déclarer  qu'ils  le  méritent  tous,  excepté  lui  seul.  » 

Le  plus  célèbre  était  Lamartine,  ([ni  ari-ivailau 
])ouvoii'  avec  son  pi'estige  de  poète  et  ses  préten- 
tions d'homme  d'Etat,  dont  rien  ne  put  le  corriger. 
Nul  n'a  contribué  davantage  à  l'établissement  du 
suffrage  universel,  à  l'asservissement  et  à  Vo\\- 
pression  de  l'élite,  à  la  tyrannie  des  brutes.  Nul 
n'a  fait,  avec  les  meilleures  intentions  du  monde, 
plus  de  mal  à  son  pays. 

Girouette  sonore,  Lamartine  avait  tourné  à  tous 
les  vents.  Il  était  j)assé,  sans  s'y  arrêter,  par 
toutes  les  opinions. 

En  1820,  il  chantait,  dans  ses  Médita/ions,  la 
naissance  de  «  l'Enfant  dn  ^liracle  ». 

En  1825,  il  chantait  ravèncment  de  Charles  X. 

Il  allait  être  nommé  secrétaire  général  du  Minis- 
tère des  Affaires  étrangères,  lorsque  la  révolution 
de  1830  renversa  les  Bourbons. 

Sous  la  monarchie  de  Juillet,  élu  député  en  1833, 
il  déclarait,  à  la  tribune,  dans  un  de  ses  premiers 
discours  :   «  Un  gonvern'ineut  représente  ([uehpie 


LES    HOMMES    DU    .loUR  7| 

chose  de  plus  pressant  que  la  liberté  même.  L'ordre, 
la  paix  publique,  la  sécurité  dans  la  rue,  dans  le 
foyer,  dans  la  propriété,  dans  la  vie  :  voilà  ce  que 
nous  sommes  en  droit  de  lui  demander,  voilà  aussi 
ce  que  nous  devons  lui  donner  les  moyens  de  main- 
tenir, quand  il  les  réclame  au  nom  du  salut  pu- 
blic. » 

Et- quelques  années  plus  tard,  au  moment  où  le 
gouvernement  était  plus  que  jamnis  menacé  par 
les  ennemis  de  l'ordre  et  de  la  paix  publique,  il 
entrait  dans  les  rangs  de  l'opposition. 

En  1844,  il  collaborait  à  la  Pi-esse  d'Emile  de 
Girardin,  et  il  y  écrivait,  en  parlant  des  Jacobins 
de  1844  —  lui  qui  sera,  par  la  trop  grande  éléva- 
tion de  son  idéal,  et  aussi  par  la  crainte  de  com- 
promettre sa  popularité,  par  son  désir  de  s'offrir 
à  l'adoration  des  foules,  presque  le  complice  des 
Jacobins  de  1848  : 

«  Ils  veulent  que  le  gouvernement,  pourvu  qu'il 
soit  démocratique,  ose  tout,  fasse  tout,  tienne  tout. 
La  tyrannie  qui  leur  paraît  exécrable  en  haut,  leur 
parait  excellente  en  bas  ;  ils  oublient  que  l'arbi- 
traire ne  change  pas  de  nature  en  se  déplaçant,  et 
que  si  l'arbitraire  des  rois  et  des  aristocrates  est 
insolent,  l'arbitraire  du  peuple  est  odieux.  » 

Vax  1847,  il  publiait  son  llisloire  des  Giron- 
dins, et  l'immense  succès,  le  succès  populaire,  le 
succès  révolutionnaire  de  cette  œuvie  harmonieuse- 


72  LA    VIE    PMUSIENNP: 

ment  emphatique,  le  ra})procliait,  par  une  sorte  de 
gratitude  littéraire,  de  cette  classe,  de  cette  multi- 
tude, dont  il  redoutait  et  flétrissait  naguère  le  des- 
potisme. Puisqu'elle  l'admirait,  ne  devait-elle  pas 
lui  paraître  admirable  ?  Ses  convictions  républi- 
caines naquirent  ou  s'accrurent  de  l'exaltation  de 
son  orgueil. 

Et  cet  orgueil  ne  fut  souvent  que  de  la  vanité, 
et  de  la  vanité  la  plus  puérile.  Son  àme  était  géné- 
reuse, ses  intentions  étaient  très  pures,  mais  il 
jouait  un  rôle,  et  il  clierchait  à  plaire.  Plaire  au 
peuple  n'est  pas  le  meilleur  moyen  de  le  servir  et 
une  éloquente  tirade  ne  remplace  pas  une  éner- 
gique décision.  On  ne  gouverne  pas  avec  des 
phrases,  avec  des  illusions  et  avec  des  rêves. 

La  vérité,  tôt  ou  tard,  finit  par  s'imposer.  Mani- 
festations agressives,  revendications  exagérées 
jusqu'à  l'absurde,  émeutes  inspirées  par  la  haine 
bien  plus  que  par  la  misère,  désabusèrent,  éclai- 
rèrent le  poète  transformé  en  tribun.  Déjà,  aux 
heures  de  péril  —  de  péril  pour  lui,  comme  pour 
la  France  —  il  avait  lutté  A'aillamment  contre  des 
illuminés  et  des  fous  qui  avaient  puisé  peut-être 
dans  sa  prose,  dans  ses  vers,  dans  ses  enthou- 
siastes panégyriques  de  la  DéniDcratie,  une  partie 
de  leur  exaltation. 

A  mesure  qu'augmentait  peu  à  peu,  d'émeute 
en  émeute,  de  déception  en  déception,  sa  trop  tar- 


LES    HOMMES    DU    JOUR  73 

dive  clairvoyance,  sa  popularité  diminuait.  Dans 
celui  qui  avait  rêvé  la  gloire  d'un  grand  citoyen, 
on  ne  voulait  plus  voir  qu'un  grand  poète.  Et  il 
connut,  il  but  jusqu'à  la  lie,  le  pire  châtiment  qui 
puisse  frapper  l'homme  qui  a  donné  son  àme  à  la 
foule  :  l'ingratitude  et  l'oubli. 

Son  collègue  et  son  rival,  Ledru-Rollin,  ne  lui 
ressemblait  que  par  les  plus  mauvais  côtés.  Que 
ce  fantoche  ait  réussi  à  devenir  un  personnage, 
une  sorte  de  roi,  cela  juge  une  époque  et  un  pays. 
On  a  les  grands  hommes  qu'on  mérite. 

«  A  distance  et  à  travers  les  souvenirs,  écrivait 
Maxime  du  Camp  qui  le  vit  de  près,  il  est  impos- 
sible de  comprendre  l'influence  que  Ledru-Rollin 
exerça.  C'était  une  sorte  de  bellâtre,  coiffé  en  coup 
de  vent,  portant  la  tète  de  trois  quarts,  avec  de 
grosses  joues  bouffies  et  des  pâleurs  subites  qui 
dénonçaient  un  Cit'ur  peu  sûr  de  lui.  11  était  vide 
et  sonore  ;  ses  discours  pleins  de  redondance  sen- 
taient la  rhétorique  :  rien  de  fin,  rien  d'ingénieux, 
rien  de  grand.  La  phrase  même  était  peu  correcte  ; 
il  faisait  de  l'éloquence  comme  une  grosse  caisse 
fait  de  la  musique.  En  lui  nulle  distinction  de  race, 
nulle  distinction  acquise;  il  était  commun,  et  la 
boursouflure  de  son  esprit  semblait  avoir  envahi 
son  corps...  Il  ne  suffit  pas  d'être  gros  pour  être 
fort,  et  Ledru-Rollin  était  faible  de  toute  façon, 
par  le  cerveau,  par  le  talent,  par  le  caractère.  Nul 


74  LA    VIK   P.VRISIKNNK 

plus  que  lui  ne  justifia  la  parole  de  Stuart  Mill  : 
«  La  tendance  du  gouvememont  représentatif 
incline  à  la  médiocrité  (1).  » 

Petit-fils  de  Nicolas-P]iili]»p('  Ledru,  plus  connu 
sous  le  nom  de  Conius,  qui  avait  le  titre  de  physi- 
cien du  roi  et  qui  ii'échapi)a  qu'à  grand'peine  aux 
terroristes  de  1793  (2),  Ledru-Rollin  était  né  en 
1808,  à  Paris.  Des  succès  de  collège,  qui  étaient 
déjà  des  succès  de  rhéteur,  commencèrent  à  enfler 
cette  vanité  précoce  qui  d(;vait  prendre,  favori- 
sée par  les  circonstances,  de  si  vastes  propor- 
tions. 

Avocat  à  la  Gnir  de  cassation,  il  se  tourna  très 
vite  vers  la  politique.  En  1832,  à  vingt-cinq  ans, 
ayant  par  une  grâce  d'état,  à  Page  où  les  plus 
intelligents, les  mieux  doués,  doutent  et  hésitent, 
des  opinions,  des  convictions  bien  arrêtées, 
immuables,  définitives,  il  rédigeait  et  signait  le 
premier  une  protestation  contre  l'état  de  siège  et 


(1)  Maxime  du  Camp,  Souvenirs  lilléraires,  chap.  xii.  —  «  M.  Le- 
(Jru-Rollin,  le  chef  nominal  du  i>ai'ti  extrême,  n'est  pas  un 
homme  d'une  grande  capacité,  et  son  courage  moral  n'est 
pas  à  l'abri  du  soupçon  ;  mais  c'est  un  véritable  orateur  de 
la  populace,  désireux  de  conserver  son  pouvoir  actuel  aussi 
longtemps  qui!  le  pourra,  et  assez  hardi  pour  tout  entre- 
prendre, pourvu  qu'il  se  sente  appuyé  par  la  multitude.  » 
NORMAMJT,  Une  Année  de  liéroludon,  t.  I,  p,  254. 

(2)  Il  fut  incarcéré.  Le  y  thermidor  le  sauva,  comn)e  bien 
d'autres.  11  avait  été  professeur  de  plly^<ique  des  Enfants 
de  France. 


LES    HOMMES    DU    JOUR 


75 


publiait  un  mémoire  virulent  sur  les  massacres  de 
la  rue  Transnonain. 

Il  inaugurait  ainsi  sa  carrière  d'ami  du  peuple, 


Ledru-RoUin. 


et  il  l'inaugurait  déjà  avec  une  remarquable  exa- 
gération. 

Jamais  Demos,  le  stupide  Demos,  n'eut  de  fla- 
gorneur moins  discret  ni  de  plus  plat  courtisan. 
Cette  idée  si  niaise,  si  absurde,  si  dangereuse  — 
et  parfois  si  lucrative  pour  un  ambitieux  sans 
scrupules  —  que  Demos  est  bon,   que  Demos  est 


7(5  L.V    VIE    PARISIENNE 

généreux,  que  Demos  est  sublime,  que  Demos  est 
infaillible,  il  l'exprima  de  toutes  les  manières,  il 
mit  à  son  service  la-  plus  banale,  la  plus  intaris- 
sable verbosité,  et  un  sectarisme  étroit,  buté,  sourd 
et  aveugle,  qui  ne  s'effrayait  de  rien,  que  rien 
n'entamait. 

Le  pire,  c'est  qu'il  était  sincère.  Il  n'avait  pas, 
en  matière  politique,  la  moindre  dose  de  scepti- 
cisme et  ce  n'était  qu'un  imbécile.  Un  imbécile 
oratoire,  et  même,  ce  qui  me  semble  bien  moins 
rare  qu'on  ne  croit,  et  je  pourrais  citer  d'autres 
exemples,  un  imbécile  doué  de  quelque  talent  ver- 
bal et  littéraire.  Ce  qui  lui  manquait,  c'était  tout 
simplement  l'originalité  et  la  vigueur  et  la  recti- 
tude de  la  pensée,  et  cette  intelligence  vraiment 
supérieure,  qui  se  défie  des  préjugés,  des  idées 
toutes  faites,  des  clichés,  des  rengaines  et  des  ti- 
rades. 

Jusqu'à  ([uel  degré  de  sottise  allait,  chez  Ledru- 
Piollin,  ce  culte,  ce  fanatisme  du  peuple,  une  anec- 
dote très  authentique  va  nous  le  montrer,  une  de  ces 
anecdotes  qui  en  disent  plus,  sur  un  homme,  que 
les  plus  longues  appréciations. 

Il  se  présentait  comme  candidat  à  la  deputa- 
tion,  au  Mans,  oîi  le  2''  collège  devait  l'élire  à 
la  place  de  Garnier- Pages.  Pendant  sa  cam- 
pagne, un  discours,  où  il  attacjuait  avec  A'io- 
lence  le   e'ouvernement,   l'avait  fait  condamner  à 


LES    HOMMES    DU    JOUR  77 

quatre  mois  de  prison.  L'arrêt  fut  d'ailleurs  cassé 
pour  vice  de  forme,  et  aux  assises  d'Angers,  de- 
vant lesquelles  on  avait  renvoyé  le  procès,  les 
jurés  sempressèrent  d'acquitter  un  adversaire 
du  pouvoir. 

Au  cours  des  débats  deA^ant  la  Cour  de  cassa- 
tion, le  procureur  général  Dupin  eut  à  prononcer 
ces  mots  :  Souveraineté  du  peuple.  Aussitôt  on 
vit  se  dresser  un  gros  homme  qui  agitait  les  bras. 
Sa  figure  respirait  la  plus  vive  indignation.  Son 
toupet  tremblait  sur  sa  tète.  C'était  Ledru-Rollin, 
et  ce  ne  pouvait  être  que  lui.  Qui  aurait  éprouvé 
autant  de  fureur,  de  fureur  civique,  devant  une 
expression  aussi  peu  provocante  ? 

On  le  regardait  avec  surprise.  Soudain  sa  voix 
retentit  comme  un  tonnerre  :  «  A  genoux.  Mon- 
sieur le  procureur  général,  s'écria-t-il,  à  genoux! 
Quand  on  prononce  le  nom  du  peuple  souverain, 
ce  n'est  pas  debout  mais  à  genoux  qu'il  faut  le 
prononcer  (1).   » 

La  collaboration  de  Danton  et  de  Joseph  Prud- 
homme,  si  elle  était  possible,  aboutirait  à  ce  genre 
d'éloquence.  C'est  de  la  bêtise  délayée  dans  de  l'em- 
phase. 

(1)  Les  Condamnés  de  Versuillcs,  par  Pascal  Rhate.  Paris, 
1850,  p.  35.  —  Ce  Rhaye  n'a  pas  iorcé  la  note.  Il  cite  textuel- 
lement et  il  admire.  Celait 'un  pur,  un  partisan  de  Ledru 
Kollin.  11  voit  en  lui  un  grand  citoyen  et  un  grand  orateur. 

6 


LA    VIE    PARISIENNE 


Même  en  1848,  h  cette  époque  qui  fut  à  la  fois, 
par  un  étrange  phénomène,  celle  des  vieilles  barbes 
et  celle  des  raseurs,  on  ne  put  s'empêcher,  à  la 
longue,  de  trouver  Ledru-Rollin  ridicule. 

Les  plus  indulgents,  ceux  qui  partageaient  le 
plus  ses  opinions,  lui  reprochaient  d'abuser  des 
phrases  grandiloquentes  et  des  nobles  attitudes. 

Bel  homme,  —  et  il  le  savait,  et  il  en  profita,  lui, 
le  défenseur  des  pauvres,  pour  faire  un  liche 
mariage  (1),  —  il  bombait  le  torse,  se  dressait  sur 
ses  ergots  comme  un  coq  de  combat  —  mais  ce 
coq  avait  la  vanité  d'un  dindon. 

La  statue  qu'on  devait  plus  tard  lui  élever,  il  se 
rélevait  à  lui-même,  chaque  fois  qu'il  montait  à 
la  tribune.  La  tête  si  haute  qu'elle  semblait  ren- 
versée en  arrière,  le  geste  dominateur  ou  mena- 
çant, il  brandissait  contre  la  bourgeoisie  égoïste 
des  foudres  de  fer-blanc.  Les  mêmes  mots  appa- 
raissaient sans  cesse,  prononcé  sur  le  même  ton, 
encadrés  dans  la  même  rhétorique  emphatique  et 
creuse.  Ils  étaient  trop  prévus.  Ils  avaient  fini  par 
perdre  presque  tout  leur  effet. 

Cependant  les  événements  se  précipitaient.  Le 
peuple   à  qui   on   avait  prodigué   des  promesses 


(1)  Il  av;iit  épousé  une  riche  Irlandaise,  conquise  par  son 
toupet  et  par  ses  trémolos.  Et  cela  lui  permit,  pendant  la 
monarchie  de  .luillet,  de  subventionner  plusieurs  feuilles 
démocratiques  et  d'accroître  ainsi  sa  popularité. 


LES    HOMMES    DU    JOUR     .  79 

qu'on  ne  pouvait  pas  tenir,  s'étonnait,  s'indignait. 
La  popularité  de  Ledru-Rollin  s'effritait  de  jour  ne 
jour.  On  attendait  de  lui  des  actes  et  il  ne  donnait 
que  des  paroles.  Contre  sa  faconde  ambitieuse  et 
stérile  s'unissaient  ceux  dont  elle  menaçait  les 
intérêts  et  ceux  dont  elle  avait  trop  flatté  les  pas- 
sions. 

Les  journées  de  juin,  qu'il  n'avait  su  ni  prévoir, 
ni  empêcher,  et  dont  on  le  rendit  responsable,  la 
ridicule  tentative  des  Arts  et  ]SIêtiers  l'achevèrent. 
Outre  dégonflée,  il  s'écroula  tout  d'un  coup  et 
pour  toujours. 

En  se  servant  des  classifications  d'aujourd'hui 
pour  caractériser  les  hommes  d'autrefois,  on  pour- 
rait dire  que  Lamartine  était  un  progressiste  et 
Ledru-Rollin  un  radical.  Louis  Blanc  était  un  so- 
cialiste. 

D'où  venait  son  socialisme?  En  grande  partie 
de  son  orgueil  blessé. 

Un  jour,  au  Luxembourg,  à  une  de  ces  heures 
où  jaillit  de  l'âme  tout  ce  qu'elle  a  de  plus  amer, 
il  prononça  ces  paroles  : 

«  Etant  presque  enfant,  j'ai  dit  :  Cet  ordre  so- 
cial est  inique  ;  j'en  jure  devant  Dieu,  devant  ma 
conscience,  si  jamais  je  suis  appelé  à  régler  les 
conditions  de  cette  société  inique,  je  n'oublierai  pas 
que  j'ai  été  un  des  plus  malheureux  enfants  du 
peuple,  que  la  société  a  pesé  sur  moi  ;  et  j'ai  fait 


80  LA    VIE    PARISIENNE 

contre  cet  ordre  social,  qui  rend  malheureux  un  si 
grand  nombre  de  nos  frères,  le  serment  d'Anni- 
bal  (1)  1  » 

Or,  cet  «  enlant  du  peuple  »  était  le  fils  d'un 
inspecteur  général  des  finances,  sous  le  roi  Joseph, 
à  Madrid,  où  il  naquit  en  1813.  Originaire  de 
Rodez,  M.  Blanc  père,  allié  aux  Pozzo  di  Borgo, 
qu'on  peut  difficilement  assimilera  des  prolétaires, 
s'était  réfugié  en  Espagne,  après  avoir  eu  plu- 
sieurs de  ses  parents  guillotinés  sous  la  Révolu- 
tion. Dépossédé  de  son  poste,  par  la  chute  du  roi 
Joseph,  ce  haut  fonctionnaire  rentra  en  France, 
et  reçut,  comme  émigré,  une  pension  sur  la  cas- 
sette particulière  du  roi. 

A  sept  ans  —  et  si  incontestable  que  me  paraisse 
sa  supériorité  intellectuelle,  je  suppose  qu'à  cet  âge 
il  ne  devait  pas  encore  en  avoir  fourni  beaucoup  de 
preuves — Louis  Blanc  obtint,  pour  tout  le  cours  de 
ses  études,  une  bourse  au  lycée  de  Rodez.  En  lui 
enlevant  ses  protecteurs,  en  supprimant  la  pen- 
sion que  lui  avait  accordée  Louis  XYIII  et  main- 
tenue (Charles  X,  la  révolution  de  1830,  une  révo- 
lution dont  il  ne  partageait  en  rien  les  idées,  ruina 
l'ancien  inspecteur  des  finances. 

A  peine  sorti  du  lycée,  Louis   Blanc  fut  obligé 

(1)  Ce  serment  d'Annibal,  ?i  tous  ceux  qui  n'ont  pas,  en 
France,  la  place  qu'ils  mériteraient  d'occuper,  le  prêtaient, 
elle  serait  pleine  d'antipalriotes  et  d'anarchistes. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  81 

de  gagner  sa  vie.  Les  études  qu'il  avait  faites 
grâce  aune  faveur  de  la  monarchie,  c'est  contre  la 
monarchie  qu'il  s'en  servira  plus  tard. 

Il  fut,  et  son  orgueil  en  souffrit  cruellement, 
le  précepteur  râpé,  pour  lequel  on  n'a  pas  beau- 
coup plus  d'estime  et  d'égards  que  pour  un  domes- 
tique. L'humilité  de  sa  situation  s'aggravait  de 
l'exiguïté  de  sa  taille. 

En  1832,  un  grand  industriel  d'Arras,  un  cons- 
tructeur de  machines,  M.  Mallet,  le  choisit  comme 
professeur  de  ses  enfants.  C'est  à  cette  époque  et 
dans  cette  même  ville  qu'il  fit  ses  débuts  d'écrivain. 
Le  Progrès  du  Pas-de-Calais  publia  ses  premiers 
articles.  Il  avait  vingt  ans,  et  déjà  il  se  sentait  prêt 
à  résoudre,  d'un  trait  de  plume,  les  problèmes  les 
plus  ardus  de  la  politique  et  du  socialisme. 

Cinq  ans  après,  presque  célèbre,  sans  avoir 
atteint  encore  la  trentaine,  il  était  rédacteur  en 
chef  d'un  des  principaux  journaux  parisiens,  le 
Bon  Sens  (1),  et,  en  1840,  sûr  de  lui,  sûr  de  ses 
idées,  convaincu  que  leur  application  détruirait 
toutes  les  iniquités  sociales,  il  faisait  paraître  son 
traité  de  V Organisation  du  Travail  (2). 

(1)  Fondé  en  1832  par  Cauchois-Leniuire,  avec  celte  épi- 
graphe :  «  La  voix  du  peuple  est  la  voix  de  Dieu  ».  Louis 
Blanc  n'en  fut  rédacteur  en  chef  que  de  janvier  1837  à  1838, 
et  le  journal  disparut  le  3  mars  1839. 

;2)  L'année  suivante,  il  publia  son  Ilisloire  de  dix  ans,  œuvre 
de  parti  qui  contribua  beaucoup  à  sa  popularité. 


82  LA    VIE    PARISIENNE 

Ces  idées,  ces  théories,  sur  lesquelles  j'aurai 
l'occasion  de  revenir,  à  propos  du  droit  au  travail 
et  des  ateliers  nationaux,  elles  entrèrent  avec  lui, 
et  en  quelque  sorte  [)ar  effraction,  sous  la  poussée 
du  peuple,  dans  le  gouvernement  provisoire. 

Il  y  avait  alors  un  Dieu  des  bonnes  gens.  Il  y 
avait  aussi  un  Socialisme  des  bonnes  gens.  C'était 
celui  de  Martin,  dit  Albert. 

Personne,  en  1848,  ne  connaissait  Albert.  C'est 
à  peine  si  Albert  se  connaissait  lui-même.  Mais 
Louis  Blanc,  qui  appréciait  surtout  en  lui  son 
admiration  })Our  Louis  Blanc,  le  protégeait,  le 
patronnait,  et  l'imposa  au  nouveau  gouverne- 
ment. 

Albert  était  un  bon  homme,  terriblement  sincère. 
Il  se  croyait  babouviste.  Cette  formule,  la  Répu- 
blique des  éffcm.v,  le  remplissait  d'enthousiasme. 
Il  avait  fonctionné  quelque  temps  à  luRéfoi'nie  (1), 
non  pas  comme  rédacteur,  son  orthographe  par 
trop  démocratique  s'y  opposant,  mais  comme  cal- 
ligraphe.  Il  copiait  les  proclamations.  C'était 
presque  les  rédiger. 

Albert,  ([uand  il  sortait,  par  hasard,  de  son 
habituel  silence,  exprimait  doucement  des  opi- 
nions violentes  et  dangereuses,  qui  lui  semblaient 
aussi   équitables    que   fraternelles.    Comme    son 

(1)  Louis  Blanc  collaborait  à  ce  journal. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  83 

maître  Babeuf,  il  voulut  faire  le  bonheur  des  gens, 
malgré  eux.  Il  ne  se  fâcha  que  le  jour  où  on  l'ac- 
cusa de  ne  pas  être  un  ouvrier,  un  vrai  ouvrier, 
mais  un  patron  ;l).  Pour  répondre  à  ces  attaques, 
qui  risquaient  de  le  déshonorer,  il  publia,  dans 
le   Moniteur  du   5  mars    1848,   cette  petite  note  : 

«  Albert,  né  à  Bury  (Oise)  en  1815,  fils  d'un 
fermier,  fut  apprenti  chez  un  de  ses  oncles,  le 
citoyen  Piibou,  fabricant  de  machines,  rue  Basse- 
des-Ursins,  n°21.  Depuis,  il  a  été  employé  par 
diverses  personnes,  parmi  lescjuelles  nous  pou- 
vons citer  le  citoyen  Pecqueur,  fabricant  de  ma- 
chines, près  le  marché  Popincourt;  le  citoyen 
Margox,  rue  ]Ménilmontant,  n°  21.  La  veille  du 
jour  où  la  République  fut  proclamée,  le  citoyen 
Albert  travaillait  comme  ouvrier  dans  la  fabrique 
de  boutons  du  citoyen  Bapterouse,  rue  de  la 
Muette,  n"  16,  où  sa  blouse  et  ses  instruments  de 
travail  sont  encore...  » 

Président  de  la  commission  des  récompenses 
nationales,  le  citoyen  Albert,  au  Gouvernement 
provisoire,  n'était  qu'un  reflet  et  un  écho  de  Louis 
Blanc.  Renversé  avec  lui  par  l'Assemblée,  il  fut, 
et  au  premier  rang,  un   de  ceux:  qui,  le  15  mai,  es- 


(1)  C'était  ce  qu'avait  prétendu,  dans  l'article  que  j'ai 
déjà  cité,  Crnker,  en  confondant  Albert  avec  un  manufac- 
turier du  même  nom,  impliqué  dans  les  troubles  de  Lyon, 
sous  Louis-Philippe. 


84  LA    VIK    PAHISIENNI-: 

sayorcnt  tic  le  renservorà  sou  tour.  Dev.iut  la  haute 
Cour  à  l)Ourg'es,  tandis  que  la  plupart  de  ses  com- 
pagnons de  lutte  semblaient  n'écouter  que  leurs 
rancunes  et  le  désir  de  se  sauver,  il  ne  voulut 
échapper  à  aucune  de  ses  responsabilités,  ni  l'enier 
aucun  de  ses  actes. 

Condamné  à  dix  années  de  détention,  il  fut 
amnistié  en  1859  et,  par  une  touchante  attention, 
on  donna  à  ce  démocrate,  exagéré  mais  probe,  qui 
se  jtréoccupa  toujours  d'éclairer  les  masses,  un 
petit  emploi  de  la  Compagnie  du  gaz. 

Frère  d'un  des  chefs  de  l'opposition  sous  la 
monarchie  de  Juillet,  qui  mourut  en  1841,  Louis- 
Antoine  Ciarnier-Pagès,  à  défaut  de  son  talent, 
hérita  de  sa  popularité.  Le  collège  électoral  de 
Verneuil  l'envoya  à  la  Chambre  des  députés. 
Réélu  en  1845,  il  prit  part,  avec  le  zèle  le  plus 
ardent,  à  la  campagne  réformiste. 

Si  Louis  Blanc  était  trop  petit,  Garnier-Pagès 
était  trop  grand,  mais  sa  haute  taille  aidait  à  son 
prestige,  [larce  que  les  foules  aiment  les  g/'((nds 
hommes.  Grave  et  sentencieux,  avec  son  vaste 
front  de  penseur,  avec  ses  longs  cheveux  gris  à 
la  Franklin  qui  flottaient  sur  ses  épaules,  il  repré- 
sentait à  la  Chambre  et  il  représenta  au  Gouver- 
nement provisoire  le  démocrate  solennel.  11  riait 
rarement.  On  ne  doit  pas  i-ire  tant  (jue  le  ])euple 
souffre,  et  le  peuple  souffre  toujours.  11  semblait 


LES    HOMMES    DU    JOUR  g;' 

porter  sur  son  dos  coiirhc  le  poids  de  toutes  les 
iniquités  sociales. 

Plein  de  respect  et  d'admiration  pour  lui-même, 
doué  d'un  incommensurable  orgueil  et  d'une  de  ces 
ambitions  qui  se  déguisent  en  dévouement  civique, 
ce  défenseur  des  classes  opprimées  se  croyait  né- 
cessaire à  leur  émanci[)atiou  (1).  C'est  pour  les 
servir  qu'il  s'élevait. 

Un  mot  le  peint,  un  mol  emphatique  et  vide, 
qu'il  prononça  en  1847,  au  banquet  de  Montpel- 
lier :  «  Rien  pou/-  soi,  tout  pou/'  la  put  rie!  » 

Député,  membre  (Ui  Gouvernement  provisoire, 
maire  de  Paris,  ministre  (2),  voilà  ce  qu'il 
appelait,  sans  doute,  plus  tard  :  Rien  pour  soi. 

La  République  avait  besoin  d'hommes  de  talent. 
Il  s'était  offert.  Il  voulait  sauver  la  République. 
Il  fut  un  de  ceux  qui  lui  donnèrent  le  coup  de 
grâce,  par  son  impôt  des  45  centimes,  qui  la  ren- 
dirent si  impopulaire  dans  les  campagnes  et 
qui  devaient  contribuer,  dans  une  si  large 
mesure,  à  l'élection  de  Louis  Napoléon  et  à  la 
proclamation  de  l'Empire. 

Il  n'en    continua    pas    moins  à    se    considérer 

(T)  «  Son  visaye  et  ses  liabiliulos  de  corps  iinliqiieMl  la 
plus  grande  satisfactior.  de  lui-même,  la  plus  grande  con- 
fiance en  son  infaillibilité.  »  Emile  Thomas,  Histoire  des  Ateliers 
nulionaux.  Paris,  1.S48,  p.  36. 

(2)  Il  était  maire  de  Paris,  lorsqu'il  fut  nonuné,  le  ô  mars, 
ministre  des  Finances  à  la  place  de  M.  Goudchaux. 


86  LA    VIE    PARISIENNE 

comme  un  homme  d'Etat  de  premier  ordre,  et  dans 
la  retraite  ([u'il  n'avait  |)as  désirée,  occupé  de 
spéculations  iinancières,  ce  qui  était  pour  un  démo- 
crate une  sing-ulière  fin  dévie,  il  ne  laissaitécha})- 
per  aucune  occasion  de  défendre  et  de  louer  le  rôle 
politique  qu'il  avait  joué  en  1848  (1). 

Beaucoup  moins  solennel  et,  probablement, 
beaucoup  moins  convaincu  que  son  collègue  Gar- 
nier-Pagès,  Ferdinand  Flocon  peut  passer  pour  le 
prototype  de  ces  «  administrateurs  »,  de  ces  com- 
missaires du  gouvernement,  envové  dans  les 
départements  par  Ledru-Rollin  pour  y  répandre 
la  bonne  parole  républicaine.  Gham  les  représente 
la  pipe  à  la  bouche  —  la  pipe  à  cette  époque  dé- 
classait uu  homme  —  une  queue  de  billard  à  la 
main  et  coiffés  du  chapeau  des  ^lontagnards  de 
Gaussidière.  Tous  n'étaient  pas  des  imbéciles  ou 
des  coquins,  mais  beaucoup  d'entre  eux,  recrutés 
au  petit  bonheur,  car  on  n'avait  pas  l'embarras 
du  choix,  firent  leur  éducation  administrative 
dans  une  salle  de  rédaction  ou  dans  une  saHe  de 
café. 

Flocon  était  rédacteur  en  chef  de  I<i  lU'foi'iuc 
lorsqu'il  monta,  l)rus([uement  et  sans  pré])aration. 


{\\  Notamment  dans  son  llhloire  de  la  fiévolution  de  IS'ifi, 
publiée  de  18fi0  à  1S62,  et  dans  l'ouviage  qui  lui  fait  suite  : 
Hhtoire  de  la  Coinmbsion  exérulivc  (IStîH).  —  Garnier-Pagès, 
qui  était  né  en  1805,  mourut  en  1878. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  87 

au  pouvoir.  Sa  tenue  et  ses  habitudes  ne  s'en 
trouvèrent  pas  sensiblement  modifiées.  Il  restait 
et  il  resta  toujours,  au  moins  en  apparence,  ce 
qu'il  avait  été,  sous  le  règne  de  Louis- Philippe, 
avant  sa  période  de  prospérité  et  de  gloire.  Et  sa 
femme,  cette  ancienne  grisette  à  qui  on  attribua 
la  phrase  célèbre  :  «  Cest  nous  qui  sont  les  prin- 
cesses »,  sa  femme  non  plus  n'avait  pas  beaucoup 
changé.  Le  sentiment  d'une  dignité  trop  récente, 
trop  imprévue,  le  respect  du  protocole  lui  man- 
quaient complètement.  Elle  amusa  par  la  liberté 
de  ses  manières  et  sa  vanité  naïve  les  petits  jour- 
nalistes et  les  chansonniers  du  temps  (1).  l'iocon 
l'avait  épousée  trop  tôt.  Rien  n'annonçait  encore 
ses  hautes  destinées. 

Il  n'était  ni  un  sectaire  ni  un  sot.  Il  se  montra, 
comme  homme  do  gouvernement,  relativement 
modéré,  et  la  modération,  en  1848  ressemblait  à 
de  «l'habileté,  mais  le  pouvoir  le  grisa.  Il  en  re- 
chercha, il  en  savoura  avec  exagération  le  faste, 
sans  rien  sacrifier  de  la  négligence  de  sa  tenue, 
ou  peut-être  n'eut-il  lair  de  le  rechercher  et  de  s'y 
complaire  que  pour  ne  pas  désobliger  sa  femme  et 
éviter  des  querelles  de  ménage.  Parvenu  ou  mari 
trop  docile,  on  ]»eut  choisir. 

(1)  V'oir  VAi>i>enilicc.  On  prétendait,  quelle  avait  été  la  maî- 
tresse de  Lamartine,  ministre  des  Affaires  étrangères,  et 
qu'elle  l'avait  rendu  étranger  aux  ajjaires. 


88  LA.    VIE    PARISIENNE 

Un  journaliste,  cité  dans  VAlnidiiach  histo- 
rique de  la  République  française  (1),  écrivait  en 
mars  1848  : 

«  M.  Flocon,  ministre  de  l'Agriculture  et- du 
Commerce  (2),  s'est  établià  Saint-Gloud,  au  pavil- 
lon de  Breteuil,  et  a  pris  possession  de  l'ancien 
Petit-Château. 

11  parait  que  les  voitures  du  ministère  de  l'Agri- 
culture et  du  Commerce  sont  bien  mal  suspendues, 
car  S.  Exe.  Mme  Flocon  les  a  reléguées  sous  la 
remise,  après  s'en  être  servie  une  fois.  Elle  a 
déclaré  que  ce  sont  de  véritables  fiacres.  Son 
Excellence  a  été  si  horriblement  cahotée,  elle  a 
les  nerfs  si  délicats,  qu'elle  ne  peut  supporter 
maintenant  que  les  voitures  de  Mme  la  duchesse 
d'Orléans  (3).  » 

A  côté,  de  ce  gouvernement  provisoire,  qui  put 
se  tromper,  qui  se  trompa  certainement, mais  qui, 
dans  son  ensemble,  était  plein  de  bonnes  intentions 
—  irréalisables — il  existait,  presque  aussi  puis- 

(1)  Par  un  Ami  de  1  Ordre.  Paris,  1850,  p.  85.  Gel  Ami  de 
l'Ordre  était  Jli-ien  Tuaveus  qui  a  publié  également  en  1851  : 
rAiillrougc,  Almanach  antisocialistc,  anticommuniste. 

(2)  11  avait  succédé  à  M.  Belhemoiit,  nommé  le  24  février, 
et  qui  ne  fut  ministre  de  lAgricullure  et  du  Commerce  que 
pendant  quel([ues  jours. 

(3)  Tirel  assure,  dans  sa  brochure  déjà  citée,  (jue  Flocon 
avait  à  sa  disposition  le  coupé  te  Paon,  attelé  de  Chicarl  et 
Inlrigunl,  et  pour  sa  femme  la  calèche  la  Duche$se,  attelée 
de  Calypso  et  Pomarc. 


LES    HOMMES    DU    JOUH  89 

sant  que  lui,  représentant  de  toutes  les  utopies 
comme  de  toutes  les  haines,  un  autre  gouverne- 
ment, soutenu  par  une  grande  partie  du  peuple,  la 
moins  saine,  et  qui  essaya  de  s'imposer  et  de  domi- 
ner par  l'émeute.  Il  avait  deux  chefs,  qui,  heureu- 
sement, se  détestaient,  Barbes  et  Blanqui. 

Aventureux,  chevaleresque,  quand  les  passions 
politiques  ne  l'entrainaient  pas  hors  de  sa  nature  (1) 
celui  qu'on  a  appelé  le  Bayard  de  la  Démocratie 
était  un  créole  dont  Tànie  féminine,  impressionnable, 
ultra-sensible,  et  dans  les  moments  de  détente  et  de 
calme,  charmante,  s'exaltait  jusqu'à  la  folie  dès 
qu'il  s'agissait  pour  lui  de  défendre  la  cause  popu- 
laire. Il  aimait  le  peuple  comme  une  femme  aime 
un  amant,  avec  la  même  passion,  avec  le  même 
désir  de  tout  lui  pardonner,  avec  la  même  aveugle 
tendresse.  11  est  la  plus  complète  incarnation  du 
démolàtre. 

Blanqui  ne  lui  ressemblait  pas.  11  incarnait,  lui, 
l'Envie  démocratique  (^2),  C'était  un  petit  rouquin 
sec  et  maigre ,  avec  un  visage  inquiet,  soupçonneux, 


(1)  On  a  établi  de  la  inanièro  la  pins  irréfulable  que  non 
seulement  il  approuvait  les  attentats  contre  Louis-IMiilippe, 
mais  que  dans  plusieurs  dentre  eux  il  joua  un  rôle  actif. 

(2)  «  Pdanqui,  homme  excessivement  dangereux,  dont  j'ai 
toujours  dit  qu'il  avait  du  fiel  et  de  la  bile  dans  le  ctrurau 
lieu  de  sang.  »  Déposition  de  Ledru-Rollin  devant  la  Com- 
mission d'enquête  (sur  les  journées  de  juin),  le  ô  juillet 
1848. 


ÎKI  LA    VIE    PARISIENNE 

un  regard  aigu,  un  regard  de  conspirateur  ou  de 
mouchard.  Et  il  y  avait,  semble-t-il,  de  l'un  et  de 
l'autre,  dans  cet  homme  ténébreux,  suivant  les 
impulsions  de  ses  haines. 

Le  24  février  1848,  on  découvrit  par  hasard, 
dans  le  cabinet  de  l'ancien  secrétaire  de  Guizot,  un 
document  qui  portait  comme  titre  :  Déclaralions 
faites  par  Blanqui  devant  le  ministre  de  V Inté- 
rieur (22,  23  et  24  octobre  1839). 

Taschereau  publia  ces  déclarations  dans  le 
premier  numéro  de  sa  Nouvelle  Revue  rétrospec- 
tive. Ce  premier  numéro  parut  le  31  mars. 

Blanqui  prétendit  que  le  document  reproduit 
avait  été  fabriqué  non  par  lui  mais  contre  lui  (1), 
mais  il  se  déroba  devant  un  procès  que  lui  in- 

(1)  Ces  déclarations  n'étaient,  à  vrai  dire,  qu'une  copie, 
qui  ne  portait  aucune  signature.  «  Quoique  la  délation  ne 
fût  pas  signée,  personne  n'hésita  à  l'attribuer  à  Blanqui. 
Les  confidences  des  anciens  membres  du  gouvernement  de 
Louis-Philippe  prouvèrent  que  l'opinion  publique  ne  s'était 
pas  trompée,  et  j'ai  personnellement  entendu  M.  Gabriel 
Delessert  —  qui  était  incapable  de  mentir  —  affirmer  quil 
avait  reçu  communication  de  plusieurs  rapports  semblables, 
émanés  tous  de  Blanqui,  rapports  remis,  de  la  main  à  la 
main,  par  une  femme  qui  avait  un  lien  de  très  proche  pa- 
renté avec  le  prisonnier  et  qui  avait  pris  le  soin  préalable 
de  les  recopier.  »  M.^xime  du  Camp,  Souvenirs  de  l'année  IS'iS, 
p.  150. 

Maxime  du  Camp  raconte  plus  loin  (p.  170)  que,  lors  de 
l'envahissement  de  l'Assemblée,  le  15  mai,  nn  seul  député 
quitta  la  salle,  Taschereau,  qui  avait  appris  que  Blanqui 
avait  donné  l'ordre  de  s'emparer  de  lui. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  c,l 

tenta  Taschereau,  qu'il  accusait  de  faux,  comme 
il  se  déroba  devant  le  jugement  d'un  tribunal 
d'honneur  proposé  par  quelques-uns  de  ses  amis. 

Dans  l'audience  du  2  avril  1849,  devant  la  Haute- 
Cour  de  Bourg-os,  Barbés  n'hésita  pas  à  affirmer 
à  plusieurs  reprises  —  et  son  opinion  sur  ce  point 
ne  varia  jamais  —  que  ces  dénonciations  étaient 
de  Blanqui  :  «  Je  soutiens,  moi,  s'écria-t-il  on  le 
regardant,  qu'elles  ne  pouvaient  sortir  que  d'un 
seul  individu,  qui  est  là.  » 

Barbés,  héroïque  jobard,  se  trouvait  payé,  et 
largement,  de  ses  efforts,  de  ses  échecs,  de  ses 
fatigues,  de  ses  souffrances,  de  ses  longs  mois 
d'emprisonnement,  par  la  joie  d'être  acclamé  par 
les  foules,  de  prendre  devant  elles  des  attitudes 
de  tribun,  de  brandir  un  drapeau,  de  prononcer 
des  harangues  véhémentes.  Blanqui,  pion  aigre 
et  débile  du  Républicanisme  jaloux  et  niveleur, 
passait  son  temps  à  mâcher  du  fiel.  Il  ne  désirait 
peut-être  pas  le  pouvoir.  Il  ne  pardonna  jamais  à 
aucun  de  ceux  qui  le  détenaient. 

L'enthousiasme,  les  passions  généreuses,  il 
ne  les  connut  pas.  ^léme  les  hommes  de  son 
parti  avaient  peine  à  l'aimer  ou  à  l'admirer. 
L'antipathie  aussi  bien  que  la  crainte,  naissait 
sur  ses  pas,  le  suivait  partout.  Cette  anti- 
pathie apparaît  dans  tous  les  portraits  qu'on  a 
tracés    de    lui.    Ecoutons,    par    exemple,    Daniel 


92  LA    VIK    PARISIENNE 

Stern,  qui  no  lui  était  pas  systématiquement 
hostile  (1): 

«  La  nature  avait  fait  de  Blanqui  un  chef  de 
conjurés.  Par  une  certaine  puissance  fébrile  de 
pensée  et  de  langage,  il  attirait  et  soumettait  à 
ses  volontés  les  hommes  de  tempérament  révolu- 
tionnaire. Petit  (2),  pâle,  cliétif,  l'œil  brillant 
d'un  feu  concentré,  portant  déjà  le  germe  d'une 
maladie  de  cœur  que  les  veilles,  le  dénùment,  la 
prison,  devaient  rendre  incurable,  il  paraissait 
chercher,  par  l'ardeur  de  ses  colères,  à  ranimer 
dans  son  sein  le  souffle  frêle  d'une  existence  qui 
menaçait  de  s'éteindre  avant  qu'il  eût  assouvi  ses 
ambitions. 

«  Ses  ambitions  où  le  portaient-elles  ? 

«  Resserrer  fortement  le  lien  détendu  des  tradi- 
tions jacobines,  planter  plus  haut  et  plus  loin  que 
personne  le  drapeau  de  l'égalité, personnifier  enfin 
la  douleur,  la  plainte,  la  menace  du  prolétaire 
tant  de  fois  déçu  par  des  révolutions  avortées, 
s'emparer  ainsi  de  la  dictature  des  vengeances, 
pousser  en  un  jour  de  triomphe  ce  qu'il  a  appelé 
le  mugisscmenl  de  la  M(t/'sc/7laise,  tenir,  ne  fût- 
ce  qu'une  heure,  la  société  tremblante  sous  sa  main 

(1)  Histoire  de  la  nérolution  de  IS'iS,  t.  1.  p.  304. 

(2)  «  On  l'appelait  familièremenf ,  dans  les  sociétés  se- 
crètes :  le  petit  BlaiHini.  Après  le  12  mai  1839,  Barbes  disait, 
en  expliquant  la  déroute  des  insurijés  :  ic  petit  a  eu  peur.  » 
(Note  de  Daniel  Ster.n.) 


LES    HOMMES    DU    JOUR  93 

de  fer,  tel  parait  avoir  été  le  rêve  de  ce  cœur  taci- 
turne. Ce  rêve,  communiqué  à  demi,  exalté  par  un 
ascétisme  qui  accroissait  chaque  jour  son  besoin 
d'émotions,  lui  donnait  sur  la  jeunesse  un  grand 
ascendant. 

«  Il  était  doué,  d'ailleurs,  de  facultés  rares.  Il 
possédait,  avec  l'audace  de  l'initiative,  une  vive 
intelligence  des  oscillations  de  l'opinion  et  des 
prises  que  donne  sur  elle  la  circonstance.  Jamais 
entravé  par  le  besoin  de  repos,  patient,  habile  au 
souterrain  travail  des  conjurations,  simulé  et 
dissimulé ,  QOiwme  Y^v\e  Salluste, prompt  à  ouvrir 
des  courants  électriques  à  travers  les  masses,  il 
était  versé  dans  l'art  d'attiser,  en  le  contenant, 
le  feu  des  passions.  Par  sa  vie  pauvre  et  cachée, 
par  la  souffrance  empreinte  sur  ses  traits,  par 
le  sourire  sarcastique  de  sa  lèvre  fine  et  froide, 
par  la  verve  d'imprécation  qui,  tout  à  coup,  jail- 
lissait comme  malgré  lui  de  sa  réserve  hautaine, 
il  inspirait  tout  ensemble  la  compassion  et  la 
crainte,  et  faisait  jouer  à  son  gré  ces  deux  grands 
ressorts  de  l'âme  humaine. 

«  Aussi,  pendant  plusieurs  années,  fut-il  l'idole 
des  sociétés  secrètes.  Les  républicains  les  plus 
éprouvés  se  rangeaient  à  sa  suite.  Mais,  après 
l'émeute  du  12  mai.  Barbés,  surpris  de  rencontrer 
dans  un  conspirateur  si  intrépide  en  apparence 
des  prudences,  des   habiletés,    (|ue   sa    simplicité 


9+  lA    VIE    PAUISIENNE 

généreuse  ne  pouvait  comprundru,  étonné  surtout 
des  ménagements  dont  il  le  vit  l'objet  de  la  part 
du  gouvernement,  entra  en  défiance.  11  alla  jus- 
qu'à l'accuser  d'avoir,  par  lâcheté  ou  par  trahi- 
son, fait  manquer  le  coup  de  main  dont  il  avait 
été  l'instigateur.  Le  parti  républicain,  pour  qui 
la  parole  de  Barbes  était  sacrée,  s'éloigna  d'un 
homme  auquel  il  retirait  son  estime  ;  bientôt  il  ne 
resta  plus  autour  de  Blanqui  qu'un  })etit  nombre 
de  séides  dont  l'esprit  s'exalta  par  la  contradic- 
tion et  dont  le  fanatisme  ne  connut  plus  de 
bornes.  » 

Dans  sa  troupe  de  conspirateurs,  d'émeutiers, 
de  théoriciens,  de  fabricants  de  constitutions,  de 
sauveurs  du  genre  humain,  la  République  de  1848 
devait  avoir,  à  côté  de  ses  ganaches,  de  ses 
comiques  franchement  amusants,  son  bouffon  sin- 
cère et  douloureux,  Sobrier,  «  une  tête  sans  cer- 
velle »,  comme  l'affirmait  Caussidière  qui  le  con- 
naissait bien  (1),  «  un  pâle  jeune  homme,  écrivait 
Louis  Blanc  (2),  d'une  nature  tendre  et  excitable, 

(1)  Déposition  devant  la  Commission  d'enquête,  le  17  juillet. 

(2)  Histoire  de  la  dévolution  de  IS'iS.  Paris,   1870,  t.  I,  p.  295. 
Lucien    de  la   Hodde  raconte  dans   son  Histoire  des  Sociétés 

secrètes  que  Sobrier,  après  avoir  pris  part  à  plusieurs  com- 
plots dans  les  dernières  années  du  rèijne  de  Louis-Philippe, 
avait  fini  par  perdre  courage  et  par  ne  plus  croire  au  suc- 
cès possible  du  parti  rénublicain,  que  k  vers  184t),  il  en  était 
arrivé  à  une  misanthropie  acre  ipiil  étourdissait  tant  bien 
que  mal  entre  les  fumées  et  les  parties  de  dominos  d'un  es- 


LES    HOMMES    DU    JOUR  95 

et  dont  l'àme,  quoique  douce,  était  capable  d'une 
grande  exaltation  ». 

Celui-là,  Daniel  Sterne  toujours  admirablement 
renseigné,  l'a  jugé  avec  Ijeaucoup  plus  d'indul- 
gence que  Blanqui  : 

«  Sobrier  exerçait  un  ascendant  très  étrange  sur 
les  plus  violents  d'entre  les  terroristes.  A  le  voir, 
cela  n'eût  pas  paru  possible.  Son  visage  pâle  et 
délicat,  la  douceur  de  sa  physionomie,  la  politesse 
de  ses  manières,  ne  semblaient  pas  le  désigner 
pour  le  rôle  de  chef  de  sectionnaires.  Les  plus 
singuliers  contrastes  se  montraient  en  lui.  Origi- 
naire de  Lyon,  fils  d'un  épicier  chargé  de  famille, 
M.  Sobrier  avait  été  adopté  par  l'un  de  ses  oncles, 
percepteur  d'un  village  du  département  de  l'Isère. 
Mais,  au  bout  de  peu  de  temps,  il  s'ennuya  de  la 
vie  de  bureau  et  partit  un  matin  pour  Paris,  sans 
savoir  le  moins  du  monde  ce  qu'il  allait  faire.  Il 
était  alors  âgé  de  vingt  ans,  frêle  de  corps, 
timide  d'esprit,  royaliste  et  bon  catholique,  d'une 
bravoure  naturelle  extraordinaire. 

taminet  de  la  rue  Xolre-Dame-des-Victoires.  »  D'ailleurs,  les 
échecs,  les  déceptions  n'avaient  fait  qu'exalter  et  rendre 
plus  violentes  ses  opinions  politiques.  Brouillé  avec  sa  fa- 
mille, il  avait  été  obligé  pour  vivre  de  placer  des  assu- 
rances et  même  —  c'est  toujours  de  la  Ilodde  qui  le  ra- 
conte —  d'accepter  des  secours  d'argent  du  patron  de  son 
estaminet,  lorsque  la  mort  d'un  de  ses  parents  lui  procura 
une  dizaine  de  mille  francs  de  rente,  dont  il  avait  le  plus 
pressant  besoin. 


9(i  LA   VIK    PARISIENNE 

Pendant  le  trajet  de  Lyon  à  Paris,  la  diligence 
où  il  aA'ait  pris  place  s'arrêta  de  nuit  au  bas  d'une 
côte,  dans  le  voisinage  d'un  puits  profond  et  dé- 
couvert ;  M.  Sobrier,  en  descendant  de  voiture,  y 
tomba.  On  fut  longtemps  avant  de  l'en  retirer.  II 
était  évanoui,  saignant,  la  tête  meurtrie.  On  le 
tint  pour  mort.  Quant  il  revint  de  la  longue  ma- 
ladie qui  fut  la  suite  de  cette  chute,  son  cerveau, 
déjà  faible  s'était  affaibli  encore  ;  il  s'exalta. 
Bientôt,  sous  l'influence  de  ses  compatriotes  lyon- 
nais, tous  affiliés  aux  sociétés  secrètes,  Sobrier 
tourna  à  une  sorte  d'ilhuninisme  républicain  dont 
ses  nouveaux  amis  surent  tirer  avantage,  quand, 
par  suite  de  deux  héritages  opulents,  il  fut  devenu 
l'un  des  champions  les  plus  riches  de  la  cause  dé- 
mocratique. Entré,  en  1834,  dans  la  Société  des 
saisons,  Sobrier  se  trouva  compromis  dans  le 
complot  d'avril.  Le  21  février,  il  combattait  bra- 
vement aux  barricades,  et  il  fut  désigné,  dans  les 
bureaux  de  la  Réforme,  pour  aller,  de  concert 
avec  M.  Caussidière,  prendre  possession  de  la 
Préfecture  de  police.  Deux  jours  après,  M.  Caus- 
sidière, soit  pour  éloigner  un  concurrent  incom- 
mode, soit  plutôt  pour  créer  un  autre  centre  révo- 
lutionnaire qui  resterait,  à  l'insude  tout  h;  nK)nde, 
sous  sa  direction,  euA^oyait  M.  Sobrier  s'établir 
rue  de  Rivoli,  n"  16,  dans  un  appartement  dépen- 
dant de  l'ancienne  liste  civile,  et  lui  remettait  le 


LKS    HOMMES    DU    JOIK  97 

soin  d'y  organiser,  au  plus  vite,  un  club  et  un 
journal.  Protégé  par  M.  de  Lamartine,  qui  espé- 
rait se  servir  de  lui,. et  qui,  sans  l'avis  de  ses 
collègues,  lui  Tit  délivrer  des  armes  par  la  Pré- 
fecture (i),  Sobrier  forma,  sous  le  pied  des  mon- 
tagnards de  Caussidière,  un  corps  de  300  à  400 
hommes  qui,  ainsi  campé  au  milieu  du  quar- 
tier le  plus  paisible  et  le  plus  riche  de  Paris, 
y  causa  un  étonnement  et  une  frayeur  immodérés. 
Le  ton  donné  rue  de  Rivoli  était  celui  de  la  Pré- 
fecture de  police.  On  y  parlait  à  tout  propos  de 
l)rùler  Paris,  d'c/i  finir  avec  les  bourgeois.  La 
vue  ne  s'y  reposait  que  sur  des  pistolets,  des 
sabres  ou  des  carabines.  On  se  tutoyait  en  se 
qualifiant  de  brigands  ou  de  traîtres.  On  n'arri- 
vait jusqu'au  chef  ([u'à  travers  une  haie  d'estaf- 
fiers  armés  jusqu'aux  dents  et  demandant,  d'un 
air  sinistre,  le  mot  de  passe.  Pour  compléter  le 
tableau,  une  table  de  trente  couverts  recevait  à 
toute  heure  quiconque  se  targuait  de  patriotisme, 
tandis  qu'un  carrosse  de  la  liste  civile,  attelé  de 
deux  beaux  chevaux  des  écuries  royales,  station- 
nait en  permanence  dans  la  cour,  pour  porter  sur 

(1)  Les  armes  «lui  se  trouvaient  dans  celle  maison  avaient 
été  fournies  à  Sobrier  par  la  préfecture  de  police,  «  à  l'insu 
de  la  minorité  du  Conseil,  sur  une  lettre  émanée  de  M.  de 
Lamartine.  •>  Lotis  Blanc,  Histnire  de  la  Révidulion  dr  IS'iS,  t.  I, 
p.  29(1.  —  y.  Méiii<nri'>;  de  (Mussidièir  [à  ({ui  la  lettre  fut 
adressée),  t.  11,  p.  177. 


98  L.V    VIE    PAHISIENNE 

tous  les  points  de  Paris  les  ordres  de  Sobrier  et 
de  ses  acolytes.  Ce  l'ut  un  véritable  carnaval  ré- 
volutionnaire, mené  par  la  fou  de  la  République. 
On  le  croyait  redoutable,  il  n'était  qu'extravagant. 
Le  Sobrier  républicain  restait  ce  qu'avait  été  le 
Sobrier  royaliste  :  le  meilleur  cœur  du  monde  et 
le  plus  faible  esprit  qui  au  fond  n'en  voulait  à  rien 
ni  à  personne.  » 

Cette  maison  de  Sobi'ier  ou  plutôt  cette  forte- 
resse dans  laquelle  on  avait  amassé  jusqu'à  400 
ou  500  fusils  et  30.000  cartouches  (1),  était  une 
des  curiosités  du  Paris  de  1848,  une  curiosité  un 
peu  effrayante,  et  devant  laquelle  les  bourgeois 
du  quartier  ne  passaient  qu'en  tremblant;  mais 
elle  devait  faire  plus  de  peur  que  de  mal. 

Les  convictions  de  Sobrier,  comme  celles  de  tous 
les  exaltés,  de  tous  les  fous  et  de  tous  les  imbé- 
ciles, étaient  aussi  sincères  qu'intransigeantes, 
mais  un  assez  grand  nombre  de  conspirateurs,  en 
1848,  n'étaient  ([ue  des  mouchards  déguisés. 
Iluber  appartenait  à  cette  catégorie. 

Le  civisme  dlluber  était  si  exubérant  qu'il 
semblait  à  l'abri  de  tout  soupçon,  mais  M.  Michel 
Pionnier,  secrétaire  général  de  la  Préfecture  de 
police  i^2),  découvrit  dans  ses  bui-eaux  un  dossier 

(1)  AJfaire  de  Vallenlal  dit  l.'i  niai  IS'iS.  Iié(iuisHoiie  et  réidi<iue 
de  M.  le  Procureur  général  Baruch.  Paris,  1849,  p.  ôlî. 

(2)  V.  sa  déposition  devant  la  Haute-Cour  de  Bourges. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  99 

relatif  à  ce  fougueux  adversaire  de  la  monarchie 
de  juillet. 

Le  dossier  en  question  contenait  : 

1°  Deux  lettres  signées  par  Huber(i),  adressées 
par  lui  au  préfet  de  police  et  dans  lesquelles  il  fai- 
sait, à  propos  du  complot  Grouvelle,  en  1838, 
qui  se  proposait  d'assassiner  Louis-Philippe,  des 
révélations  sur  ses  complices  ; 

2»  Un  rapport  qui  se  terminait  ainsi  :  «  Je  n'ai 
pas  oublié  un  instant  ce  que  je  devais  au  roi, 
et  la  preuve,  c'est  que,  depuis  l'amnistie,  je  lui  ai 
sauvé  deux  fois  la  vie.  Je  n'ai  fait  que  remplir  un 
devoir,  il  est  vrai,  mais  je  l'ai  fait  par  gratitude 
quand  d'autres  l'auraient  fait  par  calcul;  maintenant 
je  pense  que  le  roi  n^ oubliera  pas  non  plus  ce  que 
j'ai  fait  pour  lui.  » 

A  part  Louis  Blanc  et  son  fidèle  Albert,  les 
hommes  dont  on  vient  de  parler  n'étaient  pas  des 
socialistes,  dans  le  sens  que  nous  donnons  au- 
jourd'hui à  ce  mot,  pas  plus  que  ne  l'avaient  été 
Hobespierre,  Maratou  Danton.  Ils  ne  visaient  qu'à 
une  réforme  politique  par  l'établissement  du  suf- 
frage universel,  et  sans  aucune  atteinte  à  la  pro- 
priété. Us  n'étaient,  en  somme,  que  des  bourgeois 
démocratiques. 

Au  contraire,  Consi<lérant,  Cabet, Pierre  Leroux 

(1)  \jnp.  (le  ces  lellres  est  datée  de   Fîe.'uilien,  le  10  août 
IS3S. 


100 


LA    VIE    PAKISIENNE 


et,  dans  une  certaine  mesure,  Proudliun,trouvaieK„ 
la  société  mal  faite,  ce  en  quoi  ils  n'avaient  pas 
tort,  ei  voulaient,  du  jour  au  lendemain,  la  trans- 
former. L'opération  leur  paraissait  aussi  facile 
que  nécessaire,  et  c'est  en  quoi  ils  se  trompaient 
lourdement.  Chacun  d'eux  avait  sa  panacée  et 
l'offrait  à  l'admiration  des  masses. 

Pour  le  fouriériste  Considérant,  élu  en  1848  à 
l'Assemblée  constituante,  cette  panacée  c'était  l'as- 
sociation dans  le  travail,  qui  devait  rendre  le  travail 
attrayant,  le  Plicdanstère  (1),  dont  un  essai  avait 
été  tenté  à  Condé-sur-Vesgres,  sous  le  règne  de 
Louis-Philippe,  grâce  à  l'appui  financier  d'im  dépu- 
té, M.  Baudet-Dulary,  qui  y  perdit  toute  sa  fortune- 
Considérant  n'avait  pas  grande  confiance  dans 
le  suffrage  universel  et  ne  croj^ait  pas  qu'il  pût 
suffire  à  assurer  le  bonheur  du  peuple.  11  écrivait 
dans  son  livre,  la  Destinée  sociale^  publié  en 
1834  :  «  Où  en  est-on  de  nos  jours  ?  A  persuader  à 
la  nation  ([u'elle  doit,  pour  son  bonlieur,  concéder 
à  tous  les  citoyens  les  droits  politiques  "d'élection 
et  d'éligibilité.  En  présence  des  affreuses  réalités 
d'ignorance,  de  grossièreté,  d'incapacité,  de  mi- 
sère surtout,  il  faut  que  la  politique  soit  bien  im- 
prudente pour  avoir  le  droit  de  leurrer  la  nation  à 

(1)  Il  avait  fondé,  avec  Fourier,  en  1881,  le  journal  le  Pha- 
lanslrre,  auquel  surcéda,  en  183(),  la  PltaUmgc,  et,  en  1843,  la 
Déinoa-(itii-  pacifique. 


Pierre  Leroux. 


LES    HOMMKS   DU    JOUR  103 

ce  point,  et  que  la  nation  soit  bien  sotte  et  bien 
niaise  pour  se  laisser  matagrobiliser  ainsi  !  » 

Député,  il  se  hâta,  pour  guérir  tous  les  maux 
dont  souffrait  le  pays,  de  réclamer  l'application  de 
ses  théories  phalanstériennes.  Il  monta  à  la  tri- 
bune, le  14  avril  1849,  et  demanda  que  le  gouver- 
nement lui  concédât,  dans  le  fort  Saint-Germain, 
un  terrain  de  1.200  hectares  pour  l'établissement 
d'une  colonie  sociétaire.  L'Etat  devait  faire  les 
frais  de  construction  des  bâtiments  et  accorder  un 
crédit  suffisant  pour  le  prolongement  de  cet  essai 
pendant  deux  ans.  L'Assemblée  constituante  jugea 
cette  expérience  trop  hasanleuse  et  trop  coûteuse, 
et  le  Phalanstère  ne  lui  disait  rien  qui  vaille.  Con- 
sidérant, irrité  de  voir  son  projet  repoussé  sans 
exameu,  se  lança  de  plus  en  plus  dans  l'opposition. 
Elu  à  l'Assemblée  législative,  il  prit  part  à  la  cons- 
piration du  13  juin.  La  Haute-Cour  de  Versailles, 
le  condamna  par  coutumace  à  la  déportation,  et 
ce  fut  la  fin  de  sa  carrière  politi([ue  et  sociale. 

Pour  Gabet,  le  plus  sûr  moyen,  ou  plutôt  le 
seul,  de  réformer  la  société  et  de  la  rendre  par- 
faite, c'était  le  Communisme.  Il  l'avait  formulé  et 
défendu  sous  la  monarchie  de  Juillet,  depuis  la 
fondation  en  1833,  de  son  journal  le  Populaire  (1). 
11  put  enfin  le  mettre  à  l'essai,  en  1848. 

(1)  Il  le  formula  surtout  dans  .sou   livre.  Voyage  m  karic 

(1840). 


loi  L.V    VIK    l'AHISlENNE 

En  1847,  il  aAait  proposé  à  ses  disciples  (dont 
la  plupart  étaient  d'autant  plus  partisans  de  la 
communauté  des  biens  qu'ils  n'en  possédaient  au- 
cun) d'aller  fonder  une  colonie  en  Icarie    Ij. 

Le  départ  des  soixante-neuf  premiers  colons, 
tous  remplis  d'enthousiasme,  tous  certains  du 
succès,  eut  lieu  le  3  février  1848.  Cabet  restait  à 
Paris. 

Le  24  février,  il  faisait  placarder  sur  les  murs 
un  Mdiiifeste  des  Conuministes  Icariens,  d'une 
forme  très  modérée,  et  dans  lequel  il  recomman- 
dait à  ceux  qui  partageaient  ses  théories,  d'en  ré- 
clamer l'application  immédiate,  mais  de  n'en  at- 
tendre le  triomphe  que  de  «  la  puissance  de  l'opi- 
nion publique  ». 

Bientôt,  l'opposition  à  laquelle  il  se  heurtait  et 
qui  était  pour  lui  de  l'égoïsme  et  de  l'aveugle- 
ment, le  fit  sortir  de  ce  calme  philosophique  qu'il 
avait  essayé  de  garder.  Il  accusa  le  gouverne- 
ment de  tiédeur  et  d'incivisme.  Mais  le  gouverne- 
ment restait  sourd  à  ses  appels,  indifférent  à  ses 
menaces,  et  le  peuple  lui-même  se  montrait  beau- 
coup plus  désireux,  dans  son  ensemble,  d'affermir 
la  République  (jue  de  se  prêter  à  des  expériences 
communistes. 

\\)  On  donne  ce  nom  à  un  teniloiio  d'un  million  d'Ames, 
situé  dans  le  Texas,  et  dont  Cabet  avait  obtenu,  en  1S47,  la 
concession. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  105 

Cabet  se  décida  à  quitter  })oiir  quel(|ue  temps 
son  ingrate  patrie.  Le  3  décembre  1848,  il  partit 
pour  l'Amérique  du  Nord.  De  grandes  désillu- 
sions, qui  ne  le  corrigèrent  pas,  l'y  attendaient  (1). 
L'icarie  ne  marchait  pas.  Elle  était  livrée  à 
toutes  les  divisions,  à  toutes  les  jalousies.  La 
cupidité  et  la  haine  y  régnaient  comme  dans  les 
pays  les  plus  monarchiques  et  les  plus  bourgeois. 
Des  partis  rivaux,  irréconciliables,  s'étaient  for- 
més, se  disputaient  le  pouvoir,  les  places,  s'ai- 
grissaient chaque  jour  davantage  dans  une  com- 
mune misère,  le  seul  communisme  qui  y  ait  été 
appliqué.  Les  mécontents,  qui  étaient  de  beaucoup 
les  plus  nombreux,  réclamaient  la  dissolution  et 
la  liquidation,  une  liquidation  pour  fin  d'espé- 
rances et  de  rêves.  On  rendait  naturellement  Ca- 
bet responsable  de  cet  échec  si  facile  à  prévoir  et 
trop  peu  prévu.  On  en  vint  à  le  traiter  de  jésuite. 

Quand  il  revint  à  Paris,  le  19  juin  1851,  la  ré- 
volution de  1848  qui  avait  donné  tout  ses  fruits, 
des  fruits  amers,  aboutissait  à  l'Empire.  Le  réfor- 
mateur vaincu,  attristé,  mais  attiré  encore  et  sé- 
duit par  le  même  mirage,  repartit  pour  l'icarie. 
Il  mourut  à  Saint-Louis,  le  8  novembre  1856  (2). 


(1)  Avant  .son  départ,  déjà  renseigné  sur  ce  qui  se  passait 
en  Icarie,  il  publia  dans  le  Poiiulairr  une  lettre  pleine  de 
tristesse  et  d'amertume. 

(2)  Il  avait  été  obligé  de  se  réfugier  à  Saint-Louis,  après 


106  LA  VIE  p\risif:nne 

De  toutes  ses  illusions,  de  toutes  ses  tentatives, 
que  restait-il?  Des  déceptions,  delà  misère,  des 
rancunes  et  des  haines! 

Proudhon,  esprit  faux  mais  aussi  vigoureux  que 
faux,  et  qui  mit  au  service  de  l'erreur  une  formi- 
dable logique,  on  pourrait  l'appeler  un  socialiste 
malgré  lui.  Il  affectait  de  ne  pas  l'être  pour  qu'on 
ne  le  confondit  pas  avec  des  rêveurs  qu'il  méprisait. 

Il  se  déclarait  «  pur  des  infamies  socialistes  » 
et  plus  sévère  pour  le  socialisme  que  le  moins  li- 
béral des  réactionnaires,  il  le  jugeait  «  vide 
d'idées,  impuissant,  immoral,  propre  seulement  à 
faire  des  dupes  et  des  escrocs  ». 

En  revanche,  il  considérait  comme  une  réforme 
très  pratique,  comme  un  moyen  assuré  d'arriver 
à  la  suppression  du  capital,  sa  Banque  du  Peuple, 
créée  le  31  janvier  1849,  et  qui  se  proposait  de 
faire  circuler  gratuitement  les  valeurs  et  d'abolir 
l'intérêt. 

Proudhon  était  en  train  d'écrire  un  ouvrage, 
qu'il  n'acheva  pas,  la  Solution  du  problème 
social,  lorsque  la  révolution  de  février  éclata. 
Le  l'''  avril,  il  devenait  rédacteur  en  chef  du  Re- 
présentant du  peuple,  et,  quelques  mois  après  (1) 
il  fondait  le  Peuple,  qui  prit,  le  l'""  octobre  1849, 

avoir  fait  à  Nnnvoo,  capitale  de  l'Icarie,  un  coup  ilKtat  et 
y  avoir  exercé  une  véritaljle  dictalure  ! 
(1)  Le  23  novembre  1848. 


Proudhon. 


LES    HOMMES    DU   JOUR  109 

le  titre  de  la  Voix  du  Peuple,  et,  le  15  juin  1850, 
revint  à  son  premier  nom  (1). 

Aux  élections  complémentaires  du  4  juin  1848, 
il  avait  été  un  des  élus  du  département  de  la  Seine 
à  TAssemblée  constituante.  Le  31  juillet,  il  ap- 
porta à  la  tribune  sou  fameux  projet  d'impôt  sur 
le  revenu,  d'après  lequel  l'Etat,  pour  établir  et 
garantir  la  gratuité  du  crédit,  se  serait  emparé 
du  tiers  des  fermages,  des  loyers  et  des  intérêts  du 
capital.  Ce  projet,  qui  ne  pouvait  aboutir  qu'à  la 
suppression  de  la  propriété,  fut  presque  unanime- 
ment repoussé  (2). 

L'année  suivante,  Proudlion,  condamné  pour 
délit  de^jresse,  se  réfugia,  le  28  mars,  à  Genève. 
Quelque  temps  après  la  Banque  du  Peuple  fut 
fermée  par  le  Gouvernement  (3). 

Quoique  leurs  livres,  leurs  journaux  ou  leurs 
discours  fussent  semés  d'appels  à  l'union  et  même 
à  la  fraternité,  ces  réformateurs,  en  général,  ne 
s'aimaient  guère.  Le  mal  qu'ils  ont  dit  ou  écrit, 
et  certainement  pensé,  les  uns  des  autres,  rempli- 
rait plusieurs  volumes.  Bornons-nous  à  deux  ci- 
tations. 

Après  avoir  affirmé  dédaigneusement  de  Fou 

(1)  !.c  Peuple  de  1850  ne  véi'ut  que  jusqu'au  13  octobif. 

(2)  Il  n'obtint  ([u'une  seule  voix,  celle  de  Greppo. 

(3)  Proudhou  revint  le  1  juin  pour  purger  sa  peine  de 
trois  années  d'emprisonnement.  Enfermé  à  Sainte-Pélagie, 
il  fut  libéré  le  4  juin  1852,  et  rentra  dans  la  vie  privée. 

8 


110  LV    VIE    PARISIENNE 

rier,  que,  «  comme  économiste,  métaphysicien, 
réformateur,  inventeur,  savant  enfin,  il  n'existe 
pas  »,  Proudhon  se  tournait  vers  Considérant  et 
lui  adressait  cette  apostrophe  : 

«  Ah  !  monsieur  Considérant  1  il  est  trop  tard 
pour  la  retraite!  Votre  dernière  heure  a  sonné. 
Vous  avez  passé  vingt  ans  sans  rien  fonder,  sans 
rien  faire...  Vous  avez  épuisé  la  complaisance  de 
l'opinion,  fatigué  la  curiosité,  lassé  jusqu'au  dé- 
vouement. Votre  incapacité  éclate  jusque  dans 
votre  dépit...  ^'otre  parole  est  comme  un  cuivre 
enduit  de  plomb,  une  cymbale  fêlée.  Vous  êtes 
mort,  vous  dis-je,  mort  à  la  démocratie  et  au  so- 
cialisme; la  révolution  vous  a  tué  le  24  février. 
Ce  qui  parle,  ce  qui  écrit,  ce  qui  jargonne,  ce 
qui  déblatère  sous  le  nom  de  Victor  Considérant 
n'est  plus  qu'une  ombre,  l'nme  d'un  trépassé  qui 
revient  parmi  les  vivants  demander  des  prières. 
^'a,  pauvre  àme,  je  vais  réciter  pour  toi  le  De 
Profundis^  et  je  donnerai  quinze  sous  pour  te 
faire  dire  une  messe,  » 

Ces  quinze  sous  ne  désarmaient  pas  Considé- 
rant, et  répondant  avec  une  égale  violence  à  l'at- 
taque de  Proudhon,  il  lui  disait  : 

«  Vous  n'avez  vécu  que  de  dénigrements  et  de 
morsures  ;  vous  ne  vous  êtes  fait  un  nom  que  par 
la  détraction  de  ceux-là  mêmes  dont  vous  exploi- 
tiez les  idées  ;  lar  vous  n'avez   rien,  rien,  enten- 


LES    HOMMES   DU    JOUR  111 

dez-vous,  rien  de  sérieux  à  vous,  pas  une  miette 
d'idées,  pas  un  brin  de  pensée,  même  dans  le  ba- 
gage si  plaisamment  enflé  de  votre  banque 
d'échange. 

«  Vous  n'avez  rien  à  vous  que  le  genre  de  la  dé- 
traetion;  et  ce  que  vous  avez  parce  que  vous  l'avez 
pris,  vous  ne  l'avez  payé  qu'avec  la  fausse  monnaie 
du  zoïlisnu' audacieux  qui  est  toute  votre  richesse. 
C'est  pourquoi  l'on  comprend  que  vous  ayez  dit  : 
«  La  propriété^  c'est  le  vol.  » 

Et  voilà  la  considération  qu'avait  pour  Prou- 
dhon.  Considérant. 

Entre  les  utopistes  et  les  excentriques,  et  ceux 
dont  les  théories,  très  bien  déduites,  n'étaient 
([u 'irréalisables,  et  ceux  dont  les  systèmes  reli- 
gieux, politiques,  sociaux,  étaient  complètement 
fous,  l'abbé  Chatel,  que  l'insuccès  de  ses  efforts 
entraîna  aux  expédients  comme  aux  exagérations, 
et  Pierre  Leroux,  en  dépit  de  sa  haute  valeur  in- 
tellectuelle, servent,  ce  me  semble,  de  transition. 

L'abbé  Chatel,  dont  je  ne  dirai  ici  que  quelques 
mots,  n'était  plus  qu'une  épave.  Depuis  1842, 
son  église  primatiale  du  faubourg  Saint-Martin 
était  fermée.  Rouverte,  elle  manquait  d'argent. 
Cette  religion  au  rabais,  dont  les  fidèles  dimi- 
nuaient chaque  jour,  ne  faisait  plus  ses  frais.  Cha- 
tel en  était  réduit  à  battre  la  caisse  pour  la  rem- 
plir.  11  pérorait   dans   les  clubs.  Il  célébrait  des 


112  I.V    VIE    PVHISIENNE 

messes  humanitaires  et  organisait  des  banquets 
où  l'on  portait  des  toasts  à  Jésus-Glirist.  Il  s'éri- 
geait en  défenseur  des  faibles  femmes  opprimées 
par  la  tyrannie  masculine.  Et  il  continuait  à 
manquer  d'argent. 

De  la  réforme  religieuse,  qui  ne  lui  réussissait 
guère,  il  était  passé  à  la  réforme  politique,  qui 
ne  lui  réussit  pas  du  tout.  Dans  les  premiers 
jours  de  mai  1849,  il  fut  arrêté,  à  son  domicile, 
passage  Dauphine,  pour  «  propagande  subver- 
sive et  tentative  d'embauchage  de  militaires  ». 
En  1850,  un  arrêté  de  police  interdit  de  nouveau, 
et  pour  toujours,  Texercice  du  culte  qu'il  avait 
fondé. 

Ancien  ouvrier  typographe,  disciple  de  Saint- 
Simon,  Pierre  Leroux,  qui  exposait  ses  théories 
dans  une  revue  créée  spécialement  pour  cela  (1), 
était  l'inventeur  d'une  doctrine  religieuse,  philo- 
sophique et  politique,  qui  reposait  sur  la  Triade. 
«  Le  vrai  principe  de  l'organisation  sociale  fu- 
ture, affirmait-il,  est  la  triade.  La  triade  orga- 
nique est  l'association  de  trois  êtres  humains  re- 
présentant chacun  en  prédominance  l'une  des  trois 
faces  d(^  notre  nature  :  l'une,  la  sensation;  l'autre 
le  sentiment  ;  le  troisième  la  connaissance,  dans 
une  fonction  sociale  fpirh-onque.  L  élément  social 

(1)  Elle  s'imprimait  dans  la  petite  imprimerie  que  Pierre 
Leroux  possédait  à  Boussac,  dans  la  Creuse. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  ]i;5 

du  travail  n'est  donc  pas  un  individu,  mais  trois 
individus  ou  la  triade. 

«  Le  bonheur  de  l'Humanité,  assuré  par  la  triade 
avait  un  emblème,  un  «  sii>"ne  constitutionnel  ».  Ce 
signe,  disait  Pierre  Leroux  ([ui  l'avait  découvert, 
c'est  le  peuplier,  dont  la  structure  exprime  le 
mieux,  parmi  les  A^égétaux,  la  similitude  des 
p  irties  et  leur  égalité,  ce  qui  l'ait  que  son  nom 
antique  est  en  même  temps  le  nom  de  la  multi- 
tude ou  du  peuple.  » 

Elu'  à  l'Assemblée  constituante,  puis  à  l'As- 
semblée législative,  cet  extraordinaire  député, 
moins  bête  mais  beaucoup  plus  fou  que  la  plu- 
part de  ses  collègues,  publia  une  brochure,  dont 
il  convient,  avant  de  l'anah'ser,  de  reproduire, 
bien  qu'il  soit  un  peu  long,  le  titre  complet  : 

Projet  de  Constitution  démocratique  et  so- 
ciale, fondée  su/'  la  loi  même  de  la  vie  et 
donnant,  par  une  organisation  véritable  de 
l'Etat,  la  possibilité  de  détruire  à  jamais  la 
Monarchie,  V  Aristocratie,  U  Anarchie,  et  le 
moyen  infaillible  d'organiser  le  travail  natio- 
nal, sans  blesser  la  liberté.  Présenté  à  V As- 
semblée nationale  par  un  de  ses  membres,  le 
citoyen  Pierre  Leroux.  Paris,  18k8. 

Voyons  comment  il  s'y  prenait  pour  la  réalisa- 
tion de  son  programme. 

Tous    les    trois   ans   {remarquez   cette    obses- 


114  LV    VIE    PARISIENNE 

si  on  bizarre  du  chiffre  trois  ou  de  ses  inulti- 
plicateurs)  les  électeurs  étaient  convoc/ués  neuf 
fois  pour  choisir  chaque  fois  cent  citoyens 
sur  chacune  des  trois  listes  du  Corps  judiciaire 
ou  scientifique,  du  Corps  législatif,  du  Corps 
exécutif,  divisés  chacun  en  trois  cJianiljres. 

Chambres  du  Corps  Judiciaire  ou  scienti- 
fique :  mathématiciens,  métaphysiciens ,  anato- 
mistcs  —  architectes,  littérateurs,  artistes  dra- 
inaliques  —  ingénieurs,  banquiers,  mécani- 
ciens. 

CJiambres  du  Corps  législatif  :  physiciens, 
moralistes,  médecins  —  peintres,  poètes,  mu- 
siciens —  viateurs  (sic),  négociants,  manufac- 
turiers. 

CJiambres  du  Corps  exécutif  :  chi/nistes,  éco- 
nomistes, naturalistes  —  sculpteurs,  histo- 
riens, gymnastes  —  agriculteurs,  commerçants, 
usiniers. 

Les  900  citoyens  élus  formaient  l'Assemblée 
nationale  «  dans  son  unité  cl  ses  trois  fonc- 
tions ». 

Disciple  de   Fourier  (1),  Vapôtre  Jean  Journet 

(1)  Il  était  fouriériste  mais  il  détectait  Considérant  qu'il 
traitait  de  Vampire  cosmopolilc,  de  Pontife  du  Sal'bat,  de  Soute- 
neur de  Proscrpine,  de  Serpent  fascinatear^  de  Sybarite  gorijé,  de 
Fétiche  mendiant  et  même  d'Omniarque-ontnivore  !  11  écrivait,  le 
20  février  184S  :  «  Nous  supplions  tout  homme  de  cœur,  vu 
le  cas  d'urgence  et  à  défaut  d'exécuteur  des  hautes  œuvres, 


LES    HOMMES    DU  JOUR  Hc 


s'appelait  lui-même  le  Fou,  dans  une  pièce  de  vers 
où  il  se  met  en  scène  : 

Au  pied  de  ce  palais  où  son  destin  l'appelle. 
Voyez,  tout  près  du  pare,  loin  de  la  sentinelle, 

Voyez  ce  mendiant... 
Lorsque  l'aube  paraît,  quand  le  soleil  se  couche 
Des  mots  mystérieux  que  Dieu  met  dans  sa  bouche 

11  poursuit  le  passant. 

Depuis  1840,  il  avait  composé  des  petites  bro- 
chures de  propagande  phalanstérienne,  en  vers  ou 
en  prose,  en  vers  qui  ressemblaient  à  de  la  prose, 
en  prose  qui  ressemblait  à  des  vers  :  Cris  et  Sou- 
pirs.—  La  Bonne  Nouvelle.  —  Jérémie  en  18^5. 
—  Cri  suprême.  —  C/'i  d'indignation.  —  Cri  de 
délivrance^  etc.  Il  les  apportait  à  domicile,  chez 
des  écrivains  célèbres  et  des  hommes  politiques, 
ou  il  les  distribuait  dans  la  rue. 

Le 8  mars  1841,  à  l'Opéra,  à  une  représentation 
de  Robert  le  Diable.,  on  vit  surgir,  pendant  un 
entr'acte,  Jean  Journet  qui  se  mit  à  offrir  aux 
spectateurs  ses  «  Cris  »  et  ses  «  Soupirs  ».  Un 
sergent  de  ville,  qui  n'était  certainement  pas 
fouriériste,  l'empoigna  au  collet  et  le  conduisit 
chez  le  commissaire  de  police  du  quartier.  Inter- 


nous  le  supplions  inslamiiienl  tic  lacérer  et  de  brûler,  au  mi- 
lieu même  de  la  place  put)li(pie,  la  iiKiderne  lour  de  lîabel, 
le  tonneau  des  Danaïdes,  la  niadiine  infernale,  le  brandon 
des  discordes,  lirisidieuse  Démucmtic  padJUiuc.  » 


lir,  LA    VI K    PARISIKNNE 

rogé,  il  répondit  qu'il  n'avait  eu  d'autre  mobile 
que  «  le  besoin  irrésistible  d'annoncer  au  monde 
et  aux  riches  en  particulier  l'apparition  de  la  loi 
de  justice  et  de  vérité  ».  Le  commissaire  de  police 
comprit,  sans  autre  examen,  qu'un  homme  qui 
croyait  à  l'avènement  même  lointain,  de  la  jus- 
tice et  de  la  vérité,  ne  pouvait  être  qu'un  fou. 
On  en  référa  au  préfet  de  police  et,  le  9  mars,  à 
sa  grande  surprise  et  sa  grande  indignation, 
l'Apôtre  fut  enfermé  à  Bicêtre.  Il  n'y  resta  que 
quelques  jours. 

La  révolution  de  1848  ne  pouvait  qu'augmenter 
son  innocente  et  amusante  folie.  En  1849,  mais 
cette  fois  au  Théâtre  de  la  République  et  pendant 
la  représentation  d'une  comédie  de  Molière,  il  fit 
pleuvoir  sur  le  public,  du  haut  des  secondes  gale- 
ries, une  masse  de  petites  brochures  phalansté- 
riennes.  Deux  ou  trois  éditions  s'écoulèrent  ainsi.. 
Le  public  protesta.  11  y  eut  un  scandale,  et  Jean 
Journet  fut  de  nouveau  enfermé.  Il  ne  s'en  plai- 
gnit pas  trop.  La  détention  pour  lui  était  une 
forme  de  propagande  et  de  publicité.  Malheureu- 
sement ses  emprisonnements,  })as  ])lus  que  ses 
opuscules,  ne  convertissaient  personne  (L. 

Pendant  que  l'Apôtre  prêchait,  ou  plutôt  criait 
dans  le  désert,  un  autre  toqué  d'une  espèce  diffé- 

(1)  Il  mourut  très  oublié,  en  IStil,  et  /<•  Monde  itluslrc  pu- 
blia, à  cette  époque,  un  portrait  de  lui  (jui  est  fort  curieux. 


LES    HOMMES    PU    .lOUU  117 

rente  mais  aussi  inoffensive,  Paulin  (iagne  (1), 
ancêtre  du  Volapuk  et  de  l'Espéranto,  batail- 
lait sans  trêve  et  sans  succès,  pour  la  langue 
universelle  inventée  par  lui,  en  1843,  la  Gagnemo- 
nopanglotte,  combinaison  du  français  avec  dix- 
S3pt  autres  langues,  sanscrit,  hébreu,  grec,  latin, 
arabe,  indoustani,  chinois,  etc.,  et  dans  laquelle 
\e  pater  nostei\  qu'il  donnait  comme  exemple,  dé- 
butait ainsi  : 

Notre  père  asliar  njdh  (lutar  didiis.  sos  oiioma 
esse  sanclificare,  sos  regnado  arrihar... 

Tous  les  genres  de  folies,  politique,  sociale, 
religieuse,  étaient  représentés  dans  ce  Paris  de 
1848.  Celles  que  la  révolution  n'avait  pas  fait 
naître,  elle  les  avait  surexcitées. 

Les  faux  Messies,  comme  les  faux  dieux  pullu- 
laient. 

«  Il  y  a  eu  aussi,  de  mon  temps,  dit  Phi- 
larèthe  Ghasles,  dans  ses  Mémoires  (2),  plusieurs 
Pseudo-Christ.  Ces  faux  Jésus  n'étaient  pas  tous 
malhonnêtes  ;  l'un  d'eux,  que  j'ai  beaucoup  connu, 
se  nommait  Tourreil.  11  était,  je  crois,  parent  de 
Tourreil  le  traducteur  de  grec,  et  vivait  dans  la 
pauvreté  avec  un  petit  ménage  et  une  petite  femme 

(1)  Né  à  Montoison,  dans  la  Drôme,  le  8  juin  1806.  Il 
épousa  en  18.53  une  Muse  en  disponibilité,  Élisa  Moreau,  qui 
s'obstina,  par  aveuglement  conjugal,  à  le  prendre  pour  un 
grand  homme  et  devint  sa  plus  dévoui'-e  collaboratrice. 

(2;  Paris,  187«,  t.  I,  p.  333. 


118  LA    VIE    PARISIENNE 

qu'il  menait  très  doucement.  Théâtral  néanmoins, 
il  avait  la  barbe  de  trois  couleurs  étagées, 
blonde,  brune,  rouge:  ce  qui  marquait  la  Trinité 
ou  la  Trimourti  ;  et  cette  Trimourti  était  teinte. 
11  pratiquait  le  /'i/si(>//fn'sme,  c'est-à-dire  la  reli- 
gion de  la  fusion  universelle,  un  spinozisme  im- 
bibé de  cliarité  chrétienne  avec  des  nuances  py- 
tliagoriciennes  et  des  reflets  bouddhiques. 

La  religion  de  Tourreil,  le  fitsionisnie  (1), 
aboutissait  à  l'indulgence  qui  permettait  toutes 
choses  et  à  la  parfaite  liberté  qui  détruisait  tous 
les  vices  en  les  admettant  tous.  11  ne  gardait  du 
Christ  que  la  charité,  des  saintes  que  la  Made- 
leine. 11  réunissait  de  temps  à  autre  dans  son  gre- 
nier quelques  ouvriers  auxquels  il  distribuait  un 
peu  d'argent,  et  connaissait  ainsi  Galibert,  ancien 
ouvrier,  teneur  de  livres,  puis  correcteur  d'im- 
primerie ;  il  toucha  par  ce  côté  à  la  Revue  briUin- 
nique  (2)  où  Galibert  était  devenu  caissier. 

«  Je  ne  sais  comment  il  me  mena  dans  le  taudis 
qui  lui  servait  d'église  et  où  une  (juarantciine 
d'hommes  et  de  femmes,  prenant  la  parole  tour  à 
tour,  à  la  façon  des  quakers,  disaient  toutes  les 
les  sottises  possibles  ;  qu'il  n'y  avait    pas  d'in- 


(1)  V.  Tourreil,   fieligion  fusionnirniic  ou  iloctrine  de  l'Universa- 
lisation réalisant  le  erai  catholicisme.  Pai'is,  LSiîS. 

(2)  La  lievLie  hritannôiue  avait  été  fondée  au  mois  de  juillet 
1825. 


LES    HOMMES    DU    JOUR  11<) 

ceste,  qu'il  fallait  épouser  sa  sœur,  se  marier  tous 
les  jours  par  charité,  se  démarier  de  même,  em- 
prunter à  tout  le  monde,  prêter  également  et 
détruire  la  particularité  par  l'union  universelle. 
Tourreil,  derrière  une  table,  avec  deux  chandelles 
de  suif  et  sa  barbe  triple,  expliqua  la  chose  dans 
un  sermon  d'une  heure  écouté  avec  componction, 
puis  suivi  d'un  excellent  épilogue.  De  l'argent  fut 
distribué  aux  plus  pauvi-es.  Comique  et  touchante, 
la  représentation  dura  trois  heures.  Tourreil  n'y 
gagnait  pas  un  sou,  mais  le  caissier  de  la  Revue 
trouva  moyen  de  recruter  quelques  abonnés  (1).  » 

En  face  du  fusionnisme  se  dressait  VEvadisme, 
appelé  ainsi  (Eve- Adam)  pour  affirmer  l'égalité  des 
sexes. 

Un  des  premiers  qui  aient  parlé  de  l'Evadisme, 
c'est  x\lphonse  Karr,  dans  ses  Guêpes  (août  1840)  : 

«  Un  monsieur,  dit-il,  auquel  ses  parents  ont 
probablement  négligé  de  donner  un  état,  s'est  ré- 
cemment établi  Dieu.  11  prétend  que  le  véritable 
Dieu  doit  être  à  la  fois  homme  et  femme  —  c'est- 
à-dire  père  et  mère,  et  il  s'intitule  MapaJi,  nom 
formé  des  premières  syllabes  des  deux  mots  nia- 
niiin  Qi  papa.  » 


(Il  Tourreil,  qui  avait  fumJé  ^^a  reiiiïion  vnrs  184"),  mourul 
en  ISOS.  11  a  paru  en  1S71),  à  Tours,  une  réimpression  de 
ses  œuvres  tirée  à  petit  nombre  et  non  mise  dans  le  com- 
merce. 


120  L\    VIK    l'AHISIENNK 

Le  jMapah  se  nommait  en  réalité  Ganeau,  mais 
une  des  prescriptions  qu'il  imposait  à  ses  disci- 
ples, comme  il  se  l'imposait  à  lui-même,  était 
l'oubli  d'un  nom,  qui  pouvait  créer  une  sorte  de 
privilège  et  porter  atteinte  à  l'égalité.  11  donnait 
l'exemple  en  signant  parfois,  quand  il  ne  prenait 
pas  le  titre  de  Mapah  :  «  Celui  qui  fut  Ganeau.  » 

Fils  d'un  chapelier,  il  avait  été  pharmacien  ou 
officier  de  santé,  peut-être  les  deux.  Alexandre 
Dumas  qui  lui  consacre  un  long  chapitre  dans. ses 
Mémoires  le  représente,  avant  qu'il  fondât  une 
nouvelle  religion,  comme  «  un  élégant,  un  dandy, 
un  habitué  du  boulevard  de  (iand,  aimant  les  che- 
vaux, adorant  les  femmes,  idolâtrant  le  jeu  ».  La 
phrénologie  le  passionnait  au-tantque  le  jeu,  et  il 
s'était  créé  un  système  à  lui,  basé  sur  les  formes 
diverses  des  chapeaux  que  vendait  son  père. 

Quelques  années  avant  d'inaugurer  son  apos- 
tolat, il  commençait  à  se  signaler  par  ses  allures 
excentriques.  Il  était  célèbre  au  Palais-Royal  où 
on  le  voyait,  presque  chaque  jour,  se  promener, 
dans  les  galeries,  avec  une  culotte  collante  et  une 
robe  de  chambre  à  ramages,  serrée  par  une  em- 
brasse de  rideau. 

Il  avait  été  vaguement  médecin,  ])lirénologue, 
professeur  de  mathématiques  et  d'astronomie.  En 
1840,  dans  la  chambre  qu'il  habitait  dans  l'Ile 
Saint-Louis,  il  donnait  des  leçons  de  moulage  et 


LES    HOMMES    DU    JOUR  121 

de  dorure,  et  en  même  temps,  Mapah  qui  ne  payait 
pas  de  mine,  coiffé  d'un  grand  chapeau  de  feutre 
gris,  vêtu  d'une  blouse  sur  laquelle  tombait  sa 
longue  barbe,  chaussé  de  sabots  et  armé  le  plus  sou- 
vent d'une  brosse  de  doreur,  il  enseignait  à  quelques 
fidèles    VÉvadisine    qu'il    venait    d'inventer  (1). 

Il  vivait  dans  cette  chambre-atelier-sanctuaire 
avec  une  pauvre  créature  qu'il  faisait  tellement 
souffrir  qu'on  l'avc.ll  surnommée  la  Résignée.  Ce 
féministe  voulait  l'émancipation  de  toutes  les  fem- 
mes, sauf  de  la  sienne.  D'ailleurs,  prenant  au  sé- 
rieux son  rôle  de  maîtresse  d'un  Dieu,  elle  l'ado- 
rait (2). 

Quelques  esprits  curieux  —  Félix  Pyat,  Théo- 
phile Thoré,  Hetzel,  etc.,  —  s'intéressaient  aux 
théories  sociales  et  religieuses  du  Mapah,  mais 
vers  1848,  «  celui  qui  fut  Ganeau  »)  n'avait  d'autre 
disciple,  dévoué,  fervent,  que  «  celui  qui  fut 
Cailleux  ». 

Un  jour  —  c'est  Edmond  Texier  qui  le  ra- 
conte (3)  —  Cailleux  vint  trouver  Ganeau  et  lui 

(1)  LÉvadisine  était  humanitaire  et  démocratique,  comme 
on  pourra  en  juger  par  celte  citation  du  Mapah:  «  Je  ne 
viens  pas  dire  au  peuple  :  «  Rendez  à  Clésar  ce  qui  est  à  Cé- 
M  sar  et  à  Dieu  ce  ipii  est  à  Dieu  »,  mais  je  vien»  dire  h 
Cé.--ar  :  ((  Rendez  à  Dieu  ce  qui  ci^t  à  Dieu!  »  Ou'est-ce 
que  Dieu  ?  —  Dieu,  c'est  le  peuple  I  » 

(2)  Elle  finit  par  mourir  à  l'hôpital. 

(3)  Dans  un  article  publié  à  propos  de  la  mort  de  Cailleux, 
et  reproduit  dans  le  Voleur  du  4  décembre  1857. 


122  LA    VIE    PARISIENNE 

dit  :  «  Maitre,  j'ai  écrit  l'Evangile  du  Verbe  nou- 
veau, faut-il  le  livrer  à  l'impression  ?  »  Ganeau 
donna  son  autorisation,  et  bientôt  après  parut 
V Arche  de  la  Nouvelle  Allidiice. 

«  Ce  n'était  pas  chose  facile  à  retrouver,  re- 
marque Alexandre  Dumas  (1),  que  cette  apoca- 
lypse, publiée  par  les  soins  et  aux  frais  d'Hetzel.  » 
Je  l'ai  retrouvée,  récemment,  sur  les  quais,  et  je 
l'ai  lue.  Le  style  rappelle  celui  de  Lamennais  dans 
les  Paroles  cVuii  Croyant  ou  dans  le  Livre  du 
Peuple,  et  il  le  rappelle  parfois  en  l'égalant.  Con- 
clusion qui  paraîtra  assez  imprévue  mais  qui  se 
justifie  très  bien.  Tous  ces  gens-là,  et  Tourreil, 
et  Ganeau  et  Cailleux  et  les  autres,  raisonnables, 
n'auraient  été  que  médiocres.  Leur  folie  ou  leur 
demi-folie  a  animé,  exalté  ce  qu'ils  pouvaient 
avoir  de  talent  littéraire  et  leur  a  créé  une  origi- 
nalité. 

(1)  Dans  ses  Mémoires,  où  il  en  cite  de  longs  extraits. 


APPENDICE 

Les  Deux  Souvenirs  (1). 

Je  la  vis  seulement  deux  fois  sur  cette  terre  ; 
Jamais  je  n'oublierai  son  image  si  chère. 
Je  garde  dans  mon  cœur  ce  double  souvenir 
Comme  ou  garde  deux  Heurs  sous  le  soleil  écloses  ; 
J'aime  les  souvenirs  comme  j'aime  les  roses, 
Et  je  tiens  à  les  recueillir. 

Elle  habitait  alors  sa  modeste  chauibretle, 
Où  quatre  enfants  dormaient  dans  la  même  couchette  : 
C'était  le  fruit  charmant  de  fécondes  amours, 
Que  berçait  cette  mère  en  faisant  sou  ménage. 
Ange  tombé  du  ciel  dans  le  sixième  étage 
D'un  garni  de  la  rue  aux  Ours. 

Elle  aimait  les  chansons  que  le  peuple  répèle... 
Comme  elle  s'en  donnait,  la  joyeuse  fauvette  ! 
Elle  eût  pu  gazouiller  tout  Déranger  par  cœur... 
Quand  sa  voix  se  taisait,  c'est  que  la  jeune  femme 
\'oulait,  par  la  lecture,  agrandir  sa  belle  âme  : 
Paul  de  Kock  faisait  son  bonheur. 

L'époux  lorsqu'il  rentrait  du  travail  ordinaire. 
Retrouvait  sur  le  seuil  cet  ange  tutélaire 
Qui  veillait  pour  son  cœur  et  pour  son  estomac; 
Elle  gardait  sans  cesse,  à  tout  sachant  suffire, 
Pour  sa  bouche,  du  pain;  pour  ses  yeux,  un  sourire  ; 
Et  pour  sa  pipe,  du  tabac. 

(1)  Ces  vers  cités  dans  VAlmanach  historique  de  la  Pépahli(jite 
française  (p.  85)  avaient  été  publiés  dans  le  Corsaire.  Ils  sont 
probablement  dun  des  rédacteurs  de  ce  journal,  Galoppe 
d'Onquaire. 


124  LA    VIK    PARISIENNE 

Aussi,  comme  il  aimait  sa  Paméla  fidèle  !... 
Il  eût  sacrifié  mille  pipes  pour  elle  ; 
Il  eût  fui  son  café  de  Jean-Jacques  Rousseau  !... 
Il  faisait  beau  le  voir,  lorsque,  chaque  dimanche, 
Paré  sous  son  elbeuf  d'une  chemise  blanche, 
II  la  menait  chez  Ramponneau  ! 

Oh  !  comme  il  était  fier  et  qu'il  dressait  la  tête, 
En  soutenant  le  bras  de  sa  chaste  conquête  ! 
L'orchestre  préludait...  Le  couple  ouvrait  le  bal, 
Et,  quoique  la  police,  alors,  fût  très  sévère, 
Tous  deux  se  permettaient  le  pas  du  caractère, 
En  dépit  du  municipal. 

Ils  vécurent  quatre  ans  de  cette  vie  heureuse. 
Augmentant,  tous  les  ans,  leur  famille  joyeuse, 
Et  n'ayant  pour  tout  bien  que  l'espoir  d'en  gagner.. 
Mais  quand  on  a  sa  femme,  et  sa  pipe  et  son  verre, 
A  quoi  bon  amasser  des  trésors  sur  la  terre  ? 
Le  reste,  pourquoi  l'épargner? 

Tous  deux  pensaient  ainsi...  Pourquoi  la  destinée 
Vint-elle  donc  briser  la  chaîne  fortunée 
Qui  les  tenait  gaîment  réunis  sous  ses  lois  ?... 
Hélas!  ô  Paméla  I  qui  vous  eût  reconnue 
Quand,  si  loin  de  cliez  vous,  mon  (xmI  vous  a  revue 
Pour  la  seconde  fois? 


C'était  en  mars  dernier...  Le  ciel  était  sinistre  : 
Lcdru-Hollin  régnait.  Flocon  était  ministre... 
Ministre,  à  Paméla  1  !  !  tout  connue  Richelieu, 
Tout  comme  Mazarin,  Colbert  et  Male^lierbe  ! 
Quelle  chance!...  c'était  magnifique,  superbe  !.. 
Un  jour  de  plus,  il  passait  Dieu. 


AlM'ENDICE  125 

Vous  aviez,  tout  à  coup,  «juitté  \H)ti-L'  mansarde  ; 
On  vous  avait  donné  des  palais,  une  garde, 
Et  sur  votre  passage  on  battait  le  tambour; 
Au  seuil  de  votre  hôtel,  vous  avfez  deux  guérites, 
Et  vous  signiez  alors  vos  cartes  de  visite  : 
Madame  telle,  au  Luxembourg. 

Par  l'escalier  d'honneur  on  montait  à  la  chambre 
Où  brûlaient  (les  parfums,  mêlés  de  musc  et  d'ambre, 
Que  le  Gouvernement  nous  fournissait  gratis. 
Oubliant,  en  un  jour,  votre  ancienne  couchette, 
Sans  peur  de  le  salir,  vous  mettiez  votre  tête 
Sur  l'oreiller  des  Médicis. 


L'alcôve  de  Lauzun  vous  parut  trop  mesquine  : 
Ses  rideaux  de  damas  n'avaient  qu'une  crépine  ; 
Il  fallut  agrandir  et  i-éparer  encor. 
Trois  rois,  sans  murmurer,  avaient  pu  s'y  complaire 
Mais  c'étaient  des  tyrans...  La  reine  populaire 
>"e  comprend  que  la  pourpre  et  l'or. 

Tous  ces  riches  tableaux,  honneur  de  la  peinture. 
Ces  marbres  ciselés,  chefs-d'œuvre  de  sculpture, 
Loin  d'éblouir  vos  yeux,  furent  trop  peu  pour  vous  : 
Paibens  et  Jean  Goujon  excitaient  vos  risées, 
Vous  qui,  naguère  encor,  vous  faisiez  des  musées 
Avec  des  charges  à  cinq  sous. 

Vous  aviez,  ô  princesse!  une  liste  civile, 
Des  pages,  une  cour  !  —  Outre  un  palais  de  ville. 
Vous  aviez,  m'a-t-on  dit,  les  clés  de  Trianon  ; 
Vous  signiez  des  brevets,  comme  une  grande  reine, 
0  vous,  naïve  enfant,  qui  saviez  mettre  à  peine 
L'orlhoyraphe  de  votre  nom. 


126  LA    NIE    l'AUISIKN.NK 

Etiez-vous  plus  heureuse,  ô  reine  provisoire  ! 
En  voyant  vos  laquais  riant  de  votre  gloire, 
Se  refusant  parfois  d'annoncer  vos  parents? 
Vous  qui  marchiez  jadis  dune  si  leste  allure. 
Etiez-vous  plus  joyeuse,  hélas!  dans  la  voiture 
De  la  duchesse  d'Orléans  ? 

Vanités,  vanités!...  11  vous  fallut  encore 
Des  bonnets  de  Maline  et  façonnés  chez  Laure, 
Vous  qui  portiez  si  bien  le  tulle  en  vos  beaux  jours  : 
Palmire  vous  tailla  d'incroyables  costumes, 
Herbault  fît  vos  chapeaux,  et  vous  portiez  des  plumes 
Avec  des  robes  de  velours. 

Où  donc  a-t-on  caché  la  robe  d'alépine  (1). 
Etoffe  si  propice  à  qui  fait  la  cuisine. 
Et  qui  bravait  si  bien  l'ardeur,  au  pot-au-feu? 
Et  ce  blanc  tablier,  qu'en  ménagère  active, 
Vous  saviez  arborer,  au  grand  jour  de  lessive. 
Et  quand  il  fallait  mettre  an  ideu  ? 

l^améla,  pauvre  enfant,  vos  chansons,  où  sont-elles?... 
Où  sont  ces  gais  refrains,  ces  blondes  ritournelles, 
Qu'apportait  jusqu'à  vous  l'aile  de  Béranger? 
Ah  !  souffrez  qu'avec  lui  ma  voix  vous  le  répèle  : 
.\on,  non,  non,  non,  non,  non,  vous  n'èlcs  plus  Lisette. 
Les  grandeurs  ont  su  vovis  changer. 

Et  moi  qui  vous  revois  sous  la  forme  première, 
Je  n'ai  point  oublié  votre  image  si  chère  : 
J'ai  gardé  dans  mon  cœur  ce  charmant  souvenir. 
Comme  on  garde  une  fleur  sous  le  soleil  éclosc  : 
C'est  de  votre  passé,  la  plus  suave  rose: 
Je  tenais  à  la  recueillir. 

(i.  0....  I). 

(!)  LtolTe  inôlanut'e  île  soie  et  de  laine. 


m 

Les  femmes  de  1848 

Les   Vésuviennes 

George  Sand 

Gomme  les  têtes 
(le  femmes  ne  sont 
pus  plus  soli- 
des que  les  tè- 
tes d'hommes, 
et  le  sont  peut- 
être  moins,  la 
l'évolution   de 
1848    en    fit 
tourner    plus 
d'une.    Quel- 
ques représen- 
tantes  de  ce 
sexe  qui  persiste   à  se  croire  opprimé,    s'imagi- 
nèrent qu'elle  avait  enfin  soinié,  l'heure  de  l'éman- 
cipation. 


Une  Véfiuviennc. 


1"28  LA    VIE    PARISIENNE 

Dès  le  23  mars,  quatre  déléguées  du  Comité 
des  Dioits  de  la  Femme  se  rendirent  à  l'Hôtel 
de  Ville  et  y  déposèrent  une  adresse  dans  laquelle 
elles  réclamaient  le  libre  exercice  de  ces  droits. 
Marrast  les  reçut.  Il  ne  pouvait  leur  donner  que 
des  promesses,  mais  il  les  leur  donna  sans  mar- 
chander. 

Tandis  que  le  GouA^ernement  se  montrait  un 
peu  surpris  et  presque  effrayé  par  ces  revendi- 
cations imprévues,  et  se  demandait  comment  il 
réussirait  à  contenter  les  femmes,  alors  qu'il  avait 
déjà  tant  de  peine  à  contenter  les  hommes,  on 
lisait  -sur  les  murs  de  Paris  cette  affiche,  datée 
du  l"  mars  1848  : 

«  Le  citoyen  Borme  fils,  auteur  de  plusieurs 
machines  de  guerre  lançant  trois  cents  boulets  ou 
paquets  de  mitraille  à  la  minute,  auteur  du  Feu 
Grégeois  avec  lequel  on  peut  incendier  et  couler 
bas  les  flottes  ennemies,  auteur  d'un  moyen  avec 
lequel  deux  mille  citoyennes  peuvent  lutter  contre 
cinquante  mille  hommes  ennemis, 

Aux  Citoyennes  Parisiennes, 
Mes  Sœurs  en  Répiblique. 

u  Citoyennes, 

«  La  République  vous  doit  le  quart  de  son  exis- 
tence, c'est  par  vos   exhortations  que  vos  pères, 


LES    FEMMES    DE    1848  '-!? 

VOS  frères,  vos  amis,  ont  affronté  la  mitraille  le 
24  février. 

«  Vous  avez  mérité  de  la  Patrie,  Citoyennes,  et 
c'est  par  cette  considération  que  j'ai  demandé  au 
Gouvernement  provisoire  de  vous  enrégimenter, 
sous  le  titre  de  N'ésuviennes. 

«L'engagement  sera  d'un  an;  pour  être  reçues, 
il  faut  avoir  quinze  ans  au  moins  ou  trente  ans  au 
plus  et  n'être  pas  mariées. 

«Présentez-vous  tous  les  jours, de  midi  à  quatre 
heures,  14,  rue  Sainte-xA.polline,  oîi  vos  noms, 
prénoms,  professions,  âges  et  demandes,  seront 
inscrits. 

«  Salut  et  Fraternité 

«    Vù>e,  vive  et  vive  La  République  !  !  ! 

«    BORME  fils.  » 

Quelque  bizarre  que  paraisse  cet  appel,  il  fut 
entendu.  Peut-être  exista-t-il  un  Club-légion  des 
Vésiiviennes,  rue  Sainte  -  Apolline,  14.  D'après 
Alphonse  Lucas  yi),  ce  club  aurait  été  fondé  en 
mars  1848.  Ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est  que 
des  femmes,  en  attendant  de  se  faire  enrégimenter 
par  iîorme  fils,  organisèrent  à  Belleville  une  sorte 
(II'  phalanstère.  Elles  y  étaient  logées,  nourries, 
et  recevaient  eu   outre  dix    francs  [)ar  mois.  Lue 

(1)  Les  Clubs  cl  les  Cliibisles.   Hari.s,  isr,]. 


IHO  LA     \l\:     l'MilSIKNM-; 

légion  de  ces  jeunes  citoyennes,  précédée  d'une 
bannière  tricolore  qui  portait  ce  mot  :  Vésuviennks, 
se  réunit  place  Vendôme  et  se  dirigea  vers  THùtel 
de  Ville,  pour  présenter  au  Gouvernement  leurs 
revendications.  Lu  journal  dont  nous  aurons  à 
reparler,  la  1  o/.r  des  Femmes,  loua,  tout  en  blâ- 
mant leur  titre,  la  discrétion  de  leur  tenue. 

Les  Vésuviennes  rédigèrent,  ou  on  rédigea  pour 
elles,  un  projet  de  constitution. 

Astreintes,  de  quinze  à  vingt  ans,  au  service 
militaire,  les  femmes  devaient  être  divisées  en 
trois  corps  :  les  Ouvrières,  les  \'ivandières  et  les 
Infirmières. 

Le  mariage  devenait  obligatoire,  pour  les 
iiommes  à  vingt-six  ans,  pour  les  femmes  à  vingt 
et  un  ans.  Les  maris  avaient  désormais  leur  part, 
maison  ne  la  précisait  pas,  dans  les  soins  du  mé- 
nage. L'adultère,  nïéme  chez  l'homme,  était  sévè- 
rement puni. 

Le  costume  de  la  femme,  pour  bien  montrer 
régalité  des  sexes,  devait  se  rapprocher,  autant 
que  possible,  de  celui  de  riiomme. 

Ce  projet  de  constitution  fut  signé  par  onze 
citoyennes,  qui  ne  donnèrent  d'ailleurs  (pie  leur 
prénom  et  la  première  lettre  de  leur  nom. 

Les  caricaturistes  et  les  journalistes  de  la 
petite  presse,  surtout  de  la  presse  réactionnaire, 
ridiculisèreut  de  leur  mieux  les  N'ésuvieuues.  Ld 


LKS    IKMMES    I»i;     IS'iS  131 

Hépublifjue  des  i'enirncs.  Journal  des  Cotillons, 
publia  contre  elles,  dans  son  numéro  du  1'''  juin 
1848,  qui  Tut  le  seul,  une  satire  assez  amusante, 
intitulée  :  «  Chant  du  Départ  de  ces  dames,  ou 
(irande  Expédition  contre  ces  gueux  de  maris  »  : 


Quand  le  tour  sera  l'ait,  à  ce  sexe  barbare 

Quand  plus  rien  ne  restera, 
Pour  les  ensevelir  je  veux  que  l'on  prépare 

Un  monument  où  l'on  lira  : 

«  Vous  qui  passez,  priez  pour  l'âme 

Du  sexe  fort  mis  à  néant. 

Le  sexe  fort  battait  sa  femme 

Mais  le  battu  devient  battant. 

Kn  avant  1  Délivr^uis  la  terre 
De  tyrans  trop  longtemps  debout  ! 
A  la  l)arbe  fciisons  la  guerre, 
(ioupoiis  la  barbe,  eoii|)ons  tout  ! 

On  aurait  tort  d'assimiler  à  ces  Vésuviennes, 
—  dont  quelques-unes  par  l(mr  tempérament  vol- 
canique ne  méritaient  que  trop  ce  titre  —  des 
femmes  sincères,  convain(U(;s.   et  au    demeurant 


132  LA    VIK    l'AHISIEiNNE 

fort  hunoral)lcs,  comme  Eugénie  Xiboyet  ou 
Jeanne  Deroin. 

Née  vers  1804,  Eugénie  Niboyet  s'était  mariée 
sous  la  Restauration,  et  elle  avait  débuté  dans  les 
lettres  i)ar  des  traductions  d'ouvrao^es  anoflais. 
Elle  écrivit  des  romans,  dont  la  lecture  ne  pré- 
sente que  peu  d'agrément,  mais  suitout  des  ou- 
vrages de  morale  pratique,  par  exemple,  en  1842, 
un  traité  pliilosophico-religieux,  Dieu  manifesté 
par  les  œuvres  de  la  Création.  Le  saint-simo- 
nisme  l'attira  et  ellii  fut  aussi  fiisiounienne.  Elle 
avait,  à  un  degré  excessif,  le  goût  de  l'enseigne- 
ment et  de  la  prédication.  Elle  s'occupa  de  la 
réforme  des  prisons,  pour  l'amélioration  des  pri- 
sonniers, et  prit  part  à  rétablissement  d'une 
banque  philanthropique,  tellement  philanthro- 
pique qu'elle  en  mourut. 

Humanitaire  et  féministe  en  même  temps,  Eu- 
génie Niboyet  fonda,  à  Lyon,  en  1834,  pour  venir 
en  aide  à  ces  opprimées  sur  laquelle  pesait  le  joug 
de  l'homme,  ce  tyran,  le  Conseiller  des  Femmes. 
Les  femmes  sans  doute  n'aiment  guère  à  être  con- 
seillées, car  le  journal  vécut  peu.  D'autres  feuilles 
furent  lancées  par  cette  émancipatrice,  VAmi  des 
Familles,  la  Paix  des  deux  mondes,  dont  le  pre- 
mier numéro  est  du  15  fé\rier  1844,  et  qui,  du 
24  octobre  1844  au  17  aviil  1843,  s'intitule 
l'Avenir.    Cet   avenir,    cet    âge    d'or   auquel    elle 


LES    FEMMES    DE    184S  133 

s'obstinait  à  croire,  Eugénie  Niboyct  l'attendit 
sans  se  décourager  jusqu'en  1848.  Elle  l'ut  alors, 
comme  nous  le  verrons,  la  principale  fondatrice 
du  journal  la  Voi.r  des  Femmes. 

Lingère,  journaliste  et  institutrice,  Joauiie  L)e- 
roin  était  une  femme  j)etite,  maigre,  géuéralement 
coiffée  d'une  capote  de  crêpe  noir  garnie  de  ru- 
bans roses.  Très  intelligente,  très  instruite,  elle 
avait  l'àme  d'un  apôtre.  Mariée  à  un  homme  qui 
l'aimait,  ([u'elle  aimait,  et  dont  elle  ne  portait  pas 
le  n0(n  pour  ne  pas  le  rendre  solidaire  de  ses  opi- 
nions, elle  ne  p  )ursiiivait  pas,  dans  ses  revendi- 
cations féministes,  un  but  particulier. 

Lorsqu'elle  n'était  pas  enfermée  dans  la  prison 
de  Saint-Lazare  on  pouvait  la  voir  tous  les  jours, 
de  cinq  à  sept  heures,  à  l'Association  fraternelle 
des  limonadiers,  rue  du  Roule-Saint- Honoré. 
C'était  un  de  ses  postes  de  combat. 

Candidate  à  l'Assemblée  nationale,  Jeanne  De- 
roin  fut  repoussée  par  presque  tous  les  bureaux. 
A  la  salle  de  la  Redoute,  son  arrivée  provoqua  des 
manifestations  peu  sympathi([ues.  Elle  s'accrocha 
à  la  tribune  et  on  dut  l'eu  arracher.  Au  Gymnase 
Triât,  on  l'expulsa  presque  aussi  brutalement.  A  la 
salle  de  la  Fraternité,  le  président  du  Comité,  Sel- 
lier, accepta  la  candidature,  mais  le  bureau  la  rejeta 
comme  inconstitutionnelle.  Elle  ne  trouva  un  accueil 
favorable  que  dans  le  quartier  Saiut-Antoine. 


1:^-1  L\     \ll-:     l'VUISlKN.NK 

On  ridiculisa,  on  s'efforça  do  ridiculiser  cette 
candidate  ambulante,  dans  des  chansons  et  dans 
des  pièces  :  Lœtitia  ou  la  Feinine  socialiste^  la 
Représentante  du  Peuple^  les  Femmes  socia- 
listes, etc.  Dans  une  revue  de  Glairville,  Duma- 
noir  et  Labiche,  Exposition  des  produits  de  la 
Républi(jue,  sous  le  nom  de  Jeanne  Bédouin,  elle 
chantait  en  s 'adressant  aux  députés  du  sexe  fort  : 

Sur  les  questions  les  moins  comprises 
Pouvant  parler  deux  heur's  de  temps, 
Comm'  vous  je  dirai  des  bêtises, 
Mais  j'en  dirai  bien  plus  longtemps. 

Compromise  dans  l'affaire  de  la  rue  Micliel-le- 
Gomte,  elle  avait  été  condamnée  à  six  mois  de 
prison.  Lorsqu'un  député,  Chapot,  du  Gard,  pro- 
posa de  restreindre  le  droit  de  pétition  politique 
pour  les  hommes,  et  de  le  supprimer  pour  les 
femmes,  elle  protesta  de  sa  prison,  en  disant  : 
«  La  femme  a  le  droit  de  montera  l'échafaud,  elle 
doit  avoir  également  celui  de  monter  à  la  tri- 
bune. »  Laurent  de  l'Ardèche  déposa  la  pétition 
par  laquelle  elle  demandait  pour  les  femmes,  le 
droit  de  voter  et  d'être  éligibles.  Sur  un  rapport 
de  Quentin-Baucluird,  cette  pétition  fut  repoussée 
par  l'Assemblée  (1). 

(1)  .lE.vNNii  Deroin  avait  fondé  V Abnanach  îles  Femmes,  dont 
les  principaux  collaborateurs  étaient,  avec  quelques  femmes 
peu  connues,  Pioire   V'inranI,  Jean  Macé.  I.acliamheaudie. 


LKS    FEMMES    DE    1848  |:1t 

Cet  état-major  du  Féminisme  comptait  encore 
parmi  ses  membres  les  plus  dévoués  et  les  plus 
bruyants  Noémie  Constant  et  Mlle  Henriette. 

Noémie  Constant  était  la  femme  d'un  prêtre  dé- 
froqué, l'abbé  Constant.  Sous  le  pseudonyme  de 
Claude  Vigiion,  elle  écrivait  dans  le  Moniteur 
(lu  soir  des  feuilletons  artistiques. 

La  demoiselle  Henriette  se  disait  artiste  et  si- 
gnait même  de  ce  titre  un  peu  vague.  Elle  s'était 
attirée  un  jour  cette  apostrophe  de  Proudhon  : 
«  Eh  !  citoyenne,  allez  ravauder  vos  bas  et  écu- 
mer  le  pot.  «  Elle  n'eut  pas  le  courage  de  suivre 
ce  conseil  brutal  mais  désintéressé.  Elle  continua 
à  faire  de  la  polique  et  la  politique  ne  lui  porta 
pas  bonheur.  En  1850.  on  la  voyait  sur  le  boule- 
vard Poissonnière,  tenant  une  cage  dans  laquelle 
étaient  enfermées  des  hirondelles,  et  de  temps  en 
temps  elle  disait  aux  passants  :  «  Rendez  la  liberté 
aux  hirondelles  pour  deux  sous  !  »  Emanciper  des 
hirondelles,  voilà  où  elle  en  était  réduite,  après 
avoir  voulu  émanciper  les  femmes! 

Les  principaux  moyens  de  propagande,  à  cette 
époque,  étaient  l'association  et  le  club.  Les  femmes 
voulurent,  elles  aussi,  en  faire  usage. 

Parmi  les  associations  ouvrières  féuiinines.  les 
plus  importantes  furent  celk'  des  ouvrières  blan- 

le  docteur  Malalior,  etc.  En  1858.  elle  était  I ingère  à   Lon- 
dres. 


136  I-V    VI1-;    l'MU  SIENNE 

chisseuses,  - —  fondée  au  mois  de  novembre  1848, 
installée  d  abord  rue  SaiuL-Uonoré,  66,  et  plus  tard 
rue  Hréda,  21  —  et  celle,  fraternelle  également, 
des  lingères  (1).  Cette  dernière  association  faisait 
insérer,  le  8  février  184*J,  dans  le  Peuple,  cette 
lettre  : 

«  Citoyen  uédvgteur, 

«  Nous  ne  voulons  pas  que  le  mot  «  fraternité,  » 
écrit  sur  nos  enseignes,  soit  une  lettre  morte, 
bonne  seulement  à  frapper  les  yeux  des  passants. 
Nous  voulons  que  la  fraternité  passe  dans  nos 
mœurs  et  y  remplace  l'égoïsme  si  fortement  en- 
raciné. A  cet  effet,  Y Associalioii  fraternelle  des 
ouvrières  lingères  de  la  rue  de  la  Corderie-Saint- 
Honoré,  5,  croit  donner  un  bon  exemple  en  vous 
priant  de  vouloir  bien  annoncer,  dans  votre  plus 
prochain  numéro,  qu'à  partir  du  12  du  courant, 
toutes  les  ouvrières  qui  le  composent  sacrifieront 
une  heure  par  jour  à  raccommoder  ^^/y///^^  le  linge 
des  ouvriers  sa/is  travail.  Tout  ouvrier  qui  se 
trouvera  dans  cette  position,  et  qui  voudra  jouir 
de  cet  avantage,  pourra  donc  apporter  chaque  .se- 
maine, au  sortir  des  mains  de  la  blanchisseuse, 


(1)  Il  y  avait  aussi  un  Club  fralcmel  des  Linijères.  rue  Riche- 
lieu, ()•),  fonde  en  mars  1848,  et  qui  avait  pour  présidente 
Désirée  Gay. 


LES    FEMMES    DE    1848  d.S? 

le  linge  propre  à  son  usage  personnel,  il  lui  sera 
rendu  dans  le  plus  bref  délai. 
«  Salut  et  fraternité, 

Pour  l'Association  des  lingères  : 
«  Lermier.  » 

Quatre  ou  cinq  clubs  seulement  parmi  ceux  qui 
avaient  été  fondés  par  des  hommes,  étaient  ou- 
verts à  l'autre  sexe:  le  Club  lyonnais,  celui  de  la 
Montagne,  présidé  par  l'ex-abbé  Constant;  celui 
des  A/iiis  fraternels^  dont  le  président  Brige  de- 
mandait l'admission  des  femmes  à  tous  les  em- 
plois, et  surtout  le  club  de  Gabet. 

Dans  une  l)rochure  publiée  en  août  1847  (1), 
Cabet  avait  donné  un  libre  cours  à  son  culte, 
peut-être  exagéré,  de  la  femme  : 

«  Ah!  s'écriait-il,  dans  un  accès  de  lyrisme,  si 
ma  plume  savait  exprimer  tous  les  sentiments  de 
mon  âme,  l'admiration,  la  reconnaissance,  l'af- 
fection, le  respect,  pour  \-d.  femme  en  général!... 

«  Je  dirais  ses  qualités,  ses  titres,  ses  droits. 

«  Je  la  représenterais  dépositaire  de  la  puissance 
créatrice  de  la  nature,  mère  et  nourrice  de  l'Es- 
pèce humaine,  formant  en  nombre  la  moitié  du 
genre  humain. 

(1)  La  h'ernine,  son  malheureux  sort  dans  la  société  actuelle,  son 
bonheur  dans  la  communauté,  par  M.  Cauet,  ex-déj)ulé,  ex-pro- 
cureur général,  avocat  à  la  Cour  royale  de  Paris...  Août 
1847. 


138  I^V    VIE    PARISIENNK 

Je  la  montrerais  première  compagne  clel'homme, 
sa  première  associée,  ou  plutôt  partie  intégrante 
de  lui-même,  partie  vers  laquelle  la  nature  l'en- 
traîne par  un  irrésistible  attrait,  partie  qui  seule 
peut  suffire  au  complément  de  son  existence, 
partie  sans  laquelle  son  existence  est  incomplète 
et  privée  de  bonheur. 

Je  la  figurerais  sous  une  image  qu'aucun  homme 
ne  peutvoir  sans  émotion,  sous  l'image  d'une  mère, 
ou  d'une  sœur,  ou  d'une  épouse,  ou  d'une  fille. 

Je  la  peindrais  la  plus  belle  des  fleurs;  la  plus 
parfaite  des  créatures  animées;  le  chef-d'œuvre  de 
la  Nature;  la  source,  pour  l'homme,  de  ses  plus 
belles  inspirations  et  de  ses  plus  douces  jouis- 
sances; le  charmant,  dès  le  berceau,  par  son  pre- 
mier sourire,  par  ses  premières  caresses,  par  les 
inexprimables  grâces  de  son  enfance;  le  ravissant 
par  sa  beauté  et  par  l'ineffable  grâce  de  sa  jeu- 
nesse ;  le  captiA^Tut  par  sa  bonté  ;  le  soulageant  et 
le  sauvant  dans  sa  maladie;  le  soutenant  dans  le 
péril  ;  le  consolant  dans  les  revers  par  sa  tendresse 
et  son  dévouement;  supérieure  à  lui  en  patience 
et  en  sensibilité  ;  son  égale  en  intelligence  et  en 
droits. 

«  Je  la  montrerais  transformée  en  divinité  chez 
les  anciens  peuples  civilisés  de  l'Orient,  adorée 
sous  les  noms  de  Junon,  Minerve,  Vénus,  Diane, 
Hebè,  Flore,  etc. 


LES    FEMMES    DE    1848  139 

«  Je  m'indignerais  de  son  oppression  cliez  les 
peuples  barbares,  qui,  par  le  plus  lâche  abus  de 
la  force,  Tont  réduite  à  l'état  à' esclave,  usurpant 
sur  elle  le  droit  de  vie  et  de  mort,  ou  de  vente, 
ou  de  répudiation  capricieuse... 

«  Je  m'indignerais  même  contre  la  prétendue  ci- 
vilisation moderne,  qui  traite  encore  la  femme 
comme  une  espèce  d'esclave,  et  contre  l'insolent 
despotisme  de  l'iiomme  qui,  abusant  toujours  de 
sa  puissance  et  imposant  sa  loi  à  la  femme,  décide 
et  déclare  qu'elle  lui  doit  obéissance. 

«  Je  m'indignerais  surtout  contre  l'ingratitude, 
l'injustice,  la  tyrannie?  d'une  société  qui  condamne 
plus  de  la  moitié  des  femmes  à  l'ignorance,  à  la 
misère,  à  des  travaux  excessifs  qui  les  exténuent, 
les  défigurent  et  les  assassinent...  Oui,  quand 
j'aperçois  une  femme  couverte  de  haillons  et  de 
boue,  ou  traînant  une  charrette,  ou  ployant  sous  h; 
fardeau  ([u'elle  porte  sur  la  tête  ou  sur  le  dos,  je 
nie  sens  transporté  d'indignation  et  de  colère 
contre  une  organisation  sociale  qui  outrage  ainsi 
la  Nature  et  l'Humanité;  et  quand  je  vois  les 
hommes  se  faire  une  étude  et  un  plaisir  de  trom- 
per les  femmes,  de  les  séduire  par  leurs  protesta- 
tions mensongères  et  leurs  perfides  promesses, 
pour  les  abandonner  après  les  avoir  séduites  et 
trompées,  se  rire  de  leurs  larmes,  et  les  accabler 
dt;  leur  mépris,  je   suis  tenté   de  les  appeler  des 


140  lA    VIK    PARISIENNE 

lâches  et  des  barbares,  des  faussaires,  des  voleurs 
et  des  assassins...  » 

Les  femmes  qui  lurent  cette  brochure  durent 
trouver  que  Cabet  leur  faisait  large  mesure. 
D'autres  théoriciens  ou  ro^formateurs,  Proudhon 
par  exemple,  les  traitèrent  avec  beaucoup  moins 
d'indulgence,  et  la  preuve  qu'ils  formaient  la  ma- 
jorité, c'est  que  presque  tous  les  clubs  f(jndés 
par  des  hommes  s'obstinèrent  à  n  y  admettre  que 
des  hommes. 

Les  citoyennes,  jeunes  ou  vieilles,  qui  aspi- 
raient à  profiter,  elles  aussi,  do  la  révolution  de 
1848,  commencèrent  à  se  réunir  au  Café  de  l'Union 
rue  de  Roule-Saint- Honoré. 

Au  mois  de  mars  1848,  Désirée  Gay,  Jeanne 
Deroin  et  le  docteur  Malatier,  fondèrent  le  Club 
de  V émancipation  des  fe/n/nes  {vue  de  Provence, 
61)  (1),  qui  devint  au  mois  d'août  la  Société  de 
V éducation  mutuelle  des  femmes,  et  s'installa 
alors  au  n"  58  de  la  rue  Richelieu.  Sous  la  prési- 
dence de  Désirée  Gay,  directrice  de  l'Association 
fraternelle  des  lingères,  fonctionnaient  des  moni- 
teuses,     Mme      Esquiros     (Adèle     Rattanchon), 

(1)  Le  Club  de  rÉnuuicipution  des  l'cinines  publia  le  prospec- 
tus d'un  journal  ([ui  devait  s'intituler:  la  Tribune  des  Feimnes, 
journal  des  besoins,  des  droits  et  des  devoirs  de  tous  et  de  toutes. 
Le  docteur  Malalior  devait  en  être  le  rédacteur  en  chef  et 
l'ancien  sainl-sinionien  Olinde  Uodrigues  avait  promis  d'en 
faire  les  fraiss. 


LES    FEMMES    DE    1848  lil 

Eugénie  Niboyet,  Jeanne  Deroin,  Anaïs  Segalas, 
Aniable  Tasiu,  etc. 

A,n  début,  les  cours  qui  devaient  être  imprimés 
et  former  de  petites  brochures,  vendues  à  un 
prix  très  modique),  furent  très  suivis,  mais  les  au- 
ditrices se  lassèrent  bientôt  de  servir  de  public  à 
leurs  chères  sœurs.  Toutes,  à  commencer  par  les 
plus  ignorantes,  refusaient  de  rester  de  simples 
écolières.  La  Aanité  tua  le  peu  de  fraternité  qu'elles 
pouvaient  avoir,  et  la  Société  de  l'éducation  mu- 
tuelle des  femmes  ferma  ses  portes. 

La  Société  de  la  voi.r  des  femmes  (L,  que  le 
public  préféra  appeler  plus  simplement  le  club 
des  femmes,  avait  été  fondée  en  avril  1848.  Elle 
avait  son  secrétariat  rue  de  Trévise,  n»  8,  et  sa 
salle  des  séances  au  boulevard  Bonne-Nouvelle, 
dans  le  local  des  spectacles-concerts. 

Le  Club  des  femmes,  pour  lui  donner  le  nom 
sous  lequel  il  est  le  plus  connu,  comptait  comme 
principaux  membres  :  Eugénie  Niboyet,  présidente; 
Anaïs  Ségalas,  Eugénie  Foa,  Marie  Noémie  (qui 
avait  épousé  l'ex-abbé  Constant),  Gabrielle  d'Al- 
tenheym,  fille  du  poète  Soumet;  Hermance  Les- 
guillon,  Suzaime  \'oitelain,  Jeanne  Deroin,  Dési- 

(1)  La  Voix  des  Femmes  était  le  litre  d'un  journal  dont  nous 
aurons  à  reparler.  Dans  son  numéro  du  12  mai  1848,  il  pro 
testa  contre  le  litre  de  Clab  des  Femmes,  qui  lui  paraissait 
(et  il  ne  se  trompait  pas)  prêter  au  ridicule. 

10 


1  i'2  LA     VIK     l'AHlSIKNM-; 

rée  Gay,  Aug'iistiiie  (lenoux,  Henriette,  actrice; 
Pauline  nolaud,  Adèle  Es({uiros.(kielque.s  hommes 
avaient  été  admis,  et  avec  empressement,  dans 
cette  réunion  de  dames  :  Paulin  Niboyet,  fils  de  la 
présidente  :  le  docteur  Malatier,  l'ex-abbé  Cons- 
tant, Emile  Deschamps,  Tabbé  Chatel,  Pierre 
Lachambeaudie.  Emile  Souvestre,  Hippolyte  Bon- 
nelier,  Olinde  Ptodriguez,  Labourieu,  etc. 

L'entrée  coûtait  1  franc  par  homme,  et  25  cen- 
times pour  les  femmes,  mais  afin  d'avoir  plus  de 
monde  à  la  première  séance  (le  11  mai  ,  on  dis- 
tribua  gratuitement  300  cartes  à  25  centimes. 

Cette  séance  d'ouA^erture  fut  orageuse  et  les 
autres  le  furent  au  moins  autant.  Un  soir,  Ma- 
dame Constant,  indignée  de  l'attitude  gouailleuse 
et  de  l'opposition  systématique  d'un  groupe  d'anti- 
féministes,  leur  cria  :  «  Vous  n'êtes  que  des  polis- 
sons! »  et  l'abbé  Chatel  —  compromettant  patro- 
nage —  monta  à  la  tribune  pour  protester  avec 
véhémence  contre  les  perturbateurs. 

Les  amateurs  de  la  vieille  gaité  française,  ceux 
qui  désiraient,  pour  un  prix  modique,  passer  une 
bonne  soirée,  se  donnaient  rendez-A^ous  au  Club 
des  femmes.  Charles  Monselet  s'y  rendit  un  jour 
avec  Champfleury. 

«  C'est  le  seul  théâtre,  écrivait-il  (i),  qui  fasse 

|1)  Mémoires  d'un  pa-isant.  Tableau  de  la  liévolulion  de  tS'iS  (or- 
ticle  publié  dans  la  Hevue  de  Paris  du  20  iiovonibie  18(j-i. 


LES    FEMMES    DE    1848  143 

recette  maintenant;  il  y  a  foule  toutes  les  fois 
qa  il  joue.  Par  malheur,  chacune  de  ses  représen- 
tations est  le  motif  d'une  émeute  sur  le  boulevard, 
émeute  indécente  et  qui  rappelle  les  écarts  des 
escliolieis  du  vieux  Paris.  Les  orages  de  la  séance 
d'hier  vont  sans  doute  faire  interdire  aux  hommes 
l'entrée  du  sanctuaire  des  Spectacles-Concerts,  et 
ce  sera  bien  fait.  Jamais  encore  le  désordre  ne 
s'était  élevé  à  une  pareille  puissance  comique  : 
on  riait,  on  chantait,  on  sifflait;  chaque  phrase  de 
la  présidente  était  une  traînée  de  poudre  à  laquelle 
la  malice  masculine  venait  mettre  le  feu.  «  Et  lui 
aussi,  le  Christ,  s'est-elle  écriée,  a  été  hué  et  ba- 
foué sur  la  croix!!  » 

«  Le  divorce  !  Le  public  ne  sortait  pas  de  là  ;  il 
voulait  absolument  entendre  traiter  la  question  du 
divorce.  En  vain  ces  dames  ont-elles  essayé  de 
lui  faire  comprendre  que  la  question  avait  été 
épuisée  dans  les  séances  précédentes,  le  public  a 
fait  la  sourde  oreille. 

«  A  la  fin,  épouvantée  de  ce  vacarme,  dont  le 
crescendo  laissait  bien  loin  derrière  lui  le  final 
du  Barbiei\  les  dames  du  bureau  se  sont  décidées 
à  plier  bagage  et  à  se  dérober  dans  les  coulisses 
de  leur  gouvernement...  » 

Les  sept  premières  séances  eurent  lieu  dans  la 
salle  du  boulevard  Bonne-Nouvelle.  Lin  avis  pré- 
vint  le   public    qu'à    })artir    du  6    juin   elles    se 


lii  LA    VIE    PAIUSIENNE 

tiendraient  au  n°  49  bis  de  la  Chaussée  d'Antin, 
et  dans  le  manège  Fitte,  rue  Saint-Lazare.  Le 
prix  d'entrée  était  diminué  pour  les  hommes  de 
50  centimes  mais  ils  devaient  être  présentés  par 
des  dames  sociétaires. 

Malgré  la  précaution  qu'on  s'était  décidé  à 
prendre,  le  désordre  continua.  Maxime  du  Camp 
assure  (1)  (mais  son  récit  me  semble  très  sujet  à 
caution)  qu'un  beau  soir,  quelques  gardes  natio- 
naux, «  guidés  par  un  ancien  éditeur  de  musique 
qui  aimait  le  petit  mot  pour  rire  »  pénétrèrent  dans 
le  club,  au  moment  où  on  y  discutait  la  question 
du  divorce,  et,  sans  se  laisser  effrayer  par  l'éner- 
gie de  la  présidente  qui  leur  lança  à  la  tète  une 
carafe  d'eau,  seule  arme  qu'elle  eût  à  sa  disposi- 
tion, s'emparèi-ent  de  plusieurs  des  clubistes,  en- 
traînèrent ces  malheureuses,  qui  n'eurent  même 
pas  la  consolation  d'être  A'iolées,  dans  un  cou- 
loir à  demi-obscur  et  les  fouettèrent  consciencieu- 
sement. Procédé  blâmable  et  qui  ne  prouve  rien. 

Le  Club  des  femmes  s'était  transporté  en  der- 
nier lieu  au  ])assage  Jouffroy,  dans  la  salle  des 
Soirées  orientales.  C'est  là  qu'il  mourut,  en  juil- 
let 1848,  après  avoir  fait  plus  de  bruit  que  de  be- 
sogne, ce  (pii  le  rapprochait  d'ailleurs  des  clubs 
masculius. 

(Ij  Souvenirs  de  l'année  IS'iS.  Paris,  187(;,  p.  125. 


LES    FEMMES    DE    1848  l^S 

«  Trois  médailles  furent  frappées  à  cette  occa- 
sion ;  la  première  portait  sur  la  face  : 

Liberté,  Egalité,  Fraternité. 

CLUB  DES  FEMMES 

Présidence  de  Mme  Niboyet,  Journal  la  Voix  des 
Femmes. 

(ici  trois  tètes  de  mort,  et  au-dessous) 

El  foi  soleil  de  Juillet  IS^S,  tu  ne  l'es  pas  voilé  ! 

Au  revers,  cette  phrase  : 

Les  pauvres  femmes  n'ont  donc  ni  ànie,  ni  capacité  poli- 
tique !  adieu  mes  amours  (ici,  une  petite  femme),  le  concile 
de  Mdcon  les  exclut  du  paradis,  notre  jeune  républupie  leur 
interdit  les  clubs. 

Deuxième  médaille.  Sur  la  face  : 

LiBEUTÉ,  Egalité,  Fraternité. 
CLl'B  DES  DAMES 

Jeton  d'entrée 

Bureau  :  rue  Neuve-de-Trévise,  ''^. —  Mlle  Euc/énie  Miboyet, 
présidente. 

Au  /-evc/s,  une  femme  est  à  la  tribune;  d'autres 
femmes  l'acclament:  au-dessous  on  lit  : 

Dimanche  'J7  mai  18-^^8 

et  autour   du  c/ta/i//),  cette    phrase   extrait(>    d'un 

discours  : 

C'est  nous  qui  faisons  Vliomme.  pourquoi  n'aurions-nous 
pas  voix  délibérative  dans  ses  conseils? 

Cette  médaille    n'a    [lu  servii'  de  jeton  d'entrée 


lif)  LA    VIE    PARISIENNE 

puisque  M.  de  Saulcy,  dans  ses  Souvenirs  numis- 

matiques,  déclare  qu'elle   a  été  frappée  après  la 

fermetui-e  du  club. 

Troisième  médaille  ;  celle-ci  nous  montre  sur  la 

face  une  femme  à  la  tribune   au  milieu   d'autres 

femmes  : 

CLUB  DES  FEMMES,  1848 

Au  revers,  cette  phrase  extraite  d'un  discours  dune 
de  ces  dames  : 

Im  femme  a-t-elle  pins  de  [luissance  sur  l'homme  que  lors- 
qu'elle a  le  dessous  ? 

La  Liberté  est  une  femme,  ne  laissons  pas  le  pouvoir  aux 
hommes  (1).  » 

Auxiliaires  des  clubs,  quelques  journaux  fémi- 
nistes s'efforcèrent  de  plaider  la  cause  des  c(  oppi'i- 
mées  ». 

La  Politique  des  Femmes^  journal  publié  pour 
les  intérêts  des  femmes  et  par  une  société  d'ou- 
vrières, avait  pour  principales  collaboratrices 
Désirée  Gay,  Jeanne  Deroin,  Marie  Dalmay,  Au- 
gustine  Genoux,  Henriette  Sénéchal,  directrice  aux 
Ateliers  nationaux.  Cette  feuille  à  tendances  com- 
munistes devait  paraître  tous  les  dimanches.  Elle 
n'eut  que  deux  numi-ros,  le  IS  juin  et  le  8  août  1848. 
Le  premier  débutait  ainsi  :  «  Notre  politique  a 
été  toute  de  ruse  et  de  dissimulation  dans  le  passé, 
faisons  qu'à  l'avenir  elle  soit  toute  de  conciliation 

1)  l'iuMiN  Maillard,  la  Lé(jcndc  de  hi  Femme  émancipée.  Paris, 
S.  d.,  p.  210. 


LES    FEMMES    DE    1848  147 

et  (le  franchise  ;  cela  dépend  un  peu  de  nous  et 
beaucoup  des  hommes.   » 

UOpinion  d>s  Femmes,  publication  de  la  So- 
c  -été  d'éducation  mutuelle  des  F'emnies ,  fondée  et  di- 
rigée par  Désirée  (jay  et  Jeanne  Deroin,  n'eut  éga- 
lement que  deux  numéros,  depuis  le  21  août  1848. 

Le  seul  de  ces  journaux  qui  ait  eu  quelque  in- 
fluence. Lu  Voi.i  des  Femmes,  journal  quotidien 
socialiste  et  politique,  organe  des  intérêts  de 
toutes,  débuta  le  20  mars  1848  et  vécut  jusqu'au 
10  juin.  Il  avait  comme  directrice  Mlle  Eugénie 
Niboyet,  et  il  dut  au  Club  des  Femmes,  qu'il  fonda, 
les  quelques  lecteurs  qui  lui  permirent  de  ne  pas 
mourir  trop  prématurément. 

Tout  l'état-major  du  Féminisme  collaborait  à 
cette  feuille.  On  y  soutenait  des  théories  relative- 
ment modérées.  En  politi([ue,  on  préconisait  le 
maintien  de  l'ordre  et  l'union  des  classes.  Au 
point  de  vue  des  relations  sociales  entre  l'homme 
et  la  femme,  on  admettait  que  celle-ci  devait  res- 
ter attachée  au  foyer,  mais  on  réclamait  pour  elle 
le  droit  de  voter  et  même  d'être  élue.  Enfin,  on 
demandait  que  par  une  législation  plus  large,  le 
mariage  fût  facilité. 

A  ces  théories  se  mêlaient  parfois,  sous  la 
plume  de  certaines  rédactrices  trop  souvent  re- 
marquables par  leur  laideur,  et  d'autant  plus  irri- 
tées et  impitoyables,  des  jugements  sévères  sur  les 


l/i8  LA    VIK    1>ARISIENNË 

«  tyrans  »  qui  se  refusaient  à  les  épouser  ou  les  ai- 
maient trop  modérément.  Ainsi  une  citoyenne 
Marie,  une  vieille  fille  sans  doute,  affirmait  que 
l'homme  est  dénué  de  sens  moral,  qu'il  n'est  pas 
«  pur  >>  et  qu'il  déteste  la  femme  parce  qu'elle 
veut  lui  imposer  la  chasteté  ! 

La  Voi.r  des  Fe/wwe^  tolérait,  sans  les  approu- 
ver, ces  exagérations  inspirées  presque  toujours 
par  des  déboires  conjugaux  ou  passionnels  et  des 
tentatives  mal  accueillies.  Elle  se  contentait,  et 
c'était  plus  que  suffisant,  d'affirmer  l'égalité  in- 
tellectuelle dos  deux  sexes.  Et  pour  bien  prouver 
que  le  cerveau  féminin  valait  au  moins  celui  de 
l'homme,  Mlle  Eugénie  Foa  proposait  la  création 
d'un  Inslitiil  nalional  des  fenuues.  «  On  l'appel- 
lera, dit  Mme  de  Girardin,  la  couronne  d'immor- 
telles et  aucune  femme  ne  voudra  en  faire  partie.  » 

Ce  journal  féministe  se  vendait  peu.  Une  de 
ses  collaboratrices,  qui  signait  Henriette,  se  plai- 
gnit aigrement  de  la  conspiration  du  silence 
organisée  par  les  répidîlicains  eux-mêmes  contre 
cette  feuille  émancipatrice  —  émancipatrice,  mais 
embêtante. 

On  eut  recours  à  des  souscriptions.  Olinde  Ho- 
dî'igues  prit  quatre  actions  de  cinquante  francs. 
On  le  cita  élogieusement  pour  attii-er  d'autres 
souscripteurs,  mais  ils  ne  vinrent  pas.  Ils  se  mé- 
fiaient. 


LES    FEMMIiS    DE    1848  1  ;9 

Des  adversaires  sans  scrupules,  des  maris 
peut-être,  s'efforçaient  d'empêcher  la  vente  sur  la 
voie  publique.  La  Voix  des  Femmes  lutta  tant 
qu'elle  put.  Son  agonie  se  prolongea  pendant  un 
mois.  Elle  mourut  le  10  juin  1848,  âgée  de 
quarante-deux  numéros. 

Avec  les  journaux  et  les  clubs,  les  femmes 
émancipées  avaient  encore  pour  exposer  leurs 
griefs  et  déballer  leurs  revendications,  les  ban- 
quets plus  ou  moins  fraternels.  Celui  du  19  no- 
vembre 1848  eut  une  exceptionnelle  importance, 
et  la  République  (1)  en  donna  le  compte  rendu 
qu'on  va  lire  —  et  qui  n'est  probablement  qu'un 
communiqué  officiel  : 

«  Dimanche  19,  a  eu  lieu  à  midi,  à  la  barrière 
du  Maine,  le  banquet  des  femmes  socialistes. 
Douze  cents  })ersonnes  assistaient  à  cette  réunion, 
qui  présentait  un  véritable  aspect  de  fête.  On 
comptait  environ  quatre  cents  dames  appartenant 
aux  différentes  classes  de  la  société.  Les  prési- 
dents étaient,  pour  les  hommes,  Pierre  Leroux, 
liernard  et  liarbès  (absent)  ;  pour  les  femmes, 
Mmes  Meisner,  D.  Gay,  d'Expilly. 

«  Pierre  Leroux  a  ouvei't  la  séance  en  lisant  un 
passage  de  Condorcet  sur  la  liberté  des  femmes, 


\\)  La  Rriiuhli'iue,  journal  du  ^oir  (du  2fi  février  1848  au 
2  décembre  1851)  avait  pour  rédacteur  en  chef  un  ardent 
féministe,  Eugène  Barestc. 


laO  LA    V1I-:    PARISIENNE 

et  OÙ  il  est  dit  :  «  Les  femmes  ont  le  droit  de 
monter  à  lu  tribune,  puisqu'on  ne  leur  conteste 
pas  le  droit  de  monter  à  l'échafaud.  » 

«  Les  autres  toasts  ont  été  portés  : 

«  Par  Mme  Désirée  Oay.  —  A  ILiiion  de 
l'homme  et  de  la  femme  ! 

«  M.  Maoé.  —  A  la  Ilépiil)lit|iir  iimiiiéte  et  mo- 
dérée ! 

«  Mme  Gandelot.  —  A  ceux  (pii  les  premiers 
osent  prendre  la  défense  des  opprimés  ! 

«  Mme  Fossoyeux.  —  A  la  méfiance! 

«  Stourm.  —  Au  courage  moral  ! 

«  Mme  Desroches.  —  \  Olinde  Rodrigues. 

«  jNIme  François.  —  Au  bonhcnr  social,  impos- 
sible sans  le  bonheur  de  la  femme  ! 

«  Mme  (ri']x[)illy.  —  A  Saint-Simon,  Fourier, 
et  Louis  Blanc. 

«  Mme  Bours2'eois.  — A  la  IVatcniité  de  riu)mme 

o 

et  de  la  femme  ! 

«  Bernard.  —  Aux  in;irlvrs  de  1  humanité  ! 

«  Cette  réunion  avait  un  caractère  fraternel,  reli- 
gieux et  social,  qu'on  ne  rencontre  pas  dans  les 
réunions  d'hommes  seuls.  Tu  des  pins  grands  so- 
cialistes des  tem})s  modernes  Ta  dit  avec  raison  : 
«   L'individu  social,  c'est  l'homme  et  la  femme.  » 

«  Tout  s'est  passé  d'une  manière  convenable  et 
avec  la  plus  grande  dignilt".  L'ordre,  le  respect, 
la  décence    n'ont   cessé   de  régner    tout    le  temps 


LES    FEMMES    DE    1848  151 

qu'a  duré  cette  communion  fraternelle  et  sociale. 

«  Nous  espérons  que  les  organisateurs  de  ce  ban- 
quet trouveront  de  nombreux  imitateurs  et  qu'avant 
peu  les  banquets  socialistes  ne  seront  plus  com- 
posés que  d'hommes  et  de  femmes.  —  Nos  enne- 
mis comprendront-ils  enfin  qu'ils  n'ont  rien  à 
redouter  de  ces  hommes  qui  prcchent  l'améliora- 
tion du  sort  des  classes  laborieuses  en  présence 
de  leurs  mères,  de  leurs  femmes,  de  leurs  filles, 
de  leurs  sœurs.  » 

Il  n'est  pas  inutile  d'ajouter,  que  la  plupart  des 
femmes,  même  en  1848,  se  trouvaient  très  satis- 
faites de  leur  sort,  qu'elles  ne  se  considéraient  pas 
comme  des  esclaves,  que  le  droit  de  voter  ne  les 
passionnait  pas  du  tout,  et  qu'elles  n'éprouvaient 
aucun  besoin  d'être  émancipées. 

Parmi  ces  théoricieniies  de  l'égalité  des  sexes, 
surtout  devant  l'amour,  on  n'en  compte  guère 
qu'une  qui  ait  eu  un  incontestable  talent,  et  ce 
talent  même,  la  mettant  en  garde  contre  le  ridi- 
cule, finit  par  lui  imposer  une  réserve  relative, 
où  entrait  sans  doute  beaucoup  de  désillusion. 

Comme  la  plupart  des  femmes,  même  supé- 
rieures, George  Sand  nt^  fut  jamais  qu'un  reflet. 
Elle  ne  vit  jamais  une  doctrine  politique  ou  sociale 
qu'à  travers  l'homme  qui  l'exprimait  et  la  repré- 
sentait. Elle  avait  besoin,  pour  croire,  d'admirer 
ou  d'aimer. 


io-1  L\    VIE    PARISIENNE 

Elle  avait  été  amenée  aux  idées  de  réforme  dé- 
mocratique par  son  admiration  pour  Pierre  Leroux, 
quoique  celui-ci,  qui  ressemblait  à  un  porteur 
d'eau  et  à  un  porteur  d'eau  décidé  à  user  le  moins 
possible  de  sa  marchandise,  n'eût  de  séduisant 
que  son  intelligence,  mise  au  service  d'une  admi- 
rable sincérité. 

Elle  l'avait  connu  vers  1837  et  il  fut,  comme 
on  l'a  dit  très  justement,  «  son  grand  prêtre 
laïque  ^k 

Déjà,  dans  /e  Compagiion  du  tour  de  France 
(1840),  dans  le  Meunier  d'AngiOault  (iS^b),  dans 
le  Péché  de  M.  Antoine  (1847),  sous  l'inspiration 
de  Pierre  Leroux,  elle  se  révélait  socialiste,  d'un 
socialisme  philanthropique,  un  })eu  ingénu,  qui 
prêchait  le  rapprochement  des  classes  et  non  leur 
antagonisme. 

Elle  se  croyait  républicaine.  Elle  était  hostile 
au  gouvernement  de  Louis-Philippe  et  à  ce  roi 
trop  bourgeois  et  trop  vieux  qu'elle  appelait  «  un 
homme  vulgaire,  pour  ne  rien  dire  de  pire  ». 
Jeune,  ardent,  passionné  et  aventureux,  Barbés 
lui  plaisait  davantage,  quoiqu'elle  n'approuvât  pas, 
les  jugeant  inopportunes  et  dangereuses,  ses 
équipées  politiques.  Détachée  des  prêtres  mais  pas 
de  la  religion,  sous  sa  forme  la  plus  large  et  la 
moins  gênante,  le  Déisme,  elle  mêlait,  comme 
presque  t(jus  les  républicains  en  ce  temps-là,  au 


LES    FEMMES    DE    1848  153 

culte  (le  h\  République  le  culte  du  Christ. 
L'égoisme  des  riches,  très  réel  sans  doute  mais 
auquel  correspond  un  égoisme  aussi  réel,  celui 
des  pauvres,  la  conduisait  à  un  vague  communisme 
dont  la  valeur  philosophique  paraîtrait  aujour- 
d  hui,   surtout  aux   communistes,  très  médiocre. 

La  révolution  de  1848  la  prit  un  peu  à  l'impro- 
viste.  Elle  la  jugeait  nécessaire  et  ne  la  jugeait 
pas  possible.  La  campagne  de  banquets  n'avait 
eu  pour  elle,  au  début,  aucune  signification,  au- 
cune importance.  Le  résultat,  si  imprévu,  si  dis- 
proportionné, la  remplit  de  surprise  et  de  joie. 

Elle  vint  aussitôt  mettre  à  la  disposition  du 
pouvoir  sa  plume  de  romancière  démocratique. 
Elle  débordait  d'ardeur,  d'enthousiasme  et  de 
généreuses  illusions.  «  Tout  va  bien,  écrivait-elle 
le  9  mars,  au  poète-ouvrier  de  Toulon  (plus  ou- 
vrier que  poète),  Charles  Poney.  J'ai  vu  le  peu- 
ple grand,  sublime,  naïf,  généreux,  le  peuple 
français,  réuni  au  cœur  de  la  France,  au  cœur 
du  monde  ;  le  plus  admirable  peuple  de  l'univers.  » 
Voilà  vraiment  beaucoup  d'épithètes.  VA\e  devait 
plus  tard  en  supprimer  quelques-unes. 

Les  ouvriers,  on  en  était  sur,  mais  ces  mots  de 
«socialisme»,  de  «communisme»,  effrayaient  les 
paysans.  Il  fallait  éduquer  et  conquérir  les  campa- 
gnes, et  aussi  ceux  des  habitants  des  villes,  petits 
artisans,  boutiquiers,  qui    s'obstinaient  à  ne  pas 


loi  LA    VIK    l'AHISIENNK 

avoir  confiance.  C'est  dans  ce  l)ut  que  George 
Sand  publia  ses  Lettres  au  Peuple^  vendues  au 
profit  des  ouvriers  sans  travail,  et  ses  Lettres  de 
Biaise  Bon?iin,  destinées  surtout  aux  paysans.  En 
même  temps  elle  remplissait  de  sa  prose  intaris- 
sable le /?^</Ze^//î  c/r' /«  /^<7J///ViV/;/e  1  .Et  elle  con- 
tinuait à  attribuer  au  peuple  toutes  les  vertus, 
pent-ùtre  poui'  lui  ius|)ii'cr  le  désir  de  les  ac- 
quérir. 

Pour  le  bataillon  des  Féministes,  c'eût  été  une 
excellente  recrue.  On  essaya  de  l'y  enrôler.  La 
VoL.v  des  Femmes,  sans  la  consulter,  posa  sa  can- 
didature à  l'Assemblée  nationale.  Elle  ne  réussit 
qu'à  s'attirer  cette  réponse  peu  aimable  qui  parut 
dans  la  Réforme  : 

«  Un  journal  rédigé  par  des  dames  a  proclamé 
ma  candidature  à  l'Assemblée  nationale.  Si  cette 
plaisanterie  ne  blessait  que  mon  amour-propre,  en 
m'attribuant  une  prétention  ridicule,  je  la  laisse- 
rais passer. 

«  Mais  on  pourrait  croire  que  j'adhère  aux 
principes  dont  ce  journal  se  fait  l'organe... 

«  1"  J'espère  bien  qu'aucun  électeur  ne  voudra 
perdre  son  vote  en  prenant  fantaisie  d'écrire  mon 
nom  sur  son  bulletin  ; 

11)  Inspiré  par  Ledru-Rollin.  il  parut  tous  les  deux  jours, 
du  13  mars  au  (î  mai,  sous  ce  titre  :  BuUelin  de  la  liépuHique 
française.  Ministère  de  VlnUrieur. 


LES    FEMMES    DE    1848  155 

2"  «  Je  n'ai  [)as  l'hoiineur  de  connaître  une  seule 
des  dames  qui  forment  des  (•lul)s  et  rédigent  des 
journaux  ; 

3*>  Les  articles  (jui  pourraient  être  signés  de 
mon  nom  ou  de  mes  initiales  dans  ces  journaux 
ne  sont  pas  de  moi  (1).  » 

On  n'a  jamais  beaucoup  goûté  en  France  les 
femmes  (jui  s'adonnent  à  la  politique.  George 
Sand  s'efforçait  de  fuir  le  ridicule,  mais  le  ridi- 
cule ne  la  fuyait  pas.  Vue  petite  feuille,  le  Miroir 
drolatique,  la  représentait  habillée  en  homme,  le 
coude  appuyé  sur  une  colonne  portant  ces  inscrip- 
tions ;  ('hai)ibre  des  Députés,  Chainbn'  des  Mères. 
Au-dessous  de  la  gravure  se  lisait  un  quatrain, 
qui  n'est  ni  très  méchant  ni  très  spirituel  : 

Si  de  George  Saud  ce  portrait 
Laisse  l'esprit  un  peu  perplexe, 
C'est  que  le  génie  est  abstrait 
Et,  comme  on  sait,  n"a  pas  de  sexe. 

Une  autre  caricature,  faite  à  lioiirges,  l'appe- 
lait «  la  Gigogne  politique  de  1848  ». 

La  liberté  de  ses  mœurs  fournissait  aux  publi- 
cistes  de  l'opposition  de  trop  faciles  attaques  : 
«  liisuni  teneatis  !  écrivait  dans  son  numéro  du 
5  novembre  1848,  V Echo  des  Journaux-,  George 

(1)  Des  articles  étaient  signés  G.  D.,  et  c'étaient  réelle- 
ment les  initiales  d'une  des  collaboralrices  de  la  l'uix  des 
Ffinmcs. 


lo6  I-A     Nil-;    l'MUSIKNNK 

S;ind  a  loué  aux  environs  de  Tours  une  maison  de 
eampagne  où  a  résidé  la  Pucelle  d'Orléans!  »  Le 
l'ait  était  probablement  inventé  de  toutes  pièces, 
mais  on  n'y  regardait  pas  de  si  près. 

Pendant  les  premiers  mois  de  la  révolution, 
pendant  cette  période  de  lune  de  miel  où  la  Bour- 
geoisie a  tant  flagorné  le  peuple,  je  ne  crois  pas 
qu'aucun  homme  politique,  aucun  littérateur,  lui 
ait  prodigué  des  éloges  aussi  démesurés  que 
ceux  qui  abondent  dans  les  œuvres  de  George 
Sand.  Un  exemple  suffira,  je  l'espère,  pour  on 
donner  l'idée. 

Dans  une  pièce  de  circonstance  ^1)  composée 
pour  le  Théâtre  Français  devenu  le  Théâtre  de  la 
République^  et  jouée  le  9  avril  1848,  elle  mettait 
dans  la  bouche  de  Molière,  transformé  en  orateur 
de  club,  cette  profession  de  foi  : 

«  Je  vois  bien  le  roi,  mais  il  ne  s'appelle  plus 
Louis  XI \';  il  s'appelle  le  peuple!  le  peuple  sou- 
verain! C'est  un  mot  que  je  ne  connaissais  point, 
un  mot  grand  comme  l'éternité  !  Ce  souverain-là 
est  grand  aussi,  plus  grand  (jue  tous  les  rois, 
parce  qu'il  est  bon,  parce  qu'il  n'a  pas  d'intérêt  à 
tromper,  parce  qu'au  lieu  de  courtisans,  il  a  des 
frères...  » 

Ces  frères   n'allaii-iit  pas   tarder  à   se  changer 

(1)  Le  Roi  attend.  Cette  picce,  pleine  de  déclamations  niai- 
ses, n'eut  aucun  succès. 


LES    FEMMES    DE    1848  157 

en  frères  ennemis.  Les  journées  de  juin  diminuè- 
rent dans  de  fortes  proportions  l'enthousiasme  de 
George  Sand,  comme  celui  de  bien  d'autres  admi- 
rateurs de  la  démocratie.  De  quel  côté  étaient  la 
Vérité  et  la  Justice  ?  Qnj  aAait-il  de  plus  odieux, 
la  férocité  de  l'attaque  ou  celle  de  la  répression? 
Elle  ne  le  savait  pas  et  elle  n'osait  ni  condamner 
ni  absoudre.  Réfugiée  à  Noliant,  elle  écrira,  le 
30  septembre,  à  Mazzini  :  «  La  majorité  du  peu- 
ple français  est  aveugle,  crédule,  ignorante,  in- 
grate, méchante  et  bête...  »  Ceci,  Molière  aurait 
pu  l'écrire. 

Elle  s'était  montrée  particulièrementsévère  pour 
Lamartine,  «  toujours  abondant  en  phrases,  tou- 
jours ingénieux  en  appréciations  contradictoires, 
toujours  riche  en  paroles  et  pauA^re  d'idées  et  de 
principes  (1)  »,  mais  de  ce  grand  homme  en  car- 
ton-pàte,  de  Ledru-RoUin  qu'elle  avait  sincère- 
ment admiré, en  février  et  en  mars  1848,  elle  tra- 
çait, quelques  mois  plus  tard,  le  portrait  ironique 
et  désabusé  que  j'ai  déjà  cité  dans  un  autre  cha- 
pitre (2). 

L'application  d'une  nouvelle  forme  de  gouverne- 
ment est  le  plus  sur  moyen  d'en  dégoûter  —  quand 
ils  n'en  tirent  pas  un  profit  personnel,  quand  elle  ne 
flatte  pas  leurs  passions  —  ceux  qui  l'avaient  le  plus 

(1    LeUre  à  Ma/zini,  le  4  jidi'iI  IS.jn. 
(2)   Le.'  Hoiniiii'i  (la  .Imir. 

Il 


158  i-\   \ii-:  rviusiKNNK 

ardemment  désirée.  George  Saiid  on  fit  l'expé- 
rience. Dans  le  désarroi  de  ses  opinions  politiques, 
dans  le  naufrage  de  ses  illusions,  Louis-Napoléon, 
qui  s  annonçait  à  la  fois  comme  un  défenseur  de 
l'ordre  et  comme  un  ami  du  peuple,  fut  pour  elle 
un  recours  et  un  refuge  (1).  En  réalité,  après 
avoir  vu  de  trop  près  ce  ([ue  deviennent  au  pou- 
voir tous  les  hommes,  les  hommes  de  tous  les 
partis,  elle  finissait  par  le  scepticisme.  C'est  par 
là  (ju'il  faut  commencer. 

(1)  Elle  lui  disait,  le  2ii  Jnîivier  1852,  dans  une  lettre  où 
e'ie  lui  demandait  une  audience  :  «  l'rince,  je  vous  ai  tou- 
jours regardé  comme  un  génie  socialiste.  »  Dans  la  victoire 
de  Louis  Napoléon,  aux  élections  du  10  décembre,  elle  vit 
une  victoire  du  socialisme  el  de  la  démocratie  contre  (la- 
vaignac  qui  représentait  pour  elle  l'esprit  rétrograde  et 
bourgeois,  —  et  la  répression  impitoyable  des  émeutes  de 
juin. 


IV 


PREMIERES  ILLUSIONS.  —  FÊTES  ET   BANQUETS. 
ARBRES   DE    LA   LIBERTÉ: 


Déjà,  sous  le  règne  de  Louis-Philippe,  les  ad- 
versaires du  Gouvernement,  les  organisateurs  de 
complots,  les  membres  des  sociétés  secrètes, 
ceux  (jui  l'omentaient  les  attentats  contre  le  roi  et 
(;eux  qui  les  commettaient,  avaient  rangé  le  Glirist 
dans  leur  parti.  Alibaud  disait  à  l'îtbbé  Grivel  : 
«  J'admire  Jésus-Ghrist.  G'était  un  i-épublicain 
comme  moi,  et,  s'il  Teùt  lallu,  comme  moi  il  fût 
devenu  régicide  (l).  » 

Accréditée  par  Lamennais,  Pierre  Leroux, 
(jeorge  Sand  et  bien  d'autres,  cette  opinion  sur 
les  tendances  socialistes  du  Clii-ist,  opposé  à  Dieu 

(1  AbliC  GiuvcL,  /(/  l'iisoii  ilu  Lu.reiiihouni  suiis  le  renne  île 
Louis-l'liilippe.  Imi'ressiuns  et  Souveiiir.t.  Paris,  18l">2,  pp.  1U7  et 
m.  (L'abbé  Grivel  était  aumônier  de  la  prison  du  Luxera- 
bourfi.) 


160  LA    VIE    PARISIENNE 

le  Père  qu'on  jugeait  moins  libéral  (1),  était  gé- 
nérale, en  1848,  dans  les  milieux  populaires.  Plu- 
sieurs épisodes  des  journées  de  Février  le  prouvent, 
et  celui-ci,  entre  autres,  ra})porté  par  un  des  his- 
toriographes de  ces  journées,  Henri  Dujardin  (2), 
et  dont  on  trouve  trace,  d'ailleurs,  dans  les  jour- 
naux du  temps  : 

«  On  a  cité  différemment  un  trait  qui  s'est 
passé  aux  Tuileries,  à  l'occasion  du  crucifix  qui 
était  sur  l'autel  de  la  chapelle.  Je  vais  le  rap- 
porter ici,  tel  qu'il  m'a  été  raconté  })ar  M.  Henri 
Delaage  (3),  qui  eut  la  pi'incipale  part  à  ce  fait. 
M.  Delaao-e  est  membre  de  la  Société  de  Saint- 
Vincent-de-Paul  et  Tun  des  rédacteurs  du  Cor- 
saire. «  La  foule,  m'a-t-il  dit,  se  pressait  de  toutes 
«  parts  dans  les  Tuileries  désertes.  Je  marchais 
«  deA^ant  un  groupe  composé  d'hommes  du  jieuple, 
«  de  gardes  nationaux  et  d'une  femme.  Arrivé  à  la 
«  chapelle, je  me  retourne  et  m'écrie  :  «Respect  à 
«  ce  qui  est  sacré  !  »  Je  prends  le  crucifix:  alors  un 
«  ouvrier  s'écrie  :  Voilà  le  gi-and  tribun  Jésus  I — 


(1)  Dans  sa  l'uliliquc  tirée  de  l'Ecrilure  suinte,  Bosslet  en  avait 
fait  un  parlisau  du  pouvoir  alisolu. 

(2)  Histoire  /jrophétiijue,  philosophi(jiLie,  comi>lètc  et  populaire  de 
la  Révolution  de  fécrier  Ifi'iS  ou  la  Liherlé  reconquise.  Pans,  18-18. 
p.  82. 

(3)  C'était,  un  démocrate  chrétien  qui  venait  de  faire  pa- 
raître une  brochure  dédiée  au  Père  Lacordaire  et  intitulée  : 
Affranchissement  des  classes  déshéritées. 


PREMIERES    ILLUSIONS  Ifil 

«  un  autre  :  C'est  notre  maître  à  tous  (1). —  C'est 
i(  ((ussi,/)i'ccr/(i/-/'e,  notre  meilleur  nniil —  D'au- 
«  très  criaient  -.C'est  le  Christ  !  Respect  au  Christ  ! 
«  — Je  remis  le  crucifix  eutre  les  mains  d'un  élève 
«  de  l'Ecole  polytechnique.  Le  groupe  se  remit  res- 
«  pectueusenient  en  marche,  le  front  découvert  et 
«  traversant  la  foule  qui  criait  :  Vive  Jésus  I  Vive  le 
«  Christ  !  —  Mais  moi  je  quittai  le  cortège  et  allai 
«  à  la  Chambre  des  députés.  »  Tel  est  le  récit  que 
m'a  fait  M.  Delaage,  en  présence  d'une  autre  per- 
sonne. Les  autres  versions  ajoutent  que  le  cortège 
porta  solenuellement  le  crucifix  à  l'église  Saint- 
Roch.  Citoyens^  chapeau  bas  !  Saluez  le  Christ  ! 
disait  le  peuple,  et  tout  le  moiidi3  s'inclinait  dans 
un  sentiment  religieux.  » 

Les  Jésuites  eux-mêmes,  ces  Jésuites  que  na- 
guère Eugène  Sue  incarnait  dans  le  sinistre 
Rodin,  avaient  bénéficié  de  cette  popularité  du 
Christ.  Après  le  combat,  un  détachement  d'in- 
surgés, si  nous  en  croyons  le  Corsaire  qui  relate 
ce  fait  curieux,  s'était  posté  à  la  porte  d'un  des 
couvents  de  la  congrégation,  pour  la  protéger  en 
cas  d'attaque,  et  comme  les  Pères,  en  voyant 
arriver  ces  dangereux  défenseurs,  ne  se  mon- 
traient  pas    très    rassui'és  :    «  Ne    ci-aigncz    rien, 

(Ij  Dans  une  lithographie  qui  représente  cette  scène,  ce 
mot  est  attribué  à  un  élève  de  IKcole  polytechnique,  pro- 
bablement à  celui  dont  Henri  Delaage  parle  plus  loin. 


1(V2  LA    VIK    P.\HISIE>'NE 

messieurs,  leur  avait  dit  le  commandant  du  déta- 
chement, la  République  vient  d'être  proclamée  : 
il  n'y  a  plus  que  des  frères  en  Finance.  »  On  le  vit 
bien  quatre  mois  plus  tard. 

Ce  déisme  de  la  Révolution  de  1848,  au  moins 
à  ses  débuts,  est  incontestable.  Il  existait  même 
chez  les  chefs. 

Le  Projet  de  constitution  de  Pierre  Leroux, 
dont  j'ai  parlé  dans  un  chapitre  précédent,  porte 
en  épigraphe  ce  verset  des  Psaumes  :  «  Si  Dieu 
ne  construit  en  vous  l'édifice  de  vos  institutions, 
vous  travaillerez  en  vain  à  l'élever  et  à  l'affermir  » , 
et  il  débute  par  cette  phrase  :  «  En  présence  et 
sous  l'invocation  de  Dieu,  triple  et  un  à  la  fois  qui 
a  créé  l'homme  :  Intelligence,  Amour,  Activité, 
parce  qu'il  l'a  créé  à  son  image.  » 

Un  homme  dont  le  républicanisme  n'est  pas 
douteux,  Lagrangfe,  à  la  séance  de  l'Assemblée 
nationale  du  18  décembre  1848,  s'écriait,  dans  vin 
discours  pour  réclamer  l'amnistie  :  «  Dieu  qui  a 
toujours  favorisé  la  Révolution,  Dieu  qui  a  fait  la 
République  de  février...  »  On  ne  saurait  aller  plus 
loin. 

Le  clergé,  i\  jiart  de  rares  exceptions,  se  mon- 
trait très  favorable  au  nouveau  régime,  et  l'ar- 
chevêque  de   Paris,    Mgr  Affre  (1),   s'y    était  en 

(1)  Né  le  27  seploinbre  1793  à  Saint-Ronie-de-Tarn,  il  avait 
élé  sacré  archevêque  de  Paris  le  6  août  1^40.  Marr  AlTre  s'était 


PREMIERES    ILLUSIONS  i63 

quelque  sorte  rallié,  dès  le  24  février,  par  cette 
lettre  pastorale  reproduite  dans  un  grand  nombre 
de  journaux  : 

«  Monsieur  le  Curé,  en  présence  du  grand  évé- 
nement dont  la  capitale  vient  d'être  le  théâtre, 
notre  premier  mouvement  a  été  de  pleurer  sur  le 
sort  des  victimes  que  la  mort  a  frappées  d'une 
manière  si  imprévue  ;  nous  les  pleurons,  parce  que 
nous  avons  appris,  une  fois  de  plus,  tout  ce  qu'il 
y  a  dans  le  cœur  du  peuple  de  Paris,  de  désinté- 
ressement, de  respect  pour  la  propriété  et  de  sen- 
timents religieux. 

Nous  ne  devons  pas  nous  borner  à  répandre  des 
larmes  :  nous  prierons  pour  tous  ceux  qui  ont 
succombé  dans  la  lutte  ;  nous  demanderons  à 
Dieu  qu'il  leur  ouvre  le  lieu  de  rafraîchissement, 
de  lumière  et  de  paix. 

En  conséquence,  vous  voudrez  bien  faire  célé- 
brer, le  plus  tôt  possible,  un  service  solennel, 
auquel  vous  donnerez  toute  la  pompe  que  permet- 
tront les  ressources  de  la  fabrique... 

Ce  service  aura  lieu  aussitôt  que  vous  aurez  pu 
en  prévenir  les  fidèles,  fût-ce  même  un  dimanche. 
Pendant  la  messe,  une  quête  sera  faite  pour  le  sou- 
lagement des   familles  pauvres  de  ceux  ([ui  sont 

plusieur.s  fois  signalé  —  cl  notamment,  en  1831,  évêque 
d'Amiens  —  par  son  peu  de  sympathie  pour  le  gouverne- 
ment de  Louis-Philippe. 


Kil  L\    VIK    PAHISIKXNK 

morts  ou  qui  ont  été  l)lijssés.  Lo  j)ro(luit  de  cette 
quête  sera  versé,  par  MM.  les  curés,  entre  les 
mains  du  maire  de  leui-  arrondissement... 

Dems,  archevêque  de  Paris. 

ft  Nota. — ^  Dans  le  cas  où  il  serait  nécessaire  ou 
utile  d'établir  dos  ambulances  dans  vos  églises, 
vous  n'hésiteriez  pas  à  les  offrir,  alors  même  que 
l'office  du  dimanche  devrait  être  supprimé.  Si  cet 
office  peut  avoir  lieu,  vous  chanterez,  après  la 
messe  de  paroisse,  le  verset  :  Domine  Salvain 
fdc  Ffuncoriun  genleni...  et  Toraison  :  Deus  a 
qiio  Sancla  desideria ,  recta  et  consilia^  etc.  » 

Plus  sio'uificativG  encore  est  cette  lettre  d'un 
simple  curé  de  chef-lieu  de  canton  : 

A.  M.  de  Lamennais  président  de  la  commis- 
sion des  dons  patriotiques. 

Monsieur, 

«  L'honneur  que  la  Commission  des  dons  patrio- 
ti(^ues  vient  de  faire  au  clergé,  le  témoignage 
public  de  confiance  qu'elle  lui  donne  en  réclamant 
son  concours,  m'a  éic  personnellement  très  agréa- 
ble. Vous  aviiz  deviné  juste,  Messieurs,  quand 
vous  avez  [)ensé  que  le  clergé  s'était  associé  de 
grand  cœur  à  notre  République  nouvelle.  Le  prêtre 
chrétien  ne  voit  dans  les  révolutions  politiques  et 


PREMIERES    ILLUSIONS  1H5 

dans  nos  différentes  transformations  sociales  qne 
le  bonheur  ou  le  malheur  de  ses  concitoyens.  S'il 
se  préoccupe  de  ses  propres  destinées,  s'il  les 
place  dans  la  balance,  c'est  qu'il  est  persuadé  que 
ses  destinées  sont  inséparables  de  celles  de  ses 
frères,  essentielles  à  leur  bonheur.  Tout  le  monde 
le  sait,  la  charité  chrétienne,  qui  a  enfanté  tant 
de  prodiges,  qui  a  créé,  pour  ainsi  dire,  des  cœurs 
nouveaux,  la  charité  chrétienne  est  le  chef-d'œuvre 
du  sacerdoce  :  c'est  le  prêtre  chrétien  qui  a  allumé 
ce  feu  sacré,  qui  l'a  attisé,  que  Ta  réveillé  quand 
il  était  près  de  s'éteindre.  Aussi  la  société  chré- 
tienne a-t-elle  toujours  voulu  que  ses  membres 
les  plus  faibles  et  les  plus  souffrants  fussent 
placés  sous  les  yeux  du  prêtre,  déposés  entre  ses 
mains,  confiés  à  sa  tendresse.  Cela  étant,  se  pou- 
vait-il que  le  clergé  ne  s'associât  pas  de  grand 
cœur  à  la  forme  d'un  gouvernement  qui  s'élève 
pour  prendre  en  main  la  cause  du  pauvre  et  de 
l'indigent,  qui,  respectant  dans  la  société  les  con- 
ditions les  pins  élevées  et  tous  les  droits  acquis 
légitimement,  fait  un  appel  à  tous  les  riches  en 
faveur  des  pauvres,  et  marche  ainsi  à  la  réalisa- 
tion d'une  pensée  évangélique. 

Je  m'empresse  donc  de  déposer  mon  offrande 
sur  l'autel  de  la  patrie,  et  je  vais  remettre  au 
maire  de  ma  commune  la  somme  de  cent  francs 
pour  être  ajoutée  à  la  masse   des  dons   patriuti- 


100  L\    VIE    PARISIENNE 

ques.  Je  regrette  de  ne  pouvoir  mettre  quelque 
proportion  entre  mon  don  et  les  besoins  pressants 
de  la  patrie. 

Vctiillcz  agréer.,, 

Vo.sseaii\,  KS  ;n  ril  18-18. 

G.VILIIALD 
Curé  Je  Vesseaux  (ArJèche). 

La  République  n'ayant  pas  encore  versé  dans 
l'anticléricalisme,  beaucoup  de  prêtres,  fils  de 
paysans,  influencés  par  leurs  origines,  étaient 
républicains.  Les  légitimistes  voyaient  sans  re- 
gret et  ^mème  avec  plaisir  la  chute  de  l'homme 
qui  avait,  disaient-ils,  volé  le  trône  aux  Bour- 
bons de  la  branche  aînée.  Si  les  petits  rentiers, 
éternels  trembleurs,  cachaient  leur  bas  de  laine, 
ne  pouvant  plus  le  remplir,  si  l'industrie  et  le 
commerce  manquaient  de  confiance,  étudiants, 
avocats,  médecins,  gens  de  lettres,  la  plupart  des 
Français  qui  appartenaient  à  l;i  bourgeoisie  cul- 
tivée, se  laissaient  séduire  par  ce  débordement  de 
phrases  humanitaires,  par  ces  grands  mots  de 
Liberté,  de  Fraternité,  dont  l'inévitable  mensonge 
n'apparaîtra  clairement  que  plus  tard. 

Il  y  eut  donc  une  première  période  de  généreuse 
illusion  et  de  patrioti([ue  ivresse.  Les  adversaires 
les  plus  irréconciliables  de  cette  République,  née 
de  l'émeute  et  que  l'émmli' lucra,   sont  obligés  de 


PREMIERES    ILLUSIONS  407 

constater  combien,  à  ses  débuts,  elle  fut  popu- 
laire. «  Cette  révolution,  profondément  sotte,  dit 
Philarètlie  Cluisles  dans  ses  Mémoires  (1),  en- 
thousiasma quelques  âmes.  »  Non  pas  quelques 
âmes,  mais  beaucoup  d'âmes,  les  plus  jeunes,  les 
plus  ardentes,  les  plus  naïves,  celles  qui  n'avaient 
pas  encore  appris  à  connaître  l'humanité  ou  qui 
ne  devaient  jamais  l'apprendre. 

(1)  T.  II,  p.  123.  Il  ajoute  quelques  pjiges  plus  loin  :  «  lUeii 
ne  fut  plus  hideusement  atroce  et  plus  elïVoyable  que  cette 
grande  révolte  que  j'ai  vue  tout  entière.  Elle  attaquait  la 
propriété.  Elle  réalisait  Rabœuf  et  Proudhon,  les  non-pos- 
sesseurs attaquant  les  possesseurs  à  Paris,  elle  était  fana- 
tique, religieusement  convaincue.  Dans  les  cerveaux  popu- 
laires, dans  les  âmes  populaires,  il  n'y  avait  pas  seulement 
le  crime,  mais  la  foi.  Les  bras  populaires  agissaient,  cons- 
piraient, barricadaient,  tuaient,  massacraient,  non  seule- 
ment pour  le  pillage  mais  sous  1  influence  d'une  croyance 
absurde  et  nouvelle  qui  ne  laissait  subsister  aucune  frater- 
nité entre  les  hommes,  aucune  sympathie  entre  les  classes, 
aucun  lien  entre  les  conditions.  Les  pauvres  avaient  souf- 
fert ;  ils  souiTraient  encore;  les  femmes,  les  enfants,  les  fa- 
milles, quelquefois  sans  pain,  souvent  sans  ouvrage  et  sans 
asile,  avaient  entendu  les  philofO[»lies  *>t  les  orateurs  leur 
prêcher  légalilé  et  le  vol.  A  la  conquête!  Réalisons  l'éga- 
lité 1  Tuons  les  riches  !  Prenons  leurs  biens.  Les  habiles 
sont  avec  les  riches  1  Tuons  tout  1  Les  forçats  et  les  assas- 
sins soufflaient  le  feu,  et  Paris,  quatre  jours  entiers,  roula 
dans  le  sang,  parce  que  lou'es  les  leçons  de  ruses,  d'in- 
trigues et  d'iniquité  avaient  été  données  depuis  \lt\),  et 
écoutées.  » 

Ce  tableau,  un  peu  poussé  au  noir,  se  r.qi|»orte  surtout 
aux  journées  de  juin.  .Je  le  cite  par  aidicipalion,  pour  mon- 
trer le  chemin  parcouru  en  quatre  mois,  et  comment,  grâce 
au.v  clubs,  aux  journaux,  etc.,  les  haines  de  classes  allaient 
tout  dominer. 


408  LV    VIE    PARISIENNE 

Dominé  par  un  instinctif  cabotinage,  le  peuple, 
que  le  silence  effraie  et  que  le  calme  ennuie,  a 
besoin  de  traduire  son  enthousiasme  par  des  ma- 
nifestations extérieures.  Une  des  formes  que  pri- 
rent ces  manifestations  fut  la  plantation  des 
arbres  de  la  Liberté. 

Cette  idée  d'associer  la  [)olitique  à  l'arboricul- 
ture n'était  pas  nouvelle.  Pendant  la  guerre 
d'Amérique,  des  arbres  {inay  pôles)  avaient  été 
pris  comme  emblèmes  commémoratifs  de  l'indé- 
pendance qu'on  venait  de  conquérir.  En  France, 
le  premier  arbre  de  la  Liberté  fut  planté,  au  mois 
de  mai  1790,  dans  le  département  de  la  Vienne, 
et  bientôt  presque  toutes  les  communes  en  eurent 
un.  Les  abus  qui  résultèrent  de  ces  plantations 
civiques,  et  les  violences  qui,  sous  prétexte  de 
fraternité,  les  accompagnaient  souvent,  donnèrent 
lieu  au  décret  du  3  pluviôse  an  II  (22  janvier 
1794). 

Quelques  jours  avant  le  14  juillet  1831,  des 
journaux  annoncèrent  que  pour  célébrer  l'anni- 
versaire de  la  prise  de  la  Bastille  on  planterait, 
sur  divers  points  de  Paris,  des  arbres  de  la 
Liberté,  mais  une  ordonnance  du  préfet  de  police, 
Vivien,  s'y  opposa. 

Il  fallut  attendre  une  troisième  révolution  pour 
le  rétablissement  d'un  usage  que  la  première 
avait     inauguré.     Pierre    Leroux     le    considérait 


PREMIERES    ILLUSIONS  169 

comme  très  important  et  l'article  100  de  son 
Projet  de  Constitution  disait  : 

«  Des  Peupliers  seront  plantés  et  entretenus 
avec  soin  dans  toutes  les  communes  de  la  Répu- 
blique. » 

Le  Clergé  présidait  presque  toujours  à  ces  ma- 
nifestations. Il  bénissait  solennellement  (1)  les 
arbres  pris  le  plus  souvent  dans  les  jardins  des 
congrégations  et  offerts  au  peuple  par  les  reli- 
gieux, jésuites,  carmes  ou  capucins,  avec  des 
guirlandes  et  des  banderoles.  • 

«  Les  Serviteurs  de  l'Église,  en  livrées  galon- 
nées d'or,  en  chapeaux  à  cornes  et  en  bas  de  soie, 
moitié  laquais  et  moitié  bedeaux,  étaient  les  objets 
d'une  grande  admiration  pour  la  foule  déguenillée 
des  gamins  qui  les  suivaient,  et  qui  les  auraient 
houspillés  s'ils  les  avaient  vus  derrière  une  voi- 
ture. J'ai  souvent  entendu  les  propos  dédaigneux 
du  pauvre  bourgeois,  observant  le  cortège,  du 
seuil  de  sa  boutique,  que  pas  un  chaland  n'avait 
franchie  depuis  des  semaines  ;  en  prêtant  l'oreille 
au  commentaire  dont  il  ne  cessait  d'accompagner 
cette  parade  burlesque,  et  qu'il  adressait  à  sa 
compagne,  assise,  dans  une  inaction  obstinée, 
derrière   son   comptoir    déserté,  j'ai   été  porté  à 

{\)  On  prétendit  plus  tard  que  c'était  avec  de  l'eau  bé- 
nite empoisonnée,  et  que  la  plupart  des  arbres  en  crevè- 
rent. 


1711  LA   \iK  i>\insii:>M-: 

croire  que  cette  maseurade  sera  un  puissant  élé- 
ment de  réaction  à  venir  (i).  » 

Une  de  ces  plantations,  mais  dans  laquelle  un 
bal  populaire  remplaça  la  bénédiction,  a  été  dé- 
crite par  Le  Mois  (2)  (N"  du  3L  mai  1848)  : 

«  Ce  soir  ('23  mars),  il  y  a  eu  g'i'aude  fête  au 
boulevard  du  Temple  :  Texemple  donné,  le  20  mars, 
par  la  population  du  Gros-Oiiliou,  a  successive- 
ment été  suivi  par  tous  les  quartiers  de  Paris. 
Chaque  place,  chaque  carrefour,  chaque  coin  de 
rue  a  voulu  avoir  son  arbre  de  la  Liberté,  et  le 
Théàtre-Histori({ue  (3)  a  réclamé  son  droit,  que 
personne  ne  lui  a  contesté. 

En  effet,  le  Tiiéàtri'-Ilistori({ue  avait  eu  sa  bar- 
ricade littéraire;  elle  datait  delà  première  soirée 
où  fut  joué  le  Chevalier  de  Maison-Rouge  (4), 
et  où  se  fit  entendre  pour  la  première  fois  ce 
C liant  des  Gi/ondins,  devenu  si  populaire  depuis. 

(1)  XoRMAMiY,   Une  Année  de  récohUiun,  [.  I,  p.  30U. 

(2)  Le  .l/oîs,  journal  d'Alexandre  Dumas;,  avait  commencé  à 
paraître  en  mars,  avec  celte  épigraphe  :  "  Dieu  dicte  et  nous 
écrivons,  i)  C'est  une  nouvelle  transformation  de  Dieu,  pu- 
bliciste  et  collaborateur  dAlexandre  Dumas. 

(3)  Le  Théûlre-Hialorique,  dont  nous  parlerons  plus  longue- 
ment dans  un  autre  chapitre,  avait  été  construit  en  1847,  sur 
le  boulevard  du  Teiu|)le,  prescjue  à  langle  de  la  rue  du  Fau- 
bourg-du-Teniple.  Alexandre  Dumas  en  avait,  avec  quatre 
associés,  parmi  lesquels  Vedcl  et  Ilostein,  le  privilège. 

(4j  Le  Chevalier  de  Maison-RoïKje,  drame  en  ô  actes  et  12  ta- 
bleaux, d'Ai.EXA\n«E  DiMAs  et  Aucuste  MvyLEï,  fut  joué  pour 
la  première  fois  le  3  aoùL  1^!47. 


l'IîEMlKUES    ir.I.USIONS  m 

Il  eu  résulta  (juc  la  plantatiou  de  sou  inhre  l'ut, 
pour  le  Théâtre-Historique,  uue  solennité  (1). 

«  La  façade  fut  éclairée  à  giorno,  comme  on  dit 
en  Italie.  M.  Varuey  ^2),  l'auteur  de  la  musique 
des  Girondins^  se  plaça,  avec  tout  son  orchestre, 
au  balcon,  et  immédiatement  après  la  sortie  de 
Monte-Cristo^  le  concert  commença. 

«  La  foule  s'amassa  devant  le  théâtre  ;  puis, 
comme  à  cet  endroit  le  boulevard  est  dallé  d'as- 
phalte  et  présente  une  surface  aussi  unie  qu'un 
parquet,  elle  comprit  bientôt  qu'elle  pouvait  se 
faire  du  boulevard  une  vaste  salle  de  bal. 

«  La  foule  demanda  donc  une  contredanse. 

«  L'orchestre  s'empressa  d'obéir. 

«  Aussitôt  le  bal  s'organisa,  avec  l'arbre  de  la 
liberté  pour  centre,  la  voûte  étoilée  du  ciel  pour 
dôme,  la  population  des  maisons  voisines  pour 
spectateurs. 

«  Le  café  Monte-Cristo  et  le  café  du  Théâtre- 
Historique  portaient  les  rafraîchissements. 

«  Le  bal  dura  jusqu'à  4  heures  du  matin.  » 

Deux  jours  plus  tard,  le  25  mars,  on  plantait 
un  arbre  de  la  Liberté   sur  la  place  de  Grève,  à 


(1)  Une  solennité-réclame. 

(2)  Pierre-Joseph-Alphonse  \  .uiu-y,  qui  devint  en  18.")7 
chef  d'orchestre  des  HoulTes-Parisiens  et,  en  18(i2,  directeur 
du  même  théAtre.  C'est  le  père  de  1  auteur  de  la  niusitiue  des 

Mousquetaires  nu  C.oueenl. 


I7:>  I-V    VIE    PARISIENNE 

rendi'oit  oii  avaient  été  exécutés  (1)  les  quatre  ser- 
gents de  la  Kochelle,  llaoïilx;,  Goubin,  Pommier 
et  Bories. 

Celui  qui  l'ut  planté,  le  3  avril,  à  Argenteuil, 
donna  lieu  à  un  incident  assez  dramatique. 

LJn  nommé  Lebas,  au  moment  où  était  tirée  une 
salve  en  l'honneur  de  ce  peuplier  patriotique,  abat- 
tit une  branche,  parce  qu'il  avait  mis  par  mégarde 
une  balle  dans  ^on  fusil.  La  ïoule  se  précipita  sur 
lui.  Les  plus  échauffés  parlaient  de  le  fusiller. 
Pour  le  sauver,  en  donnant  un  semblant  de  satis- 
faction à  ceux  qui  l'entouraient  en  vociférant,  on 
se  hâta  de  l'incarcérer.  Le  lendemain,  la  foule,  qui 
n'était  pas  encore  calmée,  vint  assiéger  la  prison, 
et,  quand  on  voulut  emmener  le  malheureux  Lebas 
à  Versailles,  elle  le  força  à  descendre  de  voiture 
et  à  faire  la  voniQ  pieds  nus  (2). 

Généralement,  ces  petites  fêtes  civiques  se  dé- 
roulaient d'une  manière  moins  tragique,  mais  il 
arrivait  très  souvent  que  les  «  planteurs  »  éprou- 
vaient l'impérieux  besoin  non  pas  d'arroser  leur 
arbre  de  la  Liberté,  mais  de  s'arroser  eux-mêmes. 
Ils  allaient  quêter  de  maison  en  maison,  et 
quand    les    «   offrandes  »  leur    semblaient   suffi- 

(1)  Le  20  septenil)re  l!S22. 

('/)  Coup  d\vil  rétrospectif  Mir  lea  tjuaire  premiers  mois  île  la  Ré- 
volution de  février  IS'iS.  Extrait  du  journal  le  Pays.  Paris,  1850, 
p.  27. 


rREMlÈHES    ILLUSIONS  17H 

santés,  ils  s'installaient  dans  le  cabaret  le  plus 
proche  et  ils  n'en  sortaient  qu'en  proie  à  une 
ivresse  dont  on  peut  affirmer  sans  crainte  qu'elle 
n'était  pas  exclusivement  patriotique. 

Les  bourgeois  admis,  même  quand  ils  se  ca- 
chaient soigneusement  chez  eux,  à  paj^er  ces  liba- 
tions les  trouvaient  d'autantpluscoùteuses  qu'elles 
se  répétaient  trop  fréquemment.  La  plantation  des 
arbres  de  la  Liberté  tendaient  à  devenir  une  nou- 
velle profession  à  l'usage  des  ivrognes  républi- 
cains. 

Ce  fut  une  cause  certaine,  incontestable,  de 
l'impopularité  des  arbres  de  la  Liberté  (1),  mais  il 
V  en  eut  d'autres  qu'indique  Emile  Thomas,  dans 
son  Histoire  des  Ateliers  nationaux  (2)  : 

«  iV.  cette  époque  (en  mars),  naquit  l'engouement 
des  arbres  de  la  Liberté.  Je  fis  tout  ce  que  je  pus, 
et  mes  camarades  m'y  aidèrent,  pour  le  coml)attre-, 
nous  y  avions  même  si  bien  réussi,  (juc,  pendant 
les  premiers  jours,  pas  un  seul  de  ces  arbres  ne 
fut  planté  par  nos  ouvriers,  à  qui  nousavions  fait 
comprendre  que  si  le  but  en  était  noble,  que  si 
la  pensée  qui  y   présidait  était  généreuse  et  pa- 

(1)  De  l'impopularité  dans  la  buurgeoi&ie  mais  pas  dans  la 
classe  ouvrière.  Au  mois  de  mai  1850,  lorsque  le  préfet  de 
police,  Carlier,  ordonna  d'arracher  un  assez  grand  nombre 
d'arbres  de  la  Liberté,  il  y  eut  de  sérieuses  menaces  de  iSou- 
lèvement. 

(2)  Paris,  1818,  p.  ICI. 

12 


174  L.V    VIE    PARISIKNNE 

triotiqac,  les  conséquences,  malheureusement,  en 
étaient  fatales  pour  la  confiance  publique,  que  rien 
ne  détruisait  mieux  que  ces  éternelles  promenades 
dans  les  rues,  que  ces  éternels  discours  jetés  au 
vent. 

«  Malheureusement,  le  Gouvernement,  qui  avait 
déjà  sanctifié  le  prétexte,  y  joignit  l'exemple,  en 
autorisant  par  la  présence  de  certains  de  ses 
membres,  MM.  Ledru-Rollin,  Flocon,  Caussidière, 
surtout,  bon  nombre  de  ces  cérémonies.  Elles 
eurent  pourtant,  grâce  au  clergé  qui  s'y  associa, 
au  moins  cet  excellent  effet  de  rappeler  à  l'idée 
religieuse  le  peuple  si  facile  à  émouvoir,  à  entraî- 
ner par  les  sentiments  purs  et  élevés. 

«Je  dus  donc  renoncer  désormais  à  arrêter  l'en- 
trainement  ,  pour  tâcher  au  moins  d'en  régulari- 
ser l'effet.  Toutes  nos  compagnies  voulaient  plan- 
ter leur  arbre  dans  leur  quartier.  l^Ues  avaient  à 
cet  égard  les  prétentions  les  plus  tristement  bouf- 
fonnes que  Ton  puisse  imaginer.  Non  content  de 
décorer  ainsi  le  centre  de  toutes  les  places,  on  vou- 
lait que  chaque  carrefour,  même  les  plus  fréquen- 
tés, «dissent  leurs  arbres;  on  voulait  en  planter 
jusque  dans  l'angle  des  rues,  «;t  on  choisissait  les 
plus  gros  et  les  plus  grands  par  un  esprit  de  ri- 
valité facile  à  comprendre.  Quant  aux  éléments 
de  la  fête,  on  allait  les  prendre  partout  où  il  yen 
avait,   jusque   dans   les  jardins   publics,    jusque 


PREMIERKS    ILLUSIONS  17o 

dans  les  propriétés  particulières.  Les  ouvriers 
avaient  été  jusqu'à  s'ingérer  qu'on  leur  payât 
comme  un  jour  de  travail  celui  qu'ils  avaient  con- 
sacré à  satisfaire  cette  manie  d'un  reboisement 
général. 

«  Les  instructions  que  je  donnai  alors  à  tous 
mes  camarades  furent,  non  plus  de  s'opposer  à  un 
engouement  devenu  invincible^  mais  d'assister 
eux-mêmes  à  chaque  plantation,  de  veiller  à  ce 
que  Tordre  le  plus  grand  y  régnât,  que,  les  cho- 
ses achevées,  chacun  se  retirât,  qu'on  ne  fit  pas 
de  quête  surtout  pour  arroser  la  cérémonie  :  ils 
parvinrent  ainsi  à  dissuader  aux  ouvriers  de  boi- 
ser les  rues  de  Paris,  et  leur  firent  choisir  au 
moins  les  lieux  les  plus  écartés;  ils  leur  persua- 
dèrent même,  dans  bon  nombre  de  cas,  d'aller  re- 
planter où  ils  les  avaient  pris,  des  arbres  qu'ils 
avaient  exigés.  Pour  donner  enfin  plus  d'inno- 
cuité encore  à  la  chose,  je  fus  voir  le  conserva- 
teur des  pépinières  du  bois  de  Boulogne,  et  j'obtins 
de  lui  qu'on  délivrerait,  sur  mes  bons,  des  peu- 
pliers, qui,  s'ils  devaient  par  leur  transplanta- 
tion nuire  à  la  circulation  publique,  au  moins  ne 
causeraient  aucun  préjudice  par  leur  arrachage, 
soit  à  la  propriété,  soit  à  l'agrément  des  jardins 
ou  des  promenades  publiques. 

«  Les  ouvriers  me  témoignèrent  aussi  le  désir 
que,  sous  mes  auspices,  un  arbi'c  de  la  Liberté  fût 


17G  LA    VIE    PARISIIÎNNE 

planté  à  Monceaux.  J'y  consentis,  à  la  condition 
expresse  que,  de  leur  part  au  moins,  ce  serait  le 
dernier. 

«Un  peuplier  colossal,  situé  au  milieu  d'une  des 
pelouses  du  parc,  fut  choisi  par  nos  hommes; 
leurs  délégués  l'ornèrent  de  fleurs,  de  drapeaux 
et  de  rubans;  ilsconvièrent  à  cette  solennité  leurs 
femmes  et  leurs  enfants,  les  deux  postes  de  gai'de 
nationale  mobile  et  sédentaire,  la  musique  d'un 
régiment  de  ligne,  et  le  clergé  de  Saint-Joseph- 
du-Roule... 

«  Les  ouvriers  me  tinrent  parole,  et  les  planta^ 
tions  d'arbres  à  la  Liberté  cessèrent  de  ce  moment, 
sauf  le  lendemain  pourtant,  à  l'Opéra  ;  mais  celui- 
là  n'était  pas  de  leur  fait,  car  MM.  Ledru-Rollin, 
Gaussidière  et  Etienne  Arago  y  présidaient,  bien 
qu'une  vingtaine  de  nos  délégués  eussent  été  ap- 
pelés pour  y  représenter  les  classes ouvrières(J)...  » 

Paneiii  cl  ci i  censés  !  C'est  ce  que  la  plèbe  de 
Rome  réclamait  et  obtenait,  comme  salaire  de  son 
asservissement,  des  maîtres  qu'elle  s'était  don- 
nés. La  plèbe  de  Paris,  qui  se  croyait  libre,  ses 
maîtres,  qui  étaient  aussi  ses  valets,  ne  pouvant 

(1)  Un  des  derniers  arbres  de  la  Liberté  de  celte  époque 
(jui  aient  survécu,  le  dernier  peut-être,  est  celui  du  square 
Louvois,  aujourd'hui  dépouillé  de  toutes  ses  branches.  Il 
avait  été  planté  le  20  mars  1S48  et  béni  parle  curé  de  Saint- 
Roch. 


PIIKMIERKS    ILLUSIONS  177 

pas  la  nourrir,  seriorcùrcut  de  l'amuser.  Us  pro- 
diguèrent les  fêtes.  Et  ces  manifestations  d'un  ci- 
visme déclamatoire,  ces  cortèges  interminables, 
convenaient  admirablement  à  un  peuple  de  badauds 
imbéciles,  toujours  en  quête  de  quelque  nouveau 
spectacle,  et  de  prétentieux  M'as-tu-vu,  avides  de 
s'exhiber,  de  défiler,  de  parader,  avec  des  fleurs, 
des  rubans,  des  cocardes  ou  des  plaques  de  métal 
à  la  boutonnière,  avec  des  galons  sur  les  man- 
ches, avec  des  chapeaux  empanachés,  avec  des 
uniformes  chamarrés  d'or  ou  d'aro-ent. 

La  première  de  ces  fêtes,  la  seule  dans  laquelle 
il  y  ait  eu  autant  d'émotion  que  de  curiosité,  la 
cérémonie  funèbre  du  4  mars,  ce  fut  en  quelque 
sorte  la  clôture  des  journées  de  février(l). 

«  Le  4  mars,  Paris  tout  entier  était  réuni  sur  la 
ligne  des  boulevards,  de  la  ^ladeleine  à  la  Bas- 


il) Le  Moniteur  en  donna,  dan.s  son  numéro  du  ô  mars,  un 
succinct  compte  rendu  où  se  mêlait  un  panégyrique  un  peu 
trop  anticipé  du  icouvernement  provisoire  et  de  la  Répu- 
blique de  1848  :  «  Hier,  c'était  l'ivresse  du  triomphe  ;  au- 
jourd  hui,  c'est  le  calme  dans  la  force.  Une  foule  qui  ne 
peut  se  compter  que  par  centaines  de  mille  attendait  sans 
bruit  et  en  bon  ordre  la  pompe  des  funérailles.  Tout  Paris 
était  dans  les  rues  ou  aux  fenêtres.  Des  travailleurs  de 
toutes  les  professions  étaient  venus  se  ranger,  non  plus, 
comme  au  moyen  ■•'ige,  sous  la  batmière  de  la  superstition, 
mais  sous  les  drapeaux  intelligents  de  la  fraternité  répu- 
blicaine, attendant  inipalienimenl  le  Gouvernement  provi^ 
soire  qui,  après  la  famille  (ie:^  victimes,  semblait  repré- 
senter leur  i'ainille  adoptive,  la  l'rance  entière...  » 


I7S  LA    VIK    PAIUSIKNNE 

tille  ;  le  peuple  des  trois  journées  de  février  ren- 
dait les  derniers  honneurs  aux  victimes.  Dès  le 
matin,  le  tambour  rappelait  dans  tous  les  quar- 
tiers, et  les  gardes  nationaux  allaient  occuper  les 
postes  qui  leur  avaient  été  assignés. 

«  C'était  à  l'église  de  la  Madeleine  que  le  service 
funèbre  devait  être  célébré.  L'église  était  toute 
tendue  de  noir  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur. 

«  Sur  la  tenture  de  la  façade  principale  on  lisait  : 
Aux  Citoyens  morts  pour  la  Liberté.  L'église 
était  éclairée  à  l'intérieur  par  quinze  lampadaires 
funèbres.  Entre  le  chœur  et  la  nef  était  dressé  un 
immense  sarcophage  de  style  égyptien,  auquel  on 
arrivait  par  une  rampe  de  huit  degrés,  et  dans 
lequel  étaient  placés  quinze  cercueils  renfermant 
les  dépouilles  mortelles  de  quinze  victimes.  Sur 
les  côtés  du  sarcophage  on  lisait  :  Morts  pour  la 
Patrie. 

«  Les  corps  des  autres  victimes  avaient  été  placés 
la  nuit  précédente  dans  les  caveaux  de  la  colonne 
de  Juillet. 

«  A  midi  un  quart,  les  membres  du  Gouverne- 
ment provisoire,  les  ministres,  suivis  des  mem- 
bres des  municipalités,  entraient  dans  l'église  et 
prenaient  place  au  banc  d'oeuvre.  Les  députations 
diverses  et  les  parents  des  victimes  se  plaçaient 
immédiatement  après  eux.  Les  degrés  de  la  fa- 
çade principale  du  temple  étaient  occupés  par  le 


PKKMIERES  ILLUSIONS  179 

chœur,  hommes  et  femmes,  du  IhéàtiH!  de  l'Opéra, 
des  Italiens  et  de  TOpéra-Comique,  et  le  péristyle 
par  l'orchestre  instrumental  de  l'Opéra. 

«  A  l'arrivée  du  Gouvernement  provisoire  les 
chœurs  entonnèrent  la  Marseillaise,  l'orchestre 
exécuta  ensuite  une  marche  funèbre  de  Cherubini; 
puis,  concurremment  avec  les  choristes,  le  chœur 
du  Serment  de  Guillaume  Tell,  un  morceau  de  la 
CréatioJi  d'Haydn,  et  la  Prière  de  Moise. 

«  L'exécution  de  ces  divers  morceaux  eut  lieu  en 
présence  d'une  foule  immense,  qui  avait  envahi 
entièrement  la  place  de  la  Madeleine  et  la  rue 
Royale,  jusqu'à  la  place  de  la  Révolution.  Toutes 
les  fenêtres  étaient  garnies  de  curieux  ;  on  en  re- 
marquait même  jusque  sur  les  toits  et  les  chemi- 
nées. 

«  La  ligne  des  boulevards,  depuis  la  Madeleine 
jusqu'à  la  Bastille,  était  occupée  par  une  foule 
compacte  ;  les  contre-allées  étaient  bordées  de 
chaque  côté,  sur  la  chaussée,  par  un  cordon  trico- 
lore continu,  coupé,  d'intervalle  à  intervalle,  par 
des  écussons  sur  lesquels  on  lisait  :  Respect  aux 

MANES    DES    VICTIMES    DES    22,   23  ET   24  FËVIUEil. 

«  La  chaussée  était  occupée  par  une  haie  mobile 
composée  de  détachements  de  la  garde  nationale 
et  de  la  troupe  de  ligne. 

«Après  la  cérémonie  religieuse,  qui  fut  célébrée 
à    i    heure   un  quart,  le  cortège  se  mit  en  mar- 


ISO  I.\    VIK    PMUSIK.NNF. 

che  et  se  dirigea  vers  la  colonne  de  Juillet  en 
suivant  la  ligne  des  boulevards  dans  Tordre  sui- 
vant : 

En  tète  un  escadron  de  la  garde  nationale  à 
cheval,  suivi  d'un  escadron  de  dragons,  d'un  esca- 
dron de  cuirassiers  et  d'une  compagnie  d'artillerie; 
venaient  ensuite,  précédés  du  maître  des  céi'émo- 
nies  des  Pompes  funèbres,  le  corps  de  musique 
des  six;  premières  légions  de  la  garde  nationale, 
tambours  en  tète,  puis  une  compagnie  des  le""  et 
2''  bataillons  de  chaque  légion,  entre  lesquelles  se 
trouvait  une  compagnie  d'infanterie  de  l'armée. 

«  Immédiatement  après,  les  corps  des  victimes 
placés  dans  six  corbillards,  précédés  des  ordonna- 
teurs et  du  clergé  de  la  Madeleine,  suivis  par  les 
membres  du  (jouverncment  i)rovisoire  et  les  mi- 
nistres, escortés  de  faisceaux  de  la  Républiipie. 
Derrière  eux  la  famille  des  victimes,  hommes, 
femmes  et  enfants,  suivis  par  la  municipalité  cen- 
trale à  la  tête  des  municipalité  d'arrondissement, 
des  députations  d'ouvriers  de  tous  les  corps  déf.it, 
de  la  presse,  des  écoles,  de  la  magistrature,  de  la 
Société  des  gens  de  lettres,  etc.,  de  la  première  di- 
vision militaire  de  la  place. 

«  Après  diverses  députations  on  rejn:u'(|iiail.  sur 
un  char  magnifi([ue,  traîné  par  huit  chevaux  rich>'- 
m.'ut  caparaçonnés,  le  synd)ole  de  la  llépahliqui' 
ai  ni' lieu  de  faisceaux  et  de  drapeaux  tricoh^res. 


PREMIERES    ILLUSIONS  181 

«  Deux  escadrons  de  cavalerie  de  la  garde  natio- 
nale et  de  l'armée  fermaient  la  marche. 

«  Le  cortège  arriva  sans  encombre  à  la  place  de 
la  Bastille  au  cri  de  :  Vii^e  la  République  /  aux 
chants  de  la  Marseillaise  et  des  Girondins^  et 
auxs3"mphonies  delamusique  de  lagarde  nationale 
et  des  régiments  de  ligne. 

«  La  partie  du  cortège  où  se  trouvaient  les  pa- 
rents des  victimes  attirait  particulièrement  Vatten- 
tion  de  la  foule,  ainsi  que  deux  ou  trois  cabrio- 
lets qui  contenaient  les  détenus  politiques  de  la 
monarchie  mis  en  liberté  la  veille. 

Dans  le  premier  de  ces  cabriolets  on  remarquait 
^IM.  Auguste  Blanqui  et  Huber,  qui  dirigèrent 
plus  tard  le  mouvement  de  la  funeste  journée  du 
10  mai  (1).  M.  Barbés,  nommé  colonel  à  la 
12«  légion  par  le  Gouvernement  provisoire,  était 
à  la  tête  de  sa  légion. 

A  3  heures,  la  tête  du  cortège  arrivait  au 
pied  de  la  colonne  de  Juillet;  il  était  4  heures 
quand  on  aperçut  le  clergé  qui  précédait  le  char 
mortuaire  ;  les  troupes  présentèrent  les  armes  ;  et 

(1)  "  A  la  suite  du  cortège,  les  détenus  polititiues  se  firent 
surtout  remarquer  par  leurs  excentricités.  Iluber  était  dans 
un  cabriolet  entouré  de  ses  amis  Juchés  sur  le  sièf;e,  sur  le 
cliin  al,  et  jusque  sur  la  capolc  (jui  portail  cette  inscription  : 
l  iriiiiies  ii'iHli<iucx.  Ils  parcoururent  ainsi  toute  la  longue  ligne 
des  boulevards,  faisant  des  allocutions,  poussant  des  cris, 
et  se  donnant  en  spectacle.  »  A.  CiiiiNU,  les  Conspiraleurg, 
Paris,  18.50,  p.  loy. 


\H~1  LV    VIE    PAKISICNXE 

le  clergé  descendit  dans  les  caveaux  de  la  colonne, 
où  138  cercueils  avaient  déjà  été  descendus. 

MM.  Dupont  (de  l'Eure)  et  (  j^émieuv  pronon- 
cèrent quelques  paroles  qui  lurent  accueillies  par 
le  cri  de  Vive  la  République  ! 

Les  membres  du  Gouvernement  provisoire  se 
retirèrent,  accompagnés  d'une  multitude  qui  fai- 
sait retentir  l'air  de  ses  acclamations  (1)...  » 

La  République  de  1848  n'avait  pas  à  sa  dispo- 
sition pour  organiser  matériellement  ses  fêtes  un 
David,  mais  le  décor,  la  mise  en  scène,  les  cor- 
tèges rappelaient  celles  de  la  Révolution,  ([u'on 
s'efforçait  d'imiter. 

Pour  la  fête  delà  Fraternité,  le  20  avril  1848  (2), 
qui  se  déroula  dans  les  Cbamps-Elysées,  il  y  eut, 
le  long  de  l'avenue,  des  canons  dont  la  gueule 
était  cachée  sous  des  guirlandes  de  fleurs,  et.  dans 
le  cortège,  des  branches  de  lilas  et  d'aubéi>ines 
fixées  à  l'extrémité  des  fusils,  et  des  roulements 
de  tambours,  et  des  musiques  et  des  hymnes  pa- 
triotiques. C'était  une  fête  du  Printemps  plus  en- 
core que  de  la  Fraternité,  mais  du  printemps  [)ari- 

(1)  Journées  illustrées  de  la  dévolution  de  ISliS,  p.  83. 

(2)  «  La  fête  de  la  Fraternilé  a  été  la  plus  belle  jouinée 
de  l'Histoire.  Un  tuilUon  dûmes,  oubliant  toute  rancune, 
toute  dilTérence  d'intérêts,  pardonnant  au  passé,  se  mo- 
quant de  l'avenir,  et  sembrassant  d'un  bout  de  Paris  à 
l'autre  au  cri  de:  Vive  la  Fraternilé  .'  C'était  sublime.  »  Lettre 
de  George  Sand  à  Maurice  Sand,  le  'Jl  avril  tS'iS  {Nouvelle  Revue, 
n-  du  15  septembre  1881). 


PREMIERES    ILLUSIONS  183 

sien.  Le  soleil  boudait.  De  pâles  rayons  apparais- 
saient parfois  dans  un  ciel  couvert,  pour  dispa- 
raître aussitôt. 

L'estrade  réservée  au  Gouvernement  provisoire 
avait  été  élevée  au  pied  de  l'Arc  de  triomphe  de 
l'Etoile.  A  côté  de  Lamartine,  de  Ledru-Rollin,  de 
Louis  Blanc,  et  des  autres  membres  du  Gouver- 
nement, la  foule  contemplait  avec  émotion  un 
chien,  un  simple  barbet,  de  race  indécise. 

Ce  chien,  qui  appartenait  sans  doute  à  quelque 
société  secrète,  avait  eu,  pendant  les  journées  de 
février,  une  })atte  traversée  par  la  balle  d'un  garde 
municipal.  Il  boitait,  il  boitait  j)Our  la  patrie. 
Recueilli  par  des  soldats  de  la  garde  républicaine, 
il  en  avait  reçu  le  glorieux  nom  de  Barricade.  A 
cette  occasion  les  journaux  parlèrent  de  lui,  et  quel- 
ques-unes de  ces  feuilles,  faisant  valoir  qu'il  était 
entré  un  des  premiers  à  l'Hôtel  de  ville,  le  24  fé- 
vrier, demandaient  (|u'on  lui  accordât  une  pension. 

Le  20  avril.  Barricade,  en  descendant  de  l'es- 
trade, rassasié  de  gloire,  disparut.  On  ne  le  revit 
jamais  plus.  Les  mêmes  journaux  prétendirent 
que  les  réactionnaires  l'avaient  fait  assassiner  (1). 

(1)  Quelque  absurdes  que  paraissent  ces  grotesques  dé- 
tails à  ceux  qui  les  lisent  aujourd'hui,  nous  pouvons  al'fir- 
mer  (ju'ils  sont  dune  exacfilude  scrupuleuse,  et  nous  avons 
sous  les  yeux  cinq  ou  six  journaux  (jui  les  raiiporlcnt.  » 
Coup  (Tœil  rélruspectifsur  les  (luulre  prcmittr/.  mois  delà  Révolution 
(la  tS'fS...,  p.  3:5. 


|8i  LA    VIE    PAUISIKNNK 

Il  y  eut  encore,  jusqu'aux  journées  de  juin, 
quatre  ou  cinq  fêtes  :  celle  du  4  mai,  longuement 
décrite  par  Charles  Monselet  ([ui  y  assista  et  (jui 
est  une  des  plus  curieuses  (1)  ;  celle  du  14  mai, 
dans  laquelle  figurèrent  500  jeunes  filles  coif- 
fées gratuitement  dans  la  grande  salle  de  la 
Bourse  ;  celle  du  22  mai,  où  des  membres  de  l'Ins- 
titut, ([ui  S(.'  rendaient,  vêtus  de  leur  liahil  Y(M't, 
au  Gliamp-de-Mars,  furent  accueillis  par  des  cris 
de  fureur  :  A  bas  les  aristos  !  A  bas  les  marquis  ! 
Poursuivis  par  des  coups  de  pierre,  ils  hâtèrent  le 
pas,  courbant  récliiiic,  par  habitude  profession- 
nelle. On  les  avait  pris,  avec  leurs  figures  vieil- 
lotes  et  leur  uniforme  démodé,  pour  des  contem- 
porains et  des  courtisans  de  Charles  X. 

La  dernière  fête  (pie  donna  la  Republique  de 
1848  fut  celle  de  la  Constitution,  au  mois  de  no- 
vembre. 

On  avait  planté  autour  de  la  place  de  la  Con- 
corde des  mâts  vénitiens  reliés  entre  eux  par  des 
guirlandes  de  chêne  et  ornés  d'oriflammes  trico- 
lores et  portant  chacun  un  écusson  avec  le  nom 
d'un  des  départements  de  la  France.  Quatre  de  ces 
mâts,  plus  hauts  que  les  autres  et  placés  aux 
angles  de  la  place,  avaient  de  grandes  oriflammes 
en  soie  sur  lesquelles  ou  lisait  les  dates  des  jour- 
n  «es  de  février. 

(1)   Une  Année  de  révo'ution...,  t.  I,  p.  3G5. 


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PREMIERES    ILLUSIONS  \S' 

Sur  lo  pont  de  la  Concorde  s'élevaient  des  tré- 
pieds et  quatre  colonnes  de  granit  égyptien  aux- 
quelles étaient  attachées  des  banderoles  avec  la 
devise  :  Liberté^  Egalité,  Fraternité. 

L'obélisque  disparaissait  presque  sous  des  fais- 
ceaux de  drapeaux,  et  à  son  pied,  s'érigeait  la 
statue  d'une  Vierge  qui  représentait  la  Consti- 
tution. Cette  vierge  ne  devait  pas  tarder  à  être 
violée. 

Vis-à-vis  s'élevait  un  autel  de  trente  mètres  de 
haut,  surmonté  d'une  croix  dorée.  Cet  autel,  drapi' 
de  velours  rouge  et  d'étoffe  d'or,  avait  déjà  servi, 
mais  drapé  de  noir,  pour  la  fête  funèbre  du  4  mars. 
Sur  chacune  des  quatre  faces  ou  avait  inscrit  le 
précepte  de  l'Evangile  :  «  Aimez -vous  les  uns  les 
autres.  »  Une  plate-forme  avait  été  disposée  pour 
la  lecture  solennelle  de  la  Constitution. 

Deux  tribunes  étaient  réservées  aux  députés, 
au  corps  diplomatique,  aux  principaux  digni- 
taires. 

Les  personnes  munies  de  billets  remplissaient 
quatre  antres  tribunes. 

A  neuf  heures,  l'Assemblée  nationale  sortit  du 
palais  Icgislntif  et,  ])ar  le  pont  di*-  la  Concordi', 
garnie  d'une  double  haie  de  gardes  nationaux,  se 
dirigea  vers  la  place. 

Elle  était  précédée  par  son  président,  Armand 
Marrast,  par  le  général  Cavaigiuic  chef  du  pou- 


188  LA    VIE    I»AIUSIENNE 

voir  exécutif,  qui  portait  sur  son  uniforme  le 
burnous  des  officiers  d'Afrique,  et  par  le  Conseil 
des  ministres. 

De  son  côté,  à  la  même  heure,  le  clergé  partait 
de  l'église  de  la  Madeleine.  Il  formait  un  immense 
cortège  de  800  prêtres  ou  séminaristes  en  tête 
desquels  s'avançaient  l'archevêque  de  Paris, 
Mgr  Sibour,  les  évêques  de  Langres,  d'Orléans 
et.  de  Quimper,  membres  de  l'Assemblée,  et  Mgr 
Monard,  préfet  apostolique  de  Madagascar. 

Les  cinq  prélats  se  placèrent  au-devant  de  l'au- 
tel, tandis  qu'Armand  Marrast,  le  général  Cavai- 
gnac  et  les  ministres  montaient  sur  la  plate- 
forme et  s'asseyaient  sur  les  fauteuils  dorés  qui 
y  avaient  été  disposés,  autour  de  la  grande  table 
recouverte  de  velours  rouge. 

(^uand  le  silence  se  fut  fait  peu  à  peu  dans  la 
foule,  plus  intéressée  qu'émue  par  ce  spectacle, 
le  président  de  l'Assemblée  se  leva  et  donna  lec- 
ture de  la  Constitution. 

Il  avait  neigé  pendant  une  partie  de  la  mali- 
née,  et  le  temps  continuait  à  glacer  l'enthou- 
siasme de  ces  milliers  de  spectateurs  qui  remplis- 
saient la  place.  Jamais  fête,  au  propre  et  au 
figuré,  ne  fut  plus  froide,  ce  jour-là  comme  le 
lendemain. 

«  La  foule,  dit  Lord  Normanby  dans  son. j'oiu- 
nal,   était  considérable  aux  Champs-Elysées.  Je 


FKEMIÈKES    ILLUSIONS  189 

m'y  suis  promené  pendant  quelques  instants...  On 
n'y  discernait  pas  le  plus  léger  enthousiasme.  Je 
n'y  ai  pas  entendu,  et  je  n'ai  pas  appris  que  per- 
sonne ait  entendu  dans  tout  Paris  ce  qu'on 
pourrait  appeler  un  cri  patriotique.  J'ai  vu  dans 
la  soirée  deu\;  représentants  ([iii,  comme  secré- 
taires à  rAsseml)lée,  assistaient  au  grand  dîner 
de  rilùtel  de  Ville.  Ils  m'ont  dit  que  le  (ioayer- 
nement  et  eux-mêmes  avaient  été  hués  sur  la 
place,  à  leur  entrée  et  à  leur  sortie,  par  la  foule, 
qui  les  appelait  «  les  lainéants  (1)». 

Les  journées  de  juin  avaient  irrité  le  [)euple  et 
épouvanté  la  bourgeoisie.  Les  déceptions,  les 
rancunes,  les  inquiétudes,  tous  ces  oripeaux  de 
costumier  et  de  décorateur  ne  suffisaient  plus  à 
les  dissimuler  ou  à  les  endormir. 

Moyen  de  propagande  très  apprécié  par  les 
restaurateurs,  et  peut-être  aussi  par  les  méde- 
cins, les  banquets  lassèrent  le  public  beaucoup 
moins  vite  que  les  fêtes  civiques.  Ils  répondaient 
à  un  double  besoin,  celui  de  manger  et  celui  de 
pérorer.  11  y  en  eut  en  grand  nombre  pendant 
cette  période  de  notre  histoire,  et  jusqu'à  la  fin. 
Je  citerai  sans  commentaire,  et  pour  méuioire, 
les  plus  importants  de  l'année  1848,  imi  plutôt 
des    derniers    ukus  de   cette  année,   en   indi(|uant 

1)  lut-  Aiiitce  de  ltci:,liili<,ii.   I.  I,  j».  Ht).'). 

1:5 


190  I^A     NII'^    l'vniSlKN.NE 

simplement,  al'iu  de  préciser  les  tendances  et  le 
but,  cenx  qui  les  présidèrent  et  les  toasts  qu'on  y 
porta. 

2'2  octobre.  —  13an([uet  dit  de  Passy,  présidé 
par  le  comte  d'Alton-Sliee  (1^.  Toast  de  Prou- 
dhon,  qui  y  assistait  :  «  A  V avènement  prochain 
du  Socialisme.  » 

31  octobre.  — ■  Banquet  populaire  aux  Bati- 
gnoiles,  présidé  par  Pierre  Leroux.  Un  millier  de 
convives  à  1,50  par  tète.  Toasts:  «  A  l'association 
universelle.  A  la  prompte  abolition  du  salaire. 
A  Louis  Blanc,  qui  le  premier,  après  février,  a 
organisé  le  travail.  A  Barbes,  le  martyr  de  la  Li- 
fo jrté.  » 

i"  novembre.  — •  Banquet  dit  des  Marchands 
de  vin.,  à  la  barrière  du  Maine  :  700  convives  à 
2  francs  par  tète.  Toasts  :  «  A  l'abolition  des  oc- 
trois. A  Tabolition  du  salaire.  A  la  réforme  loca- 
tive.  )) 

5  novembre.  —  Banquet  de  la  Fédération  des 
peuples  de  l'Europe,  à  la  barrière  Montparnasse  : 
800  convives  à  1  franc  par  tète.  Le  citoyen  Saint- 
Just  (c'est  probablement  un  pseudonyme)  portt'  un 

(1)  Edmond  d'Alton-Sheo,  né  en  1810,  enlré  à  la  Chaniltre 
des  pairs  en  1836,  élail  devenu  hiusquemenl  démot-rale  en 
1847.  En  1848,  il  se  signala  par  sa  conviction  ou  ses  alti- 
tudes révolutionnaires.  Cet  aristocrate  socialiste,  que  le 
peuple  refusa  de  prendre  au  sérieu.x,  disparut  en  1841»  de 
la  vie  politique. 


PREMIERES  ILLUSIONS  191 

toast  :  «  Aux  hommes  forts,  aux  hommes  cou- 
rageux et  vaillants  pour  la  cause  de  l'humanité  ; 
à  ceux  dont  le  nom  sert  de  guide,  d'appui  et 
d'exemple  aux  êtres  abâtardis  ;  à  tous  ceux  que 
l'histoire  appelle  des  héros!...  A  Brutus,  à  Gati- 
lina,  à  Jésus-Christ,  à  Julien  l'Apostat,  à  Attila... 
(singulier  assemblage!).  A  tous  les  penseurs  du 
moyen  âge!...  Aux  penseurs  malheureux!... 
A  J.-J.  Rousseau,  à  son  élève Maximilien  Robes- 
pierre !   » 

12  novembre.  —  Banquet  offert  par  les  artil- 
leurs de  la  garde  nationale  de  Paris  à  leurs  cama- 
rades de  Lille  et  de  Valenciennes.  Les  artilleurs 
de  Lille  protestent  contre  des  toasts  socialistes  et 
il  se  produit  une  bagarre. 

13  novembre.  —  Banquet  des  Délégués  du 
Luxembourg,  à  la  barrière  du  Maine  :  1.400  con- 
vives à  1  franc  par  tête.  A  défaut  de  Louis  Blanc 
absent  (il  s'était  réfugié  à  Londres),  Pierre  Yin- 
çard(l)  préside...  On  boit  :  «  A  l'Association.  A 
Louis  Blanc  et  à  tous  les  martyrs  de  la  République 
démocratique  et  sociale.  » 

16  novembre.  —  Banquet  dit  du  2*^  arrondisse- 
ment, présidé  par  Cabet.  Toasts  :  «  A  la  patiencel 
A  l'union  intellectuelle  et  morale  par  les  clubs.  A 
la  République  universelle.  » 

(Il  IMerre  \inçaid,  né  en  1808,  était  soinl-s;iiiionicii.  II  a 
plilili»'"  des  Mémoires  d'un  Siiinl-Siinoiiien,  «jui  sont  foil  riii'icuX. 


19-2  L\    VIE    PARISIENNE 

19  novembre.  —  Banquet  des  femmes  démo- 
crates socialistes,  à  la  Barrière  du  Maine. 
1.200  convives. 

Le  même  jour,  au  Château-Rouge.  Banquet  de 
la  Presse  socialiste,  présidé  par  Lamennais, 
2.000  convives  à  3  fr.  50  par  tête.  Beaucoup  de 
députés  y  assistent,  parmi  lesquels  Ledru-Rollin 
qui  prononce  un  discours. 

23  novembre.  —  2«  banquet  des  Marchands  de 
vin  à  la  barrière  du  Roule.  700  convives  à  2  francs. 
Discours  de  Ledru-Rollin. 

26  novembre.  —  Banquet  dit  de  famille,  du 
12'^  arrondissement  à  Montrouge.  2.000  convives, 
les  hommes  à  1  fr.  25,  les  femmes  à  1  fr.,  et  les 
enfants  à  0  fr.  25.  Pierre  Leroux  préside,  assisté 
de  son  fidèle  Greppo  et  de  Lagrange.  Toasts  : 
«  A  la  politique  pacifique  fondée  sur  le  sentiment. 
A  l'union  indissoluble  des  ouvriers  et  des  étu- 
diants. A  la  communion  des  peuples.  A  l'avant- 
garde  révolutionnaire  du  monde,  aux  faubourgs.  » 

21  novembre.  — Banquet  socialiste  à  l'Associa- 
tion des  cordonniers,  à  la  barrière  du  Maine. 
800  convives  à  1  fr.  25.  Pierre  Leroux  préside. 
Il  fait  un  long  éloge  de  saint  Grépin  et  s'écrie  : 
K  Un  grand  ])enseur,  un  membre  de  l'Institut,  un 
Lamartine,  un  Napoléon  n'est  pas  plus  qu'un  cor- 
donnier! »  Des  cordonniers  répondent,  avec  quel- 
ques cuirs. 


PREMIERES    ILLUSIONS  193 

2  décembre.  —  Banquet  des  Enfants  de  Paris, 
présidé  par  le  député  Poupin  (1),  qui  boit  à  la 
République  démocratique  et  refuse  d'employer  le 
mot  «  sociale  »  «  parce  que,  dit-il,  selon  moi,  il 
semble  indiquer  une  pensée  d'esclavage,  plutôt 
qu'une  pensée  d'humanité  ». 

3  décembre.  —  Trois  banquets,  ce  jour-là  : 
Banquet  de  la  République  démocratique  et  so- 
ciale des  Vlll'^  et  IX^'  arrondissements,  du  village 
de  Grenelle. 

Banquet  démocratique  et  social  des  Ecoles. 

Banquet  des  Travailleurs  socialistes  des  deux 
sexes  :  «  à  l'Association  des  cuisiniers,  barrière 
du  Maine.  Toasts  :  «  A  la  Montagne  de  1793.  — 
A  la  Calomnie.  » 

7  décembre.  —  Banquet  des  Républicains  dé- 
mocrates et  socialistes  du  III'"  arrondissement,  à 
la  salle  Valentino,  présidé  par  Pierre  Leroux  et 
Proudhon. 

9  décembre.  —  Banquet  des  Démocrates  socia- 
listes de  Montmartre.  Toasts  :  «  A  la  Méfiance, 
sœur  de  la  N'igilance.  Aux  prisons,  les  liùtclleries 
du  progrès  de  toutes  les  tyrannies,  le  berct-au  de 
toutes  les  libertés.  A  Jésus-Christ.  » 

10  décembre.  —  Banquet  socialiste  de  la  Ser- 

(1)  Poupin,  ancien  ouvrier  hoilo£?er,  avait  ('■té  élu  député 
de  la  Seine.  Il  appartenait  au  parti  des  républicains  modé- 
rés et  il  se  rallia  à  l'Empire. 


194  LA    VIE    PARISIENNE 

rurerie    et    de  la   Mécanique,    à    la  barrière    du 
Maine. 

23  décembre.  —  Deux  banquets  anniversaires 
de  la  naissance  du  Christ. 

Banquet  des  femmes  démocrates  socialistes, 
salle  Valentino. 

Banquet  religieux  et  social  présidé  par  l'abbé 
Ghatel  (1). 

24  décembre.  —  Banquet  des  Démocrates  so- 
cialistes français  et  allemands,  à  la  barrière  du 
Maine.  Toast  :  «  A  l'alliance  des  peuples.  A  l'Al- 
lemagne démocratique.  » 

25  décembre.  —  Deuxième  banquet  des  femmes 
démocrates  socialistes,  salle  Valentino  (en  l'hon- 
neur du  Christ,  comme  celui  du  23  décembre). 
Pierre  Leroux  y  assista.  On  y  boit  :  i<  A  Marie, 
première  propagatrice  du  socialisme  ». 

Deuxième  banquet  religieux  et  social,  présidé 
par  l'abbé  Chatel,  à  la  barrière  de  Sèvres. 

(1)  Le  même  jour  les  démocrates  socialistes  célébraient 
ranniveisaire  de  la  naissance  du  Christ  dans  une  fête  don- 
née au  Jardin  d'Hiver. 


APPENDICE 

La  fcte  du  4  mai  18 'iS  (1). 


«  Dès  7  heures  du  matin,  Paris  tout  entier 
sort  de  chez  lui.  Le  ciel  s'est  levé  superbe.  La 
garde  nationale  s'échelonne  sur  le  boulevard ,  et, 
dans  une  heure,  ce  cortège,  qui  prend  naissance 
à  la  Bastille  pour  aboutir  au  Champ-de-Mars, 
va  s'ébranler  et  onduler  magniliquement  comme 
un  serpent  aux  anneaux  d'or. 

Autour  de  la  colonne  de  Juillet,  des  ouvriers 
s'occupent  à  installer  un  immense  décor,  représen- 
tant la  sombre  forteresse  de'  la  Bastille.  Rien  n'y 
manque,  ni  le  pont-levis,  ni  les  soupiraux,  ni  les 
étroites  croisées  masquées  de  noirs  barreaux  de 
fer.  Cette  toile  théâtrale,  cette  masse  haute  et 
large  qui  remplit  la  moitié  de  la  place,  ferait  il- 


(1)  CiiARLKS  Mo>sELET,  .Wffioi/v'.s  d'uii  fiussctnl.  Tableau  (/c  Pari 
en  IS'iS   Itfviw  <lf  Paris,  if  du  2<'  nnvonilire  1864). 


490  LA    ME    PARISIENNE 

lusion  à  iiii  octogénaire,  (^est  ce  soir,  ([iie  doit 
être  démolie  la  Bastille  pour  la  seconde  fois. 

11  est  encore  de  bonne  heure;  les  corporations, 
sachant  qu'elles  se  trouvent  à  la  queue  du  défilé, 
s'organisent  avec  lenteur.  Le  mouvement  et 
l'animation  ne  sont  sensibles  que  devant  la  Ma- 
deleine, dans  l 'ex-rue  Royale,  et  surtout  en  face 
du  ministère  de  la  Marine,  où  l'on  voit  arriver, 
en  souliers  blancs,  en  robe  blanche  et  couronnées 
de  chêne,  les  jeunes  filles  dont  il  est  question  dans 
le  programme.  A  part  quehpies  exceptions  gra- 
cieuses, la  majorité  ne  paraît  pas  répondre  d'une 
manière  satisfaisante  aux  exigences  du  ministère 
de  l'Intérieur. 

11  est  8  lieurcs  et  demie,  et  les  représentants 
du  peuple,  convoqués  pour  7  heures,  ne  sont  pas 
encore  en  nomljre.  Les  Parisiens  eux-mêmes,  peu 
accoutumés  à  ces  solennités  matinales,  n'encom- 
brent })as  autant  ([u'on  pourrait  le  croire,  la  place 
de  hi  Concorde  et  les  aljords  du  i)aUiis  de  l'Assem- 
blée. Plus  couipactc  est  la  foule  le  long  du  quai 
d'Orsay.  Là,  des  échafaudages  en  phuu'hes,  des 
bancs,  des  échelles  sont  disposés,  moyennant  réli'i- 
bution,pour  faciliter  au  piihlir  la  vue  du  cortège. 

A  chaque  extrémité  du  pdnt  dlena,  deux  po- 
teaux d'une  hauteui'  extraordinaire  font  flotter 
dans  les  nuées  de  riches  banuièi-es  dorées,  où  se 
lisent  les  dates  des  23  et  24  février. 


APPENDICE  197 

Deux  pyramides  s'élèvent  à  l'entrée  du  Champ- 
de-Mars,  ayant  chacune  à  leur  base  trois  statues 
de  dimensions  gigantesques.  Ce  sont  :  autour  de 
la  pyramide  de  gauche,  l'Allemagne  appuyée  sur 
une  lyre  ;  la  France  avec  le  coq  gaulois  à  ses 
pieds,  la  main  sur  une  table  de  pierre  où  sont 
écrits  ces  mots  :  Abolition  de  la  peine  de  mort, 
suffrage  universel^  liberté  de  la  presse;  l'Italie, 
tenant  la  tiare  et  l'épée.  —  Autour  de  la  pyra- 
mide de  droite,  la  Liberté  avec  une  massue  et  des 
fers  brisés,  l'Egalité  avec  un  niveau,  et  la  Fra 
ternité.  Au-dessus  de  la  Liberté,  on  lit  les  maxi- 
mes suiA'antes  :  «  La  Liberté  consacre  la  justice 
pour  règle,  les  droits  d'autrui  pour  bornes,  la  na- 
ture pour  principe  et  la  loi  pour  sauvegarde.  » 
Au-dessus  de  la  Fraternité  :  «  Unissez-vous  les 
uns  les  autres  ;  aimez  votre  prochain  comme  vous- 
même  ;  chacun  pour  tous,  tous  pour  chacun.  »  — 
Et  enfin,  au-dessus  de  Vhlgalité  :  «  La  nation 
règne,  la  loi  gouverne;  la  loi  est  le  niveau  rigide 
de  l'égalité;  le  [)euple  est  souverain,  ses  manda- 
taires administrent.  »  —  Entre  ces  deux  pyra- 
mides flotte  un  cord(jii  de  neuf  bannières  brodées 
d'or;  celle  du  milieu  lait  ondover  au  sohnl  ces 
lieux  vers  deBéranger  :  Peuples,  lonne/  une  Sainte 
alliance  et  donnez- vous  \;\  main. 

Quelques  pas   plus  loin,  se  lidiivent  deux  sta- 
tues, debout,  sans  [)ié(lestal,  et  assez  mal  degros- 


198  LA    VIE    PARISIENNE 

sies  :  V Agriculture,  la  serpe  à  la  ceinture  et  cou- 
ronnée (le  feuillage;  V Industrie,  tenant  l'olivier 
d'une  main  et  le  caducée  de  l'autre,  reposée  sur 
des  ballots  de  marchandises.  A  partir  de  ces  fi- 
gures commence  une  double  ligne  de  trente-deux 
piédestaux,  placés  de  distance  en  distance,  por- 
tant à  leur  sommet  une  sorte  de  réchaud  triangu- 
laire dans  le  mauA'aisgoùt  empire.  Ces  piédestaux 
se  continuent  jusqu'au  devant  de  l'Ecole  militaire 
avec  des  bannières  et  des  trophées  dans  leurs  in- 
tervalles. 

A  leur  centre  s'élève  la  statue  colossale  de  la 
République,  par  Clésinger.  C'est  une  femme  aux 
traits  sévères,  coiffée  du  l)onnet  phrygien,  vêtue 
d'une  robe  à  longs  plis.  Sa  main  droite,  horizon- 
talement étendue,  pèse  l'olivier  et  le  glaiAe  ;  sa 
gauche,  abaissée,  tient  des  couronnes  de  chêne. 
Quatre  lions  sont  posés  aux  quatre  coins  de  son 
piédestal,  qui  lui-même  repose  sur  une  estrade 
circulaire  disposée  à  recevoir  une  foule  nombreuse 
sur  ses  gradins.  Des  drapeaux,  des  vases  antiques 
imitant  le  bronze,  complètent  la  décoration  de  ce 
morceau  principal  auquel  la  perspective  donne 
une  sorte  de  majesté  grandiose. 

Enfin  un  immense  amphithéâtre,  sans  doute  le 
Cirque  antique  dont  parle  le  programme,  s'étale 
devant  l'Ecole  militaii-e,  et  est  déjà  presque  tout 
fouriuilhuil  de  femmes   parées,  quelques-unes  en 


APPENDICE  199 

cheveux,  qui  attendent  patiemment,  ombrelles 
en  tête,  le  commencement  de  la  cérémonie.  On 
remarque  les  sièges  destinés  à  la  représentation 
nationale.  —  Faisant  face  à  l'amphithéâtre,  deux 
statues  de  haute  dimension,  représentent  l'une 
V Armée  de  terre  ^  l'autre  V Armée  de  mer. 

Le  Ghamp-de-Mars  est  enceint  de  guirlandes  dé 
lanternes  tricolores,  reliées  entie  elles  par  des  po- 
teaux surmontés  d'oriflammes,  avant  à  leur  base 
des  trophées  dessinés  en  verres  de  couleur. 

Il  est  à  remarquer  que  jusqu'à  10  heures,  c'est- 
à-dire  jusqu'au  moment  où  les  tambours  com- 
mencent à  annoncer  l'entrée  du  cortège,  les  ou- 
vriers sont  occupés  à  mettre  la  dernière  main  aux 
travaux.  Force  leur  est  d'abandonner  les  deux  py- 
ramides inachevées.  Des  femmes  recouvrent,  à  la 
hâte,  avec  des  morceaux  de  toile,  l'échafaudage  de 
la  statue  de  la  République. 

Les  statues  secondaires  sont  oubliées  dans  la 
vase  qui  baigne  leurs  chevilles,  et  c'est  avec  les 
figures  les  plus  étranges  et  les  plus  barbouillées 
du  monde,  que  s'offrent  V  Industrie  et  Y  Agricul- 
ture aux  yeux  des  arrivants.  Quant  au  terrain,  on 
n'a  pas  pris  la  peine  de  le  déblayer  et  c'est  un 
amas  de  pierre  à  mettre  en  pièces  un  brodequin  de 
femme  dès  les  premiers  pas.  Tout  ferait  croire  à 
une  fête  improvisée,  si  Ton  ne  savait  pas  que 
cette  improvisation  à  coûté  trois  semaines. 


^200  LA    VIE    PARISIENNE 

A  ce  moment,  on  voit  apparaître  la  tête  du  cor- 
tège, qui  se  dirige  vers  l'Kcole  militaire,  sans 
fanfares  et  sans  vivats,  à  travers  une  haie  très 
claire  de  curieux.  Ce  n'est  ([u'un  quart  d'heure 
environ  après  son  entrée,  que  tonne  le  canon  de 
Chaillot  et  que  lui  ré})ond  le  canon  des  Invalides. 
Les  académiciens  et  les  magistrats  sont  en  petit 
nombre;  nous  croyons  remarquer  aussi  beaucoup 
de  bannières  absentes  dans  les  délégués  des  dé- 
partements. Sur  la  plupart  de  ces  bannières  on 
lit  la  date  du  l'^'"'  mai,  qui  n'a  pas  été  effacée;  la 
bannière  de  Saint-Etienne  porte  cette  inscription  : 
Abolition  du  monopole  liouiller  ;  il  y  a  des  ban- 
nières exaltées  et  des  bannières  modérées,  celles 
qui  sont  surchargées  de  protestations  et  d'em- 
blèmes, et  celles  qui  n'étalent  que  le  nom  de  leur 
département,  rien  de  plus;  —  des  bannières  de  la 
veille  et  des  bannières  du  lendemain. 

Vive  VEnipereur!  tel  est  le  cri  de  quelques- 
uns  en  présence  des  soldats  de  la  vieille  garde 
qui  ont  sorti  du  coffre  leurs  anciens  uniformes 
pour  s'en  revêtir  une  fois  encore  avec  w\\  fantas- 
tique orgueil.  —  La  Pologne  et  l'Italie,  repré- 
sentées par  de  nombreuses  députalious,  oiitieiuicnt 
des  marques  de  vive  sympathie  sur  leur  })assage; 
voici  la  liarpe  d'Erin  avec  son  laurier  d'or  sur 
fond  verl,  cl  Ton  crii;  :  ^'ive  l'Ii'Iande! —  Les  ou- 
vriei's  des  aleliers  natioiuiux  passent  eseortiml  un 


APPENDICE  201 

char  rustique  sur  lequel  se  dresse  une  statue  de 
fière  venue,  élevant  le  triangle  égalitaire  au-des- 
sus de  sa  tète.  Des  femmes  vêtues  de  deuil  sui- 
vent des  hommes  encore  pâles  et  dont  quelques- 
uns  portent  le  bras  en  écharpe  :  ce  sont  les  veuves 
et  les  blessés  de  février.  Il  y  a  peu  de  noirs,  peu 
d'hommes  de  lettres,  mais  les  chanteurs  abondent. 
On  remarque  également  plusieurs  députations 
toutes  de  fantaisie;  une  d'elles  fait  lire  sur  sa 
bannière  :  Les  enfants  de  la  France  confient 
leur  destin  à  la  République . 

En  avant  des  corporations  marche,  pesamment 
ébranlé,  le  char  de  TAgriculture.  Mais  de  quelle 
imagination  souffrante  est  sorti  ce  flot  de  papier 
doré,  de  coquelicots,  de  charrues,  de  poignées  de 
main  en  relief,  le  tout  surmonté  dun  arbre  !  On 
ne  sait  si  l'on  devait  siffler  ou  rire;  on  rit,  on  rit 
encore.  —  Derrière,  viennent  les  Orphéonistes, 
et  derrière  les  Orphéonistes  les  cinci  cents  jeunes 
filles,  sur  lesquelles  le  public  s'est  déjà  fait  une 
Ojunion  dans  la  cour  du  ministère  de  la  Clarine. 
—  Le  char  s'avance  et  entre  dans  le  Cham[>-de- 
Mars,  le  canon  tonne,  et  un  énorme  aérostat  s'élève 
en  ce  moment  dans  les  airs,  où  il  finit  [>ar  se  dé- 
rober complètement  au  bout  de  vingt  minutes. 

Ici  s'arrête  le  cortège  officiel  proprement  dit, 
pour  donner  place  au  cortège  de  l'industrie  pari- 
•àii'nue.  La  cuiicisile  est  vivement  et  justement  ex- 


202  LA    VIE    PARISIENNE 

citée  pur  la  vue  des  chefs-d'œuvre  (style  du  })ro- 
gramme)  promenés  par  chaque  corporation.  Le 
premier  objet  qui  se  préscsnte  est  le  Temple  de  Sa- 
lornon^  par  les  ouvriers  menuisiers,  coni|)agnons 
du  devoir  de  la  Liberté  ;  ensuite  un  projet  de  pa- 
lais, datant  de  1844,  par  les  tailleurs  de  pierre; 
des  jeunes  filles  vêtues  de  blanc  escortent  ces  pro- 
duits; les  compagnons  leur  offrent  à  chaque  halte 
des  verres  de  vin,  qu  elles  vident  en  riant  ^i pour 
fraterniser.  La  plupartd'ontre  elles  détachent  des 
fleurs  de  leur  bouquet  pour  en  fleurir  les  gardes 
nationaux  qui  font  la  haie.  Ou  les  prie  de  chanter 
la  Marseillaise,  et  elles  la  chantent.  La  joie  et  la 
cordialité  régnent  sur  toute  la  ligne. 

Le  chef'cVœui^re  des  débitants  de  tabac  est  un 
oigare-monstre  sous  un  palanquin  en  velours  rouge 
frano'é  de  feuilles  de  Virofinie  et  de  Marvland.  Le 
chef-d'œuvre  des  boulangers  est  une  couronne 
que  supporte  un  faisceau  de  flûtes  et  de  pains  à 
café.  Le  chef-d'œuvre  des  serruriers  est  une  toi- 
ture. Les  fleuristes  et  les  marchands  de  plumes 
promènent  un  dais  de  rose  et  de  satin  qui  chatoie 
doucement  au  soleil  et  caresse  la  vue.  Un  lit 
fermé,  un  lit  à  ramages  s'avance,  soutenu  sur  les 
robustes  épaules  des  imprimeurs  d'étoffes;  puis 
une  selle  signée  Amiard,  et  une  machine  à  vapeur 
pour  défricher  Ut  lerre^  signée  Kientzy, 

Chose  incroyable!  avec  un  amas  de  gibecières. 


APPKNIHCE  '203 

de  [>ara[jlLiics,  Je  panloul'Ies,  de  l'ileLs  à  papillons, 
d'objets  plus  étranges  encore,  le  Bazar  du  voyage 
esl  [larvenu  à  constituer  un  édilice  ravissant, 
d'une  léarèrctè  et  d'un  nitu'veilleux  au  delà  de  toute 
expression. 

Il  faut  aussi  rendre  justice  au  char  niunumental 
des  facteurs  dinstrunicnts  de  musique.  Sous  nu 
pavillon  de  toile,  échafaudé  dans  un  pêle-mêle 
harmonieux,  s'élevaient  un  orgue  de  Debain,  des 
pianos,  des  basses,  des  cors,  des  lyres,  mille  voix 
de  cuivre  et  d'argent;  les  cordes  des  violons  fré- 
missent à  la  brise;  les  cymbales  résonnent  ba- 
lancées. 

De  temps  en  temps,  un  musicien  se  met  au 
piano  et  joue.  Sur  le  devant  du  char,  des  enfants 
couronnés  de  fleurs  portent  les  bannières  de  l'art  : 
sur  la  bannière  de  l'éloquence  sont  les  noms  réu- 
nis de  Bossuet  et  de  Berryer  ;  sur  celle  de  la  co- 
médie, les  noms  do  Molière  et  de  Scribe;  sur  celle 
de  la  déclamation,  Talma  et  Rachel.  Les  maîtres 
primitifs,  Palestrina,  Angoulvant,  Lulli,  etc.,  ont 
leurs  banderolles  à  part,  qui  flottent  aux  quatre 
coins,  dans  le  bruissement  mélodieux  des  roues. 
Ce  char  ingénieux  et  som[)tueux,  comme  aurait 
dû  l'être  celui  de  l'Agriciilture,  termine  le  cortège 
des  corporations. 

Cette  fois,  tout  Paris  est  dans  le  Champ-dc- 
Mars.  La  foule  est  ai  .ivée  ;  elle  couronne  les  liau- 


204  LA    VIE    PARISIENNE 

leurs  de  Chaillot,  d'où  l'on  voit  descendre,  à  tra- 
vers mille  détours,  les  cuirassiers  étineelants,  les 
chasseurs  et  les  dragons.  Femmes  et  enfants  se 
sont  groupés  sur  les  gradins  de  la  statue  de  la 
République,  qui  semble  surgir  d'un  piédestal  de 
têtes.  Alors  lu  défilé  couuneiice.  11  y  a  du  monde 
jusque  sur  les  toits  de  l'Ecole  militaii'e. 

Les  lanciers  de  la  garde  nationale,  rangés  de- 
vant l'estrade,  assoient  galamment  sur  leurs  selles 
les  dames  ({ui  n'osent  les  en  })rier;  cliacun  d'eux 
rappelle  ainsi  le  groupe  connu  de  la  Esméralda  et 
de  Phébus  de  Chateaupcrs,  dans  Notre-Dame  de 
Paris.  Les  cris  de  :  Mve  la  Iié[»ublique!  se  font 
entendre  ;  démocratique I  essaj'ent  d'ajouter  quel- 
ques-uns; mais  leurs  voix  restent  sans  écho. 

Tout  a  une  fin  cependant.  Après  avoir  décrit 
un  cercle  brillant  dans  le  Champ-de-!Mars,  le  cor- 
tège se  retrouve  au  i)oint  d'où  il  est  parti.  La 
retraite  commence  ;  aux  premières  étoiles  elle  est 
presque  terminée. 

C'est  le  tour  des  illuminalions  ;  Paris  flamboie 
comme  un  phare.  Les  Champs-Elysées,  parés  de 
lustres  et  de  girandoles,  ressemblent  à  un  vaste 
Casino,  plein  de  musique  et  de  danse.  Les  ileux 
rives  des  quais  resplendissent  avec  une  régula- 
rité aveuglante;  on  dirait  les  feuillets  ouverte 
d'un  livre  écrit  en  lampions.  ^) 


V 


LA   RUE.    LES   PROMENADES. 
CAFÉS  ET    RESTAURANTS.    BALS    ET    CONCERTS, 
LA    VJE     MONDAINE. 


«  Ce  fut  un  singulier 
s[»ectac]e  que  celui  de  Pa- 
lis  livré  à  la  révolution 
triomphante.  Un  GouA'cr- 
uement  qui  siimprovi- 
sait  au  milieu  de  dif- 
ficultés qu'il  est  juste 
de  reconnaître  et  avec 
une  activité  qu'on  ne 
saurait  nier;  les  rues 
pleines  encore  des  combattants  de  la  veille  et  sillon- 
nées de  barricades  qui  ne  s'abaissaient  qu'avec  dé- 
fiance ;  les  palais  municipaux  et  royaux,  la  jtlupart 
des  établissements  publics  envahis  par  des^bandes 

14 


206  L\    VIK    l'AKISIKNNE 

armées,  qui  s'y  étaient  installées  dès  la  première 
heure,  et  qui  y  vivaient  au  hasard  des  provisions 
trouvées  ou  des  réquisitions  continuelles;  des  dé- 
putations  de  toutes  sortes  apportant  au  pouvoir 
nouveau  des  félicitations,  des  conseils,  des  me- 
naces ou  des  ordres  et  entravant  ainsi  l'action 
gouA^ernementalc  ;  une  anxiété  mal  dissimulée 
chez  beaucou]),  dos  espérances  eFFrayantes  clicz 
quelques-uns,  des  illusions  et  des  espérances 
sincères  chez  d'autres  :  tel  Fut  le  tableau  ([ue 
présenta  la  capitale  de  la  France,  pendant  les 
premiers  jours  qui  suivirent  la  chute  de  la 
royauté  (1).  » 

Paris  n'avait  pas  encore  repris  son  calme.  Il  ne 
le  reprendra  qu'après  deux  années  d'agitation  et 
de  fièvre.  La  révolution  se  continuait  par  des  dis- 
cours et  des  déFilés.  Sur  chaque  borne  se  dressait 
un  orateur  en  plein  vent  qui,  devant  un  public  de 
plusieurs  centaines  de  personnes,  louait  ou  Flétris- 
sait le  Gouvernement.  Précédés  par  des  dra])eaux 
et  <les  tambours,  des  cortèges  d'ouvriers,  grou- 
pés en  corps  d'i'tat,  remplissaient  les  rues,  et,  aux 
accents  de  la  Mafscil taise,  se  dirigeaient  vers 
l'Hôtel  de  N'ille,  pour  y  prononcer  ou  y  entendre 
des  phrases  patriotiques. 

Prenant  leur  revanche  des  mesures  prises  con- 

(1)  Annuaire  de  l.csur.  Année  IS'iS  (rédigée  par  A.  Folqiikr), 
p.  107. 


LA    RUE.    LES   PUO.MEN.VDES  -JdT 

tro  oux  SOUS  le  régime  qui  venait  de  finir,  les 
erieurs  de  journaux  étaient  les  maîtres  du  pavé. 
Avec  leurs  abominables  feuilles,  (ju'on  leur  arra- 
chait des  mains,  tant  on  était  pressé  de  les  lire, 
ils  répandaient  dans  Paris,  des  boidevartls  aux 
quartiers  populaires,  la  peur,  le  mensonge  et  la 
haine. 

Cette  haine  poui-  le  vieux  roi  vaincu  et  déchu, 
elle  n'avait  pas  diminué.  Elle  s'étalait  sur  les 
murs,  à  la  devanture  des  marchands  de  gravures. 
Le  pamphlet  et  la  caricature,  contre  lesquels 
le  Gouvernement  n'osait  pas  sévir,  semblaient 
faire  assaut  de  grossièreté. 

On  criait  un  peu  partout,  et  on  vendait  ouverte- 
ment :  les  Amours  secrètes  de  Louis- Philippe, 
le  Mariage  de  la  duchesse  d'Orléans  avec  Abd- 
el-Kader^  les  Révélations  sur  la  mort  du  duc 
d'Orléans,  etc.,  etc. 

Charles  Monselet  raconte  (1)  qu'il  vit,  au  tour- 
nant du  pont  de  la  Concorde,  un  individu  qui  pré- 
sentait aux  passants,  dressée  au  bout  d'un  bâton, 
une  affiche  ainsi  conçue  : 

«  M.vRLv  Stella,  ou  échange  criminel  d'une 
demoiselle  du  plus  haut  rang,  contre  un  garçon  de 
la  condition  la  jjIus  vile.  Ce  livre,  qui  a  eu  deux 


(1)  Mémoires  d'un  pasMtnI.  Tableau   de  Paris  en  iS^iS  {Hevue  de 
Paris,  IV  du  2U  novembre  18C4). 


208  LA    VIE    PARISIKNNE 

éditions  de  1830  à  1839  (1),  a  été  détruit  avec  une 
espèce  de  rage  par  la  police  du  roi  déchu.  Il  serait 
diil'icile  d'ollrii-  au  peuple  un  drame  d'une  lecture 
plus  curieuse  et  plus  foudroyante.  Louis-Philippe, 
garçon  de  la  condition  la  plus  vile,  y  est  démasqué 
d'une  manière  complète.  Tout  est  appuyé  de  preuves 
solides  dans  ce  livre  écrit  en  caractères  de  feu.  »> 
Pendant  que  les  crieurs  de  journaux  vociféraient 
et  que  se  déroulaient  les  cortèges,  les  orgues  de 
Barbarie,  abandonnant  leurs  habituelles  romances, 
dévidaient  des  hymnes  patriotiques,  d'innom- 
brables saltimbanques  dressaient  leurs  tréteaux, 
étalaient  leur  tapis,  plantaient  leurs  piquets,  sur 
toutes  les  places,  à  tous  les  carrefours,  et  une 
grosse  jeune  fille  blonde,  aux  puissantes  mamelles, 
comme  la  Liberté  des  Ïambes^  chantait  une  chan- 
son de  circonstance  dont  chaque  couplet  était 
suivi  de  ce  refrain  : 

C'est  moi  qu'on  noninre  avec  orgueil 

Charlotte  la  républicaine  ; 
Je  suis  la  rose  pléliéieiine 

Du  quartier  Monloryueil  !... 

(1)  La  première  édition  parut  en  lS3ii  "  ciie/.  les  princi- 
paux iiljraires  »  et  elle  était  censée  se  vendre  au  prolit  des 
pauvres.  On  essayait  de  prouverdans  cet  ouvrage  que  Louis- 
Philippe,  fils  de  (vhappini,  geôlier  de  la  petite  ville  de  Mo- 
digliana,  en  Toscane,  avait  été  substitué  à  un  fils  légitin.e 
du  duc  et  de  la  duchesse  de  Chartres,  devenue  plus  tard 
lady  Maria  Stella  Newborough,  baronne  de  Sternberg.  Il  y 
eut  une  quatrième  édition  en  183!i.  L'imprimeur  de  ce  pam- 
phlet, Pihan  Delaforest  Morinval,  était  un  ardent  légitimiste. 


LA    HUE.    LES    P!{OMEKADES  211 

Chanter  est  un  des  plaisirs  du  peuple.  Détruire 
en  est  un  autre.  Le  GouA^ernement  proA'isoire  eut 
de  sérieuses  raisons  de  craindre  qu'on  ne  tentât 
de  démolir,  sous  prétexte  qu'ils  rappelaient  des 
souvenirs  monarchiques,  certains  monuments  ou 
tout  au  moins  certaines  statues,  comme  celle  de 
de  Louis  XIII,  à  la  place  Royale,  de  Louis  XIV  à 
la  place  des  Victoires,  et  même  celle  d'Henri  IV, 
sur  le  Pont-Neuf.  On  se  contenta,  en  fin  de 
compte,  de  les  coiffer  d'un  bonnet  rouge,  ce 
qui  dut  bien  les  étonner.  Le  Gouvernement  com- 
prit qu'il  fallait,  pour  empêcher  le  peuple  de 
céder  à  ses  instincts  démolisseurs,  leur  donner 
satisfaction  en  rebaptisant  des  rues  ou  des  pa- 
lais, dont  les  noms  sentaient  trop  l'ancien  ré- 
gime. 

Les  collèges  royaux  deAÙnrent  des  lycées  (1), 
et  on  modifia,  non  pas  l'enseignement  qui  y  était 
donné  mais  l'uniforme  de  ceux  qui  le  recevaient, 
et  alors  comme  aujourd'hui  n'en  profitaient  guère. 
Le  Théàtre-F'rançais  et  l'Opéra  reprirent  leurs  an- 
ciens titres  de  Théâtre  de  la  République  et  de 
Théâtre  de  la  Nation. 

Le  Palais-Royal  fut  désormais,  au  moins  en 
théorie,  le  Palais  National,  comme  sous  la  Révo- 

(1)  Les  collèges  Louis-le-Grand,  Henri-IV,  Saint-Louis, 
Bourbon,  prirent  les  noms  de  lycées  Descartes,  Corneille, 
Monge  et  Bonaparte. 


21-2  LA    VIE    PARISIENNE 

lution,  et  un  décret,  du  24  avril,  lit  du  Louvre  le 
Palais  du  Peuple. 

Place  des  Vosges,  de  la  Révolution,  ces  noms 
reparurent  pour  redésigner,  officiellement.  In  place 
Royale  et  de  la  Concorde.  M.  de  Rambuteau,  qui 
avait  été  un  fort  brave  homme  et  un  excellent  pré- 
fet de  la  Seine,  céda  sa  rue  à  Barbes,  et  Coque- 
nard  à  Lanuirtine  (1).  «  De  même  furent  rebaptisées 
les  rues  do  N'alois,  du  Roule  (devenue  Cisalpine ^ 
comme  en  1797),  de  Valois  Palais-Royal  (du  Lycée) 
et  la  rue  Notre-Dame-de-Lorotte,  dont  les  habi- 
tants apprirent  avec  stupeur,  un  beau  matin, 
qu'elle  s'appelait  désormais  rue  de  la  Vertu! 

Une  affiche,  placardée  sans  doute  par  un  groupe 
de  mécontents,  demanda  qu'on  imposât  d'autres 
noms,  plus  démocrati([ues,  aux  villes  d'(Jrléans, 
de  Nemours,  de  Montpensier,  et  une  bandelette, 
apposée  au  bas  de  cette  affiche  par  quelque  fu- 
miste, réclama  le  même  traitement  pour  la  ville  de 
Paris,  puisqu'on  avait  donné  le  titre  de  comte  de 
Paris  au  petit- fils  de  Louis-lMiilippe. 

Ces  changements,  si  insignifiants  en  apparence, 
apaisaient  dans  une  certaine  mesure  l'àme  brutale 
mais  sinn)liste  du  peuple,  l-'n  revanche  ils  contri- 
buaient à  maintenir  une  sorte   d'atmosphère  ré- 

(1)  Dès   le  leiulemain  «les  journées  de  février,  les  liabi- 
lants  de  celte  rue  lui  donnèrent  spontanément  le  nom  du 

poète. 


L\    RUE.    LES    PROMENADES  '213 

volutionnaire  et  à  effrayer  les  boutiquiers,  qui 
d'ailleurs  s'effraient  de  peu. 

Aux  maux  réels  s'ajoutaient,  comme  toujours, 
les  maux  imaginaires.  On  faisait  courir  les  bruits 
les  plus  absurbes.  Les  volets  de  son  magasin  bien 
clos,  l'ex-garde  national,  tremblant  de  peur  dans 
son  lit,  au  moindre  bruit  qui  troublait  le  silence 
de  la  nuit,  s'attendait  au  pillage  et  à  l'incendie. 
Ah!  comme  il  regrettait  alors  d'avoir  aidé  à  la 
victoire  de  ces  républicains  qui  n'étaient  plus, 
pour  lui,  que  des  bandits! 

Les  étrangers  fuyaient  Paris.  Dans  la  deuxième 
semaine  d'avril,  1.323  Anglais  s'embarquèrent  à 
Calais  ou  à  Boulogne. 

L'argent  se  cachait  ou  se  réfugiait  dans  des 
pays  où  il  se  trouvait  moins  exposé  qu'en  France 
aux  revendications  sociales  et  aux  expédients  bud- 
gétaires. Le  bruit  ayant  couru  qu'on  se  disposait 
à  établir  le  cours  forcé  du  papier-monnaie,  des  mil- 
lions de  commerçants,  de  petits  rentiers,  remplis- 
sant les  rues  qui  conduisaient  à  la  Banque  de 
France,  faisaient  la  queue  tout  un  jour  pour  con- 
vertir leui-s  billets  de  banque  en  louis  d'or  et  en 
écus. 

A  la  fin  du  mois  d'août  1848,  il  existait,  à  Pa- 
ris, environ  25.000  appartements  à  louer,  princi- 
palement dans  les  prix  de  1.500  à  2.500  francs, 
qui   représenteraient  aujourd'hui    à  peu    })rès   le 


LA    VIE    l'ARISIKNNK 


triple.  Sur  le  boulevard  Beaumarchais,  trente- 
cinq  maisons  neuves  ne  contenaient  pas  en  tout 
cinquante  locataires.  Beaucoup  de  Parisiens  riches 
étaient  allés  vivre  en  province. 

Un  grand  nombre  de  locataires  ne  pouvaient 
plus  oune  voulaient  plus  payer  leurs  termes.  Lors- 
qu'on n'osait  pas  les  leur  réclamer,  ce  qui  arri- 
vait assez  fréquemment  dans  les  quartiers  popu- 
laires, ils  illuminaient  leurs  balcons  ou  ils  y  ac- 
crochaient des  drapeaux  portant  cette  inscription  : 
honneur  aux  propriétaires  généreux!  Dans  le 
cas  contraire,  un  drapeau  noir  signalait  à  la  ré- 
probation des  passants  les  misérables  bourgeois 
qui  n'acceptaient  pas,  peut-être  parce  qu'ils  avaient 
besoin  de  manger  comme  les  prolétaires,  de  loger 
gratis,  et  pour  l'honneur,  le  peuple  souverain. 

La  chose  prit  de  telles  proportions,  et  donna 
lieu  à  de  tels  abus,  que  le  maire  de  Paris  se  crut 
obligé  de  rassurer,  par  une  circulaire,  le  10  avril, 
ces  propriétaires  à  qui  on  refusait  le  droit  de  tirer 
parti  de  leur  propriété. 

Pour  auçfmenter  le  désarroi,  un  autre  fléau 
s'ajouta  à  la  révolution  :  le  choléra.  Il  débuta  le 
3  mars  1841»,  dura  jusqu'à  la  fin  de  Pété  et  fit 
16.165  victimes.  En  un  seul  jour,  le  10  juin,  il  y 
eut  672  victimes. 

Peut-être  fut-il  prolongé,  sinon  provoqué,  par 
l'incurie   de  l'administration  municipale  pendant 


LA    RUE.    LES    PROMENADES  213 

cette  période.  La  mairie  de  Paris,  comme  le  Gou- 
vernement provisoire,  était  absorbée  par  la  poli- 
tique, et  tout  le  reste  lui  semblait  négligeable. 
Cette  armée  de  fainéants,  qui  encombrait  les  ate- 
liers nationaux,  on  ne  sut  même  pas  l'utiliser 
par  les  plus  élémentaires  travaux  de  Aoirie.  La 
direction,  la  surveillance,  une  méthode  et  un  plan 
d'ensemble  manquaient  également.  Ce  ne  fut  qu'en 
1850  qu'il  y  eut  un  effort  et  un  progrès.  On  com- 
mença alors  (par  la  rue  de  Richelieu  et  l'avenue 
des  Champs-Elysées)  à  faire  usage  du  macadam, 
et  comme  il  séchait  mal,  une  caricature  repré- 
senta les  Parisiens  circulant  sur  les  boulevards  ma- 
cadamisés avec  des  échasses.  A  la  même  époque, 
parurent  pour  la  première  fois  dans  Paris  des 
voitures  de  place  avec  galeries  pour  les  bagages. 
Désertées  par  les  bourgeois,  qui  ne  s'y  sen- 
taient pas  en  sûreté,  sauf  le  Palais-Royal  ou  Na- 
tional qui  continuait  à  attirer  les  gourmets  et  les 
joueurs,  les  promenades  étaient  envahies  par  le 
peuple.  Aux  Champs-Elysées,  le  carré  des  fêtes 
tendait  à  devenir  une  foire  permanente.  Des  sal- 
timbanques y  venaient  de  tous  les  coins  de  Paris. 
Le  cirque  Loyal  s'y  était  installé.  On  y  donnait, 
quelques  pas  plus  loin,  un  spectacle  qui  avait 
beaucoup  de  vogue,  et  qui  s'intitulait  «  l'Enfer  et 
le  Paradis  ».  Louis-Philip[)e  et  Guizot,  retournés 
de  temps  en  temps  par  les  démons,  brûlaient  dans 


216  LA    VIE    PARISIENNE 

l'Enfer,  taudis  que  dans  le  ciel,  figuré  pur  des 
nuages  d'un  bleu  criard,  ti'ônaient,  avec  des  au- 
réoles de  carton  doré,  Napoléon,  le  général  Lamo- 
ricière,  et  un  autre  démocrate,  qui  me  semble  un 
peu  suspect,  Jules  César. 

La  promenade  de  Longchamp,  dont  le  nom  rap- 
pelait de  si  somptueux  défilés  et  l'étalage  d'un 
luxe  aimable  et  élégant,  avait  été  complètement 
abandonnée,  aux  fêtes  du  vendredi  saint  de  l'an- 
née 1848.  En  J849,  on  put  y  voir,  avec  quelques 
voitures,  l'équipage  du  Président  de  la  Républi- 
que (1).  C'était  encore  peu  de  chose,  mais  c'était 
le  début,  et  il  se  produisait  ailleurs  qu'à  Long- 
chani}),  d'une  reprise  indécise,  hésitante,  de  la  vie 
mondaine.  Paris  se  remettait  à  respirer  et  à  sou- 
rire. Troublé  et  sali  par  l'émeute,  il  aspirait  à  en 
secouer  le  joug.  Paris  avait  hâte  de  redevenir  Pa- 
ris. 

Gomme  un  grand  nombre  de  Parisiens,  en  1848, 
et  les  plus  facilement  altérés,  vivaient  dans  la  rue, 
comme  beaucoup  défiler,  beaucoup  pérorer,  con- 
duit nécessairement  à  boire  beaucoup,  les  cafés 
n'avaient  pas  eu  à  souffrir  de  l'universelle  dé- 
tresse. 

Leur  clientèle  s'était  à  la  fois  accrue  et  enca- 
naillée. La  quantité  des  consommateurs  rempla- 

(1)  V.  le  Mois,  II-  du  1"  mai  ISV.K 


LA    RUE.    LES    PROMKN  VDES  '217 

çait  la  qualité.  On  servait  des  boissons  moins 
coûteuses,  moins  lucratives,  mais  on  en  servait  da- 
vantage. 

Du  reste,  la  plupart  des  cafés,  que  leur  ancien- 
neté n'obligeait  pas  à  attendre  des  jours  meilleurs 
en  gardant  une  réserve  prudente,  s'étaient  trans- 
formés en  véritables  clubs.  Les  journaux  et  les 
brochures  du  temps  en  citent  quelques-uns,  où 
des  émeutes,  entre  deux  verres  de  casse-poitrine, 
se  préparèrent  : 

Le  Café  du  Progrès,  faubourg  du  Temple, 
n'>l; 

Le  Café  du  marchand  de  vin  Desmoulins 
(qu'on  appelait  Camille  Desmoulins),  rue  Saint- 
Maur; 

Le  Café  de  la  Liberté,  faubourg  Saint-An- 
toine ; 

Le  Café  de  rUnion,  rue  du  Roule-Saint-Ho- 
noré,  qui  était  le  siège  de  T  Association  des  garçons 
limonadiers,  et  où  fréquentaient  Jeanne  Deroin, 
Pauline  Roland  et  d'autres  femmes  socialistes  ; 

L(/  Nouvelle  France,  faubourg  Poissonnière, 
rendez-vous  des  démocrates  étrangers  ; 

La  France  Nouvelle,  faubourg  Saint-Martin, 
tenu  par  Adolphe,  dit  Soulouquc. 

Le  Café  Génin  était  également  classé  comme 
démocratique,  à  cause  de  sa  dame  de  comptoir,  la 
citoyenne  Nina  Lassave,  qui  avait  épousé  le  pa- 


218  LA    VIE    PARISIENNE 

tron  de  l'établissement,  après  avoir  été  la  maî- 
tresse de  Fieschiil). 

J'ignore  si  le  sieur  Muller,  limonadier,  au  coin 
de  la  rue  Saint- Antoine  et  de  la  rue  Saint-Paul, 
avait  des  opinions  politiques  avancées  ou  rétro- 
gradées,  et  si  même  il  avait  des  opinions,  mais  il 
recevait  dans  son  café  d'autres  clients  que  des  ré- 
publicains, à  en  juger  par  un  incident,  un  fait  di- 
vers, qui  me  semble  avoir  quelque  intérêt  comme 
indication  de  l'état  d'esprit  de  l'armée  à  la  fin  de 
l'année  1849. 

Dans  les  derniers  jours  du  mois  d'octobre,  plu- 
sieurs officiers  d'un  régiment  d'infanterie  de  ligne, 
en  garnison  à  Paris,  s'étaient  réunis  chez  ce  Mul- 
ler, pour  fêter  et  arroser  la  bienvenue  d'un  de 
leurs  camarades.  Les  vins  aidant,  les  esprits 
s'échauffèrent  assez  vite.  On  chanta,  on  discuta, 
on  dit  du  mal  du  Gouvernement,  et  vers  9  heures  et 
demie,  un  des  officiers  ouvrit  la  fenêtre  qui  donnait 
sur  la  rue  Saint- Antoine  et  se  mit  à  crier  :  IVi'e 
Henri  17  D'autres  firent  chorus,  et  à  ce  cri  sédi- 
tieux ajoutèrent  celui  de  :  A  bas  Le  président  !  La 
foule  s'était  amassée  devant  le  café.    Elle  avait 


(1)  Au  mois  (le  iioveinhre  1849,  on  annonç^a  sa  mort.  Elle 
vinl  elle-même  dans  les  bureaux  du  journal  la  liépubUque  af- 
firmer qu'elle  était  vivante,  très  vivante,  et  quelle  n'avait 
jamais  exercé,  comme  on  l'en  accusait,  la  profession  de 
chanteuse  des  rues.  V.  lu  République,  u-  du  20  novembre  184». 


LA    RUE.    LES    PROMENADES  ^219 

commencé  à  murmurer,  à  menacer,  puis  à  hurler, 
en  guise  de  protestation  :  Vive  la  République  ! 

Le  sieur  MuUer  essayait  de  calmer  les  officiers, 
mais  il  n'y  réussissait  guère,  leur  légitimisme 
puisant  sans  cesse  de  nouvelles  forces  dans  les 
liquides  dont  ils  s'abreuvaient.  La  foule,  de  son 
côté,  s'obstinait  à  manifester  par  des  clameurs 
aussi  furieuses  qu'infatigables,  son  attachement  à 
la  République. 

De  guerre  lasse,  le  cafetier  se  décida  à  en- 
A'oyer  chercher  la  garde  et,  quelques  minutes 
plus  tard,  les  officiers,  encadrés  par  des  sergents 
de  ville  et  légèrement  dégrisés,  étaient  conduits 
au  poste. 

Gomme  les  cafés,  et  pour  les  mêmes  raisons, 
les  restaurants  s'étaient  démocratisés. 

Quelque  jugement  que  l'on  porte  sur  le  règne 
de  Louis-Philippe,  on  sera  obligé  d'admettre  qu'au 
point  de  vue  culinaire,  qui  en  vaut  bien  un  autre, 
ce  fut  une  grande  époque.  Egoïstes  et  obtus,  si 
l'on  veut,  tous  ces  bourofeois  mano^eaient  bien  et 
savaient  manger.  C'étaient  de  bonnes  fourchettes. 
De  nombreuses  diligences,  chaque  matin  et  cha- 
que soir,  déposaient  dans  Paris  des  centaines  de 
provinciaux,  qui  cachaient  dans  d'immenses  cra- 
vates des  têtes  ornées  de  toupets,  qui  portaient 
de  vastes  houppelandes  et  des  casquettes  bizarres, 
mais  (pii  connaissaient,  mieux  que  les  Parisiens, 


220  LA    VIE    PAllISIKNNE 

les  restaurants  les  plus  estimables  et  qui  y  pas- 
saient, sans  remords,  loin  d'une  petite  ville  en- 
nuyeuse et  d'une  épouse  trop  mûre,  leurs  meil- 
leures heures. 

L'inconvénient  des  révolutions,  le  plus  grave 
peut-être,  c'est  de  détraquer  les  estomacs,  en  les 
effrayant.  Comment  savourer  un  succulent  repas, 
si  l'on  n'a  pas  la  tranquillité  d'esprit  qui  en  dou- 
ble le  charme,  si  l'on  n'est  pas  certain  de  le  digé- 
rer à  son  aise.^ 

La  Révolution  de  1848  eut  sur  l'alimentation  de 
l'élite  une  influence  désastreuse.  Je  ne  parle  pas 
de  l'alimentation  de  la  masse,  qui  a  une  bien 
moindre  importance. 

Les  grands  restaurants  fermaient  leurs  portes 
ou  se  galvaudaient.  Les  cuisiniers,  dont  les  four- 
neaux échauffaient  les  opinions  démocratiques,  se 
syndiquaient,  manifestaient,  prenaient  part  à 
toutes  les  émeutes  (i). 

Il  y  avait  des  Cuisiniers  réunis,  rue  Saint-(ier- 
main-l'Auxerrois.  Il  y  en  avait  rue  x\ubry-le-Bou- 
cher,  il  y  en  avait  à  la  barrière  du  Maine.  Ils  cher- 
chaient à  monopoliser  les  restaurants  populaires. 
Contre  eux  luttaient  avec  peine  le  restaurant 
Munck,  à  la   barrière  Pigalle,  le  restaurant  des 


(1)  Le  disciple  le  plus  dévoué  de  Barbes,  son  lieutenant, 
Flotte,  était  cuisinier. 


i.\    ULE.    LKS    PKOMENADES  2-21 

frères  Pottier,  à  la  barrière  des  Amandiers,  le 
Lingot  (for  de  la  Californie,  tenu  par  Montier, 
à  la  Courtille,  et,  à  la  (]ourtille  également,  la;l/è/-e 
Angot. 

Le  café  (irégoire,  place  du  Caire,  conservait 
une  fidèle  clientèle.  C'était  un  des  rares  restau- 
rants oîi  la  cuisine  était  bonne.  Presque  partout 
ailleurs,  elle  était  ré})ublicaine,  socialiste,  amie  du 
progrès  et  des  lumières,  mais  abominablement 
mauvaise. 

Dans  ce  Paris  épouvanté,  abêti,  où  des  marmi- 
tons saucialistes  jouaient  un  rôle,  exerçaient  une 
influence,  ce  qui  semblait  avoir  le  moins  changé, 
c'étaient  les  bals  publics.  On  dansait  sur  un  volcan, 
mais  on  dansait  encore.  A.  côté  des  vieilles  barbes, 
des  «  quarante-huitards  »,  des  pontifes,  des  apôtres 
sans  cesse  occupés  des  destinées  du  genre  hu- 
main, graves  et  pensifs,  sérieux  comme  un  àne 
qu'on  étrille,  à  côté  des  mégères  et  des  viiagos, 
qui  n'étaient  démocrates  que  parce  qu'elles  étaient 
mûres,  il  y  avait  dp  vraies  femmes  et  des  jeunes 
gens  qui  s'intéressaient  à  autre  chose  qu'à  la  po- 
litique. Il  y  avait  des  étudiants  et  des  grisettes, 
et  l'amour  ne  chômait  pas. 

A  tous  ces  couples  <[ui  maintenaient  les  bonnes 
traditions,  les  l)als  publies  servaient  de  champs 
de  manœuvre. 

Le   plus    important  était  la   Closei'ie  des  Li/as, 

ir, 


S^-i  l.V    V11-:    rAKISlE.NNE 

([u'oii  up|)elait  simplement  Balllei.,  du  nom  de  son 
directeur. 

Bullier  était  devenu  démocrate.  La  Commune 
de  Paris,  Journal  révolutionnaire,  moniteur  des 
Clubs,  des  corporations  d'ouvriers  et  de  Var- 
inée  (1),  publia  cette  lettre  de  lui,  dans  son  nu- 
méro du  5  mai  1848. 

«  CiTOYKN, 

«  Je  vous  félicite  sincèrement  de  l'initiative  (jue 
vous  et  vos  collègues  viennent  de  prendre  pour  la 
formation  de  la  Commandité  des  travailleurs.  Vous 
faites  en  cela  preuve  de  patriotisme  et  de  philan- 
thropie ;  il  faut  donc  que  tous  les  bons  citoyens 
vous  imitent,  que  ceux  qui  veulent  la  prospérité 
de  notre  belle  France  vous  viennent  en  aide,  que 
ceux  enfin  qui  détestent  les  paresseux  ouvrent  les 
mains  et  aident  de  leurs  capitaux  cette  digne 
classe  des  travailleurs. 

D'après  ce.  voulant  coopérer  à  cette  bonne  œuvre 
qui  entre  parfaitement  dans  m^s  principes,  veuil- 
lez, je  vous  prie,  me  considérer  comme  l'un  de 
vos  souscripteurs  pour  la  somme  de  mille  francs; 
})lus  tard  j'espère  faire  d'autres  versements  pour  la 
consolider. 


(1)  <^élail  le  journal   do   Subrior.  Il    |iarul  du   t>  niar.s  au 
S  juin. 


LV    ULE.    LES    PUOMENADES  223 

Honneur  au  ministre  et  surtout  au  comité  à  qui 
appartient  l'initiative. 
Salut  et  fraternité. 

BULLIER. 

Directeur  du  Prado  (1)  et  de  la  Closerle  des  Litas. 
Carrefour  de  l'Observatoire,  à  l'issue  du  Luxembourg.  » 

Ce  régime  a  subi  bien  des  attaques,  mais  son 
éternel  honneur,  dans  les  siècles  futurs,  sera 
d'avoir  été  approuvé  par  BuUier. 

Près  de  la  Gloserie  des  Lilas,  au  n"  28  du  bou- 
levard Montparnasse,  la  Grande  Chaumièie  (où 
on  avait  pour  la  première  fois  dansé  le  cancan,  où, 
en  1845,  une  polka  inaugurée  par  Mme  Louvi- 
nier-Grétry,  maîtresse  de  danse,  fit  fureur)  voyait 
sa  vogue  décroître  chaque  jour.  11  y  avait  bal  les 
lundi,  jeudi,  samedi  et  le  dimanche.  L'entrée  coû- 
tait 2  francs  le  samedi,  1  franc  les  autres  joui-s. 
Les  étudiants  y  venaient  de  moins  en  moins.  En 
1853,  la  Grande  Chaumière  ferma,  pour  devenir 
une  fabrique  de  boutons. 

Rendez-vous  d'un  public  plus  élégant,  la  salle 
Sainte-Cécile,  où  le  chef  d'orchestre  Rubner  fit 
exécuter  à  cette  époque  la  polka  Sainte- Gécile, 
était  située  dans  la  rue  de  la  Ghaussée-d'Antin 
(au  n°  49  bis),  de  même  que  le  Casino  Paganini 

(1    Le  Pi-ido,    bal   d'hiver,  s'ou' rait  sur  le   passage    du 
même  nom,  près  du  palais  de  justice. 


224  I-^    VIE    PARISIENNE 

(au  n"  11)  qui  avait  la  prétention  de  remplacer 
l'ancien  Tivoli,  et  où  on  donnait  tous  les  mardis, 
jeudis,  samedis  et  dimanches,  des  bals,  des  con- 
certs, des  «  grandes  fêtes  champêtres  «,  avec  un 
orchestre  aérien  [sic]  de  cinquante  musiciens  di- 
rigés alternativement  par  Tolbecque  et  J.  Ri- 
vière. 

La  salle  Valentino  rue  Saint-Honoré)  se  rap- 
prochait par  le  genre  de  ses  soirées  dansantes  et 
musicales,  les  mardis,  samedis  et  dimanches,  par 
le  prix  relativement  élevé,  2  francs,  qu'elle  faisait 
payer,  de  la  salle  Sainte-Cécile,  et  du  Ranelagh, 
qui,  le  jeudi,  attirait  en  1849,  lorsque  la  vie  mon- 
daine commençait  à  reprendre,  les  grandes  lorettes 
et  les  étrangers  de  distinction. 

Le  Wdii.r/tall,  rue  de  la  Douane,  18,  était  un 
bal  populaire,  comme  le  C/tàteau-rouge  (l)qai  se 
transformait  tour  à  tour  en  salle  de  danse,  salle 
de  concert,  salle  de  banquet,  salle  de  réunion,  et 
auquel  la  Coiniiinnc  de  Prt/v'.v  faisait,  à  l'occasion 
de  sa  réouverture,  le  dimanche  7  mai,  cette  ré- 
clame (2)  : 

ft  De  nouveaux  embellissements  ajoutent  au 
charme  de  ce  vaste  jardin  qui  n'a  pas  cessé  de 
jouir  des  faveurs   du  public,  et  qui  les  justifiera 

(1)  Le  Chnl^au-Rouge  était  situé  au  n"  4  de  la  rue  du  Chù- 
leau-Moulin. 

(2)  Dans  son  numéro  du  J  mai  is-t8. 


LA    RUE.    LES    PROMENADES  '225 

encore  cette  année  par  la  magnificence  de  ses 
fêtes.  Le  Château-Rouge  offre,  on  le  sait,  la  réu- 
nion de  tous  les  plaisirs  champêtres.  L'orchestre, 
composé  de  60  musiciens,  dirigé  par  Mari,  compte 
dans  son  sein  l'élite  de  nos  principaux  artistes. 
Les  feux  d'artifice  qui  terminent  chaque  soirée 
excitent  toujours  la  curiosité  de  la  foule  ;  enfin  de 
nouveaux  règlements  permettront  à  l'administra- 
tion de  varier;  comme  elle  l'entendra,  son  pro- 
gramme, et  plus  d'une  surprise  en  résultera  pour 
la  société  brillante  qui  se  presse  chaque  été  dans 
cet  établissement  en  vogue.  » 

Le  nombre  des  musiciens  n'ayant  pas  diminué 
(et  on  peut  craindre,  d'ailleurs,  qu'il  ne  diminue 
jamais)  les  concerts  étaient  fréquents. 

On  en  donna  un,  le  25  février  1849,  à  3  ou 
4  francs  la  place,  avec  les  œuvres  du  compositeur 
Félix  Blangini  (i),  dans  la  salle  du  Casino  des 
Arts,  boulevard  Montmartre,  12,  dont  le  journal 
de  Proudhon,  le  Peuple,  disait  ([uelques  jours  plus 
tard  (2) : 

«  Cette  charmante  petite  bonbonnière  est  déci- 
dément le  rendez-vous  de  la  fashion  qui  vient, 
chaque  soir,  applaudir  MM.  lieymann,  Forestier, 

(Il  Félix  Blangini  était  mort  à  Paris,  en  L'^41.  Ce  concert 
fut  une  sorte  dhommage  posthume  que  lui  rendirent  ses 
anciens  élèves. 

(2)  Le  4  mars. 


-2^1f>  LA    VIK    r\HISIKNNK 

Triebat,  Scheittman,  Jaucourt,  Mohr  et  Blancou, 
soliste  aux  Italiens.  L'orchestre,  composé  de 
48  musiciens,  sera  dirigé  par  Rousselle.  Les  frères 
Lj'onnet  sont  en  possession  de  la  faveur  du  public.  » 
Los  frères  Lyonnet  n'avaient  pas  mis  longtemps 
pour  être  en  possession  des  faveurs  du  public. 
Ils  venaient  à  peine  de  débuter  dans  des  «  go- 
guettes »  et  ils  avaient  dix-sept  ans. 

En  avril  et  mai  1849,  Mme  Marie  Pleyel  se  fit 
entendre  dans  trois  concerts  :  à  la  salle  Erard,  où 
elle  joua  la  Sicilienne,  de  Ravina  (1)  ;  à  la  Salle 
Sainte-Cécile,  où  elle  exécuta  des  fantaisies  sur 
Nornia  et  la  Tarentelle  ;  à  la  Salle  Herz,  où,  avec 
Mlle  Marie  Mira,  elle  joua  un  duo  à  deux  pianos 
sur  des  motifs  des  Puritains,  de  Bellini  (2). 

Un  de  ces  concerts  de  Mme  Marie  Pleyel,  le  se- 
cond, avait  été  organisé  par  \^  Société  de  V union 
musicale,  fondée  au  début  de  l'année  1849  et  qui 
rendit  aux  artistes  de  très  grands  services.  Elle 
avait  déjà  pris  l'initiative  d'un  concert  qui  at- 
tira le  18  février,  dans  la  salle  Sainte-Cécile,  tous 
les  amateurs  de  Paris,  et  dans  le  ])rogramme  du- 
quel je  note:  la  symphonie  en  la  de  Beethoven,  un 
concerto  de  Reis ,  pour  piano,  exécuté  par  Mlle  Gué- 
néo,  un    air  du   Crocia/o,   de    ^'erdi,    chanté  par 

(l)  Henri  Ravina,  pianiste  français.'né  à  Bordeaux,  en  1817. 
(2j  V.  dans  la  Presse  (7  mai  1849)  un  compte  rendu  de  ces 
concerts  de  Mme  Marie  Pleyel  par  Théophile  Gautier. 


\.\    IlL'i:.    LKS    PllO.ME.NAUES  'H~ 

Mme  Mebert-Massy,  un  concerto  de  Viotti,  pour 
violon,  par  M.  Seanger,  de  l'ouverture  de  Mon- 
tana et  Stéphanie  (1),  de  Berton. 

L'année  suivante,  en  l'évrier,  dans  le  concert  vo- 
cal que  donna,  dans  la  salle  du  Conservatoire, 
Mme  Sontag  (2),  comtesse  Rossi,  elle  chanta  après 
l'ouverture  du  Proniélhée  de  Beethoven,  le  duo  de 
Linda  (3),  avec  Calzolari,  et  un  air  à^lphigénie 
en  Tau  ride,  de  Gluck. 

l^e  Jardin  f/V/Zce/"  fut  utilisé  à  plusieurs  reprises 
pour  des  fêtes  de  charité,  notamment,  le  29  mai  1849, 
pour  une  grande  fête  de  nuit  au  profit  des  pauvres 
honteux  de  Paris.  Le  24  décembre  1848,  il  y  avait 
eu  à  Toccasion  de  la  fête  de  rEo^alité,un  concert 
dont  le  Peuple  annonce,  la  veille,  le  programme  : 

«  Dans  cette  patriotique  réunion,  c|ui  aura  lieu 
dimanche  24  décembre,  à.  7  heures  précises  du 
soir,  au  Jardin  d  hiver,  sera  donné  un  grand  con- 
cert vocal  et  instrumental,  oîi  seront  entendus  des 

(1)  Opérette  en  trois  actes,  paroles  de  Defaure,  musique 
de  Berton,  jouée  pour  la  première  fois  à  l'Opéra-Comique 
le  15  avril  17yy. 

(2)  Née  en  1805  à  Coblentz,  elle  fil  ses  débuts  à  Paris,  le 
15  juin  1S26,  au  Théâtre-Italien,  dans  le  Barbier.  Mariée  se- 
crètement avec  le  comte  Rossi,  en  1829,  elle  renonça  à  la 
scène  en  1.S30.  Des  revers  de  fortune  l'obligèrent  en  1848  à  y 
remonter.  Elle  mourut  en  1854. 

(3)  Linda  di  Chamonnis,  opéra  en  trois  actes  de  Rossi,  mu- 
sique de  Donizetti  ;  joué  dabord  au  Théâtre  de  la  Cour  à 
Vienne,  en  1842,  et  la  même  année,  le  17  novembre,  à  Paris, 
au  Théâtre-Italien. 


<î!"28  lA    ME    PARISIENNE 

(■liaiits  nulionaux  européens,  exécutés  par  les  so- 
ciétés étrangères  et  par  les  corpoiations  chorales 
(le  Paris  au  nombre  de  300  chanteurs...  Voici  le 
programme  : 

L'orchestre,  composé  de  80  musiciens,  exécu- 
tera l'ouverture  de  la  Muette,  d'Auber;  quadrille 
de  Musard;  une  grande  s^^mphonie. 

Les  Allemands,  au  nombre  de  30,  sous  la  di- 
rection du  citoyen  Muller,  exécuteront  des  chants 
nationaux  allemands. 

La  société  chonde  de  Paris,  au  nombre  de 
120,  sous  la  direction  du  citoyen  Lévy,  chantera 
le  Vengeur,  paroles  de  Lebrun. 

«  Les  Enfants  de  Lutèce,  au  nombre  de  70, 
sous  la  direction  du  citoyen  Gaubert,  chante- 
ront :  le  ConibaL  naval,  VEnrôlement  volontaire, 
Vépisode  de  92,  par  Saint-Julien. 

Les  Céciliens,  au  nombre  de  50,  sous  la  direc- 
tion du  citoyen  Claudel,  chanteront  :  la  Blouse, 
d'.V.  Varney,  le  TrionipJie  du  Peuple,  par  Lau- 
rent. 

Les  Montagnards  parisiens,  au  nombre  de  40, 
dirigés  par  le  citoyen  Edmond  Duot,  chanteront  : 
le  Chant  des  Travailleurs,  de  Laurent  Riller  [sic). 

La  citoyenne  Nautier  chantera  :  le  Xoël  d'Adol- 
phe Adam. 

La  citoyenne  Ricci  :  la  cavatinc  du  Barbier  de 
Se  ville. 


LV    RUK.    LES    PROMENADES  ^220 

La  citoyenne  Simon  :  la  Fille  du  transpoi-tc, 
de  •** 

Le  citoyen  Chazot  :  les  Adieu.v  du  Martyr,  par 
Antonio  Guilbert. 

Le  citoyen  Henri  :  Appel  à  la  bienfaisance 
par*" 

Un  orchestre  et  un  chœur  rustique  accompa- 
gneront un  duo  chanté  par  hi  citoyenne  Ricci  et  le 
citoyen  Henri. 

Le  Noël  du  paysan,  fête  de  V Egalité  par  Pierre 
Dupont. 

Huit  voix  à  l'unisson  chanteront  :  le  Chant  des 
Ouvriers,  de  Pierre  Dupont,  avec  chœur  au  re- 
frain. 

Le  citoyen  Hennké  LéAy,  solo  de  violoncelle  : 
le  septuor  final  de  Lucie,  de  Donizetti. 

Le  citoyen  Léon  Magnus  :  les  Fleurs  d'Es- 
pagne, solo  de  flûte  composé  et  exécuté  par 
lui. 

L'orchestre  et  toutes  les  corporations  présentes 
exécuteront  la  Marche  républicaine  d'Adolphe 
Adam,  la  Marseillaise  et  le  Chant  du  départ. 

L'orchestre  sera  dirigé  par  le  citoyen  \'il- 
lain. 

Le  piano  sera  tenu  par  le  citoyen  Rœcker.  » 

Des  concerts  à  demi-populaires  avaient  lieu  ré- 
gulièrement dans  la  salle  de  la  Fraternité,  rue 
Martel,  n"  9,  et  dans  la  salle  Yalentino  (concerts 


:^3Ô  La   vik  i'aiusiennE 

Saiiit-llouoré),  où  le  prix  trontrée,  les  mercredis 
et  vendredis  soirs,  était  de  i  fr.  50. 

A  la  même  époque,  c'est-à-dire  au  printemps  de 
l'année  1841),  débutaient  les  bals  et  les  concerts 
du  })arc  d'Enghien. 

Grâce  à  ses  eaux  thermales  et  à  son  lac,  minus- 
cule mais  charmant,  Enghien  devenait  un  des 
coins  les  plus  fréquentés  de  la  banlieue  parisienne. 
Les  villas,  imitations  des  chalets  de  la  Suisse,  y 
étaient  déjà  nombreuses.  On  y  trouvait  de  très 
bons  restaurants,  parmi  lesquels  celui  des  Quatre- 
Pavillons. 

((  Enghieu,  écrivait  Eugène  Guinot  (1),  a  du 
monde  toute  la  semaine  ;  mais  il  y  a  deux  grands 
jours,  2  jours  solennels,  le  dimanche  et  le  mer- 
credi. Le  dimanche  est  le  jour  de  tout  le  monde, 
le  mercredi  est  le  jour  du  beau  monde... 

A  la  chute  du  jour,  la  foule  se  porte  vers  le 
parc,  où  l'appelle  le  retentissement  de  l'orchestre, 
où  l'attire  l'éclat  des  illuminations  étincelantes. 

De  longues  allées,  d'épais  bosquets,  de  l'eau,  des 
fleurs,  des  statues,  une  admirable  salle  de  danse, 
un  vaste  emplacement  où  sont  réunis  des  jeux  de 
toute  espèce,  voilà  ce  qu'on  trouve  au  parc  d'En- 
ghien. 

La  salle  des  jeux   est  toujours   pleine  d'ama- 

(1)  Enijliicn  cl  lu  vallée  de  M  nilinoreiicy.  Pans.  lf>.")3,  p.  37. 


Bî'  s 


a 


LA    RUE.    LES    IMIOMENADES  'l'-VA 

teurs  ainsi  que  le  tir  au  pistolet  (1)  situé  à  l'écart. 

Dans  la  salle  de  bal,  décorée  avec  goût,  se 
pressent  toutes  les  célébrités  des  bals  champêtres, 
toutes  les  illustrations  de  l'été.  On  y  voit  réguliè- 
rjment  figurer  à  chaque  fête  les  danseurs  renom- 
més et  les  reines  de  la  polka...  Les  concerts  de- 
vront y  être  aussi  brillants  (pie  les  bals,  et  on  le 
comprendra  aisément  quand  on  saura  que  M.  Hau- 
mann,  le  célèbre  violon,  règne  au  parc  d'Enghien 
et  qu'il  est  là  en  qualité  de  propriétaire  de  l'entre- 
prise et  de  directeur  suprême  des  fêtes. 

Le  lac  se  prête  aussi  au  divertissement  de  la 
foule.  Sur  cette  magnifique  pièce  d'eau  navigue 
une  flottille  de  légères  embarcations,  gondoles  vé- 
nitiennes.glissant  doucement  sur  l'onde  paisible, 
au  bruit  des  chansons.  Mais  ce  n'est  pas  seule- 
ment l'attrait  de  la  promenade  et  de  la  pêche  à  la 
ligne  que  le  parc  d'Enghien  offre  aux  amateurs, 
c'est  aussi  le  spectacle  des  fêtes  nautiques,  des 
joutes,  des  combats  navals  et  des  représentations 
dramatiques  dans  l'Ile...  » 

On  ne  jouait  pas  seulement  à  Enghien,  on  jouait 
dans  tout  Paris.  Le  Palais-Royal,  quoiqu'il  fût 
devenu  National,  n'avait  pas  vu  diminuer  le  nom- 
bre de  ses  tripots.  Les  journaux  se  plaignaient 
que,  par  suite  d'une  interprétation  trop  large  et 

(1)  Tenu  par  Devisnies. 


234  LA    VIE    PAUISIENiNE 

trop  libérale  d'un  décret  du  28  juillet  1848  sur  Je 
droit  de  réunion,  on  n'os.^t  pas  sévir  contre  une 
multitude  de  cercles,  politiques  par  l'étiquette,  mais 
qui  n'étaient  en  réalité  que  des  maisons  de  jeu  (i). 

«  Ces  jours  sombres  où  furent  brisées  presque 
complètement  en  France  toutes  les  relations  so- 
ciales... »  C'est  ainsi  que  lord  Normanby  carac- 
térise, au  point  de  vue  de  la  vie  mondaine,  cette 
période  (2),  et  un  autre  témoin,  le  docteur  Pau- 
miès  de  la  Saboutie,  explique  pourquoi,  dans  la 
classe  moyenne,  chacun,  se  sentant  menacé  et 
craignant  une  ruine  complète,  n'eut  d'autre  préoc- 
cupation que  de  réduire  au  minimum  ses  dé- 
penses. 

«  Le  crédit  disparut  rapidement,  l'argent  de- 
vint rare.  Le  mouvement  des  affaires  s'arrêta  su- 
bitement :  négociants,  avocats,  médecins,  proprié- 
taires, artistes,  fonctionnaires  publics  destitués, 
le  désastre  fut  complet,  personne  n'y  échappa.  On 
renvoya  les  clercs,  les  commis,  les  employés.  On 
A'endit  voitures  et  chevaux,  on  se  réduisit  à  la 
plus  stricte  économie.  On  fit  argent  de  tout. 

(1)  Un  dernier  détail  ^iir'  la  vie  de  la  rue  pendant  cette  pé- 
riode. La  promenade  du  b(L'ur  fieras  fut  supprimée  en  184î>. 
Elle  fut  rétablie  en  1851.  Ce  bieuf  i,M-as  de  1851  s'appelait 
Liberté.  Il  prenait  bien  son  temps  ! 

(2)  (/«(.'  Année  île  révolution,  t.  I,  p.  11(1, 


L\    HUE.    LES    PROMENADES  "230 

Gomme  tant  d'autres,  j'allai  à  la  Monnaie  ap- 
porter quelques  pièces  d'argenterie  pour  les  ven- 
dre; il  y  avait  queue,  et,  bien  qu'on  l'ùt  expédié 
promptement,  j'attendis  2  heures  que  mon  tour 
vint.  Il  était  'A  heures  de  l'après-midi  :  les  divers 
articles  achetés  dans  la  journée  formaient  un  tas 
considérable,  composé  de  couverts,  plats,  cafe- 
tières, vases  de  toutes  formes,  dont  quelques-uns 
d'un  travail  précieux.  Chaque  jour  l'affluence  était 
la  même.. . 

Froment -Meurice  me  disait  qu'à  cette  époque 
lui  et  ses  confrères  de  Paris  se  trouvèrent  dans 
une  gêne  si  grande  qu'ils  furent  obligés  de  fondre 
la  presque  totalité  de  leurs  magasins.  Des  ser- 
A'ices  complets  à  peine  terminés,  des  vases,  des 
coupes  magnifiques,  tout  fut  impitoyablement  jeté 
dans  le  creuset  (1).  » 

La  classe  moyenne,  condamnée  par  les  événe- 
ments à  économiser  le  plus  possible,  la  classe  la 
[)lus  riche,  qui,  aux  époques  troublées,  ne  sait  pas 
se  défendre  et  ne  sait  que  filer  (ou  mourir)  s'étant 
iM'fugiée  en  province,  on  imagine  facilement  quelle 
pouvait  être,  dans  ces  conditions,  la  vie  mon- 
daine. 

Il  n'y  avait  guère  qu'un  salon  qui  n'eût  pas 
fermé  ses  portes,  celui  de  Mme  Ancelot.  Des  om- 

(1)  Souvenirs  il'un  Mcdcriii  de  l'uris. 


236  LA    VIE    PARISIENNE 

hies  inquiètes  y  apparaissaient.  On  y  causait  en- 
core. On  y  disait  encore  des  vers.  Un  des  fami- 
liers, et  le  })lus  célèbre,  Beyle,  était  mort  en  1842, 
mais  Tocqueville,  Mérimée,  Buchon,  Delacroix, 
Alexandre  Weill,  venaient  assez  régulièrement 
chez  cette  Muse  quinquagénaire.  Le  salon  de 
Mme  Ancelot  ne  rappelait  en  rien  ceux  du  dix- 
huitième  siècle.  L'Amour  s'y  lut  ennuyé.  On  eût 
t'ait  de  son  carquois  une  écritoire.  Le  salon  de 
Mme  Ancelot  n'était  qu'une  Académie  au  ra- 
bais. 

Les  gens  de  lettres  qui  le  fréquentaient  n'ai- 
maient guère,  en  général,  le  nouveau  régime,  trop 
porté  à  sacrifier  l'élite  intellectuelle  à  une  démo- 
cratie à  la  fois  obtuse  et  jalouse. 

Chateaubriand  était  mort,  le  4  juillet  1848,  dans 
l'indifférence  universelle.  Depuis  quelque  temps  il 
ne  pouvait  plus  sortir  de  sa  chambre  où  sa  femme, 
prenant  une  revanche  impatiemment  attendue,  le 
gardait  enfin  près  d'elle,  le  gardait  mourant,  alors 
qu'il  lui  avait  échappé  toute  sa  vie. 

La  plupart  des  journaux  ou  des  revues  litté- 
raires, atteints  par  la  crise,  agonisaient,  ne 
payaient  plus  ou  payaient  mal  leurs  collabora- 
teurs. Les  livres  né  se  vendaient  pas.  Ce  com- 
merce de  luxe,  comme  les  autres,  périclitait. 

Prenons  un  exemple,  celui  de  Théophile  Gau- 
tier.  Sous  le  tyran,  je  veux  dire  sous  Louis-Phi- 


LA    RUE.    LES    PROMENADES  :237 

lippe,  ses  affaires  commençaient  à  prospérer.  Il 
s'était  installé  dans  un  petit  hôtel. de  la  rue  Byron 
aux  Champs-Elysées.  11  avait  signé  des  traités 
avantageux.  Il  pouvait,  quoiqu'il  eût  beaucoup  de 
talent,  regarder  l'avenir  avec  confiance.  La  Ré- 
volution vint.  Peut-être  le  naïf  l'avait-il  désirée! 
Elle  démolit  tout,  elle  compromit  tout.  Les  édi- 
teurs reculèrent,  épouvantés,  devant  le  flot  popu- 
laire. Les  libraires  perdirent  leur  clientèle.  Les 
traités  n'eurent  plus  aucune  valeur,  et  Théophile 
Gautier  se  vit  réduit  à  son  feuilleton  dramatique 
de  la  Presse,  qui  lui  rapportait  juste  de  quoi  vivre. 

La  considération  qu'avait,  ou  plutôt  que  n'avait 
pas,  le  Gouvernement,  en  1848,  pour  les  écrivains, 
un  autre  exemple,  celui  d'Alfred  de  Musset,  va 
nous  le  montrer. 

Par  la  protection  du  duc  d'Orléans,  son  condis- 
ciple au  collège  Henri-IV,  Alfred  de  Musset  avait 
été  nommé,  en  1838,  Bibliothécaire  du  ministère 
de  l'Intérieur,  avec  des  appointements  de  trois 
mille  francs.  En  1845,  il  avait  été  décoré  non  pas 
comme  poète,  mais  comme  bibliothécaire,  ou,  pour 
mieux  dire,  on  avait  décoré  le  poète  par-dessus  le 
marché. 

Le  5  mai  18'i8,  étaient  signés  par  Ledni-Ivolli'i 
deux  arrêtés,  quon  dissimula  autant  qu'on  h-  pul. 
Le  premier  révoquait  de  ses  fonctions  de  biblio- 
thécaire du  ministre  de  rintéricur,    «  le  citoyen 

16 


i'68  LA    VIE    PARISIENNE 

Allreil  du  Musset  ».  Le  second  le  remplaçail  par 
le  citoyen  Marie  Augiei",  qui  était,  par  hasard, 
un  rédacteur  de  la  lié  forme. 

Plusieurs  journaux,  le  C/iaiïvari,  VAriiste^  la 
Patrie.^  etc.,  protestèrent  (1)  contre  cette  mesure 
odieuse  sous  laquelle  se  cachait  un  nouvel  acte 
de  favoritisme,  ajouté  à  tant  d'autres.  Alexandre 
Dumas  fit  appel  a  Lamartine,  qui  garda  un  si- 
lence prudent,  et  il  publia  dans  la  France  nou- 
velle, le  16  juin,  ces  lignes  indignées  :  «  Nos  gou- 
vernants ne  savent  donc  pas  qu'il  y  a  une  royauté 
que  ni  émeute,  ni  barricade,  ni  révolution,  ni  ré- 
publique ne  changeront,  c'est  la  royauté  du  gé- 
nie. » 

Le  19  juin,  Alfred  de  Musset  écrivait  au  rédac- 
teur un  chef  de  la  Patrie  (2)  : 

«  Je  lis  dans  votre  journal  qu'on  avait  annoncé 
par  erreur  que  j'étais  destitué  de  ma  place  de  bi- 
bliothécaire, et  que  le  ministre  i^Ledru-RoUin)  a 
fait  démentir  ce  bruit.  Voici,  à  ce  sujet,  la  lettre 
([ue  j'ai  reçue,  il  y  a  un  mois  : 

«  Citoyen, 
J'ai  le  regret  de  vous  annoncer  que,  par  un  ar- 

(1)  Ces  protestations  furent  si  nombreuses  que  Marie  Au- 
bier n'osa  pas  prendre  possession  de  son  poste. 

(2)  ConYsponrfa/iPc  (1827-1857).  Paris,  11»07,  p.  242. 


LA    RUE.    LES    PROMENADES  239 

rèté  du  5  mai  courant,  le  ministre  vous  a  admis  à 
faire  valoir  vos  droits  à  la  retraite. 
«  Salut  et  fraternité  (i). 

Le  i^ecrélaire  yénéral. 

«  Carteret.  » 

Cette  lettre,  vous  le  voyez,  est  aussi  claire  que 
laconique. 

Quant  aux  droits  à  la  retraite,  il  faudrait  que 
j'eusse  été  nommé  bibliothécaire  à  l'âge  où  j'ap- 
prenais à  lire.  Veuillez  croire,  du  reste,  ^lonsieur 
que  je  n'aurais  jamais  songé  à  entretenir  le  public 
d'une  chose  de  si  peu  d'importance,  si  je  n'étais 
profondément  touché  des  marques  d'intérêt  et  de 
bienveillance  que  j'ai  reçues  de  la  presse  à  cette 
occasion.  » 

A  ces  marques  d'intérêt  et  de  bienveillance, 
rxA.cadémie  française  voulut  s'associer,  mais  elle 
s'y  prit  maladroitement.  Le  17  août  1848,  elle  at- 
tribua à  un  poète  déjà  célèbre  un  prix  de  1.300 
francs  fondé  par  le  comte  de  Maillé  La  Tour-Lan- 
dry pour  ft  uu  jeune  écrivain,  digne  d'encourage- 
ment ».  Le  20  août,  Alfred  de  Musset  envoya  ces 
1.300  francs  au  National  qui  avait  ouvert  une 
souscription  en  faveur  des  victimes  de  l'insurrec- 
tion de  juin. 

(1,  En  1853,  Alfred  de  Musset  fut  nommé,  par  un  arrêté  du 
ministre  Forloul,  bibliothécaire  du  ministère  de  l'Instruc- 
tion publiriuc. 


■^40  La  vie  parisienne 

Une  aventure  du  même  genre,  moins  connue 
mais  aussi  significative,  arriva  à  la  même  époque 
à  Sainte-Beuve. 

Son  nom  avait  figuré  sur  une  liste  de  fonds  se- 
crets publiée  par  la  Revue  rétrospective,  de  Tas- 
chereau,  en  req-ard  d'une  somme  de  100  francs. 
Ses  adversaires,  parmi  lesquels  l'aigre  philologue 
Génin,  prétendirent  quiJ  s'était  vendu,  pas  très 
cher,  au  gouvernement  de  Louis-Philippe. 

Sainte-Beuve  finit  par  découvrir  que  ces  cent 
francs  représentaient  les  frais  d'une  réparation 
faite  à  une  cheminée  de  son  appartement  du  palais 
Mazarin,  oîi  il  était  bibliothécaire  depuis  1840. 

Il  se  plaignit  à  Grémieux,  qui  était  alors  garde 
des  sceaux. 

«  Je  demande,  lui  écrivit-il,  à  votre  justice 
qu'on  veuille  bien  m'aider  à  obtenir  un  éclaircis- 
sement de  cet  odieux  mvstère...  Veuillez  me  four- 
nir les  moyens  d'arriver  à  expliquer  complète- 
ment et  à  dévoiler  l'infamie  dont  je  me  trouve  at- 
teint, moi  qui  ai  toujours  vécu  à  l'écart,  ne  de- 
mandant rien  au  pouvoir,  tout  entier  à  l'étude  et 
aux  lettres.  » 

Le  vieux  singe  dont  ou  avait  fuit  un  ministre 
ne  daigna  pas  lui  répondre.  Irrité  par  l'attitude 
du  Gouvernement,  il  donna  sa  démission  de  bi- 
bliothécaire. 

Ce  Gouvernement,  s'il  méprisait  les  écrivains, 


LA    RUE.    —    LES    PROMKNVDES  241 

qui  le  lui  rendaient  bien,  s'intéressa  aux  artistes, 
et  ce  fut  terrible. 

On  nomma  Jeanron  (1)  directeur  des  Musées, 
et  Garraud  directeur  des  Beaux- Arts.  Ce  Gar- 
raud  mit  au  concours  «  la  composition  de  la  fi- 
gure symbolique  de  la  République  »;  700  peintres 
prirent  part  à  ce  concours,  et  tout  ce  que  le  pon- 
cif peut  donner  s'étala  à  cette  occasion.  Garraud 
ne  conserva  pas  longtemps  ses  fonctions.  On 
s'aperçut  qu'en  sa  qualité  de  sculpteur,  il  ne  pou- 
vait pas  être  directeur  des  Beaux- Arts.  On  le 
remplaça,  le  5  avril  1848,  par  Charles  Blanc,  qui 
n'était  pas  sculpteur,  et  qui  était  le  frère  de  Louis 
Blanc. 

Dès  le  24  février,  Ledru-RoUin  avait  signé  un 
arrêté  fixant  au  15  mars  l'ouverture  du  Salon.  En 
même  temps  il  soumettait  l'admission  des  tableaux 
ou  sculptures  à  une  sorte  de  suffrage  universel. 
Le  résultat  fut  aussi  démocratique  et  aussi  révo- 
lutionnaire qu'on  l'espérait.  Jamais  il  n'y  eut  au- 
tant de  croûtes  et  de  navets  qu'au  Salon  de  1848, 
mais  le  «  principe  électif  »  était  sauvé. 

Des  écrivains,  des  artistes,  qu'on  les  méprisât, 
qu'on  les  protégeât,  la  République  pouvait,  à  la 
rigueur,  s'en  passer.  On  avait  dans  le  gouverne- 
ment un  poète  :  il  suffisait.  Et  même  plusieurs  de 

(1)  Peintre  de  troisième  ordre,  mais  bon   républicain  et 
ami  de  LedruRollin. 


24'2  I.A    VIE    PARISIENNE 

ses  collègues  estimaient  qu'il  était  de  trop.  Bien 
qu'il  eût  pris  la  précaution  de  peindre  ses  ailes 
en  rouge,  il  déparait  la  collection. 

Mais  le  roulement  de  l'argent,  qui  se  produi- 
sait, naguère,  sous  Finlaine  monarchie,  on  s'en 
passait  difficilement,  et  de  moins  en  moins.  Que 
le  luxe  est  une  nécessité  sociale,  que  les  pauvres 
vivent  des  plaisirs  des  riches,  il  fallait  bien  se  ré- 
signer à  l'admettre,  en  face  d'une  si  générale  et 
si  navrante  misère.  Comment  les  remplacer  ou 
en  provoquer  le  retour?  Comment  rassurer  ces 
petits  commerces  ({ue  le  luxe  entretient  et  que  rui- 
nait la  Répul)li([uei'  En  donnant  des  fêtes  offi- 
cielles, des  bals,  des  concerts,  on  faisant  sortir 
des  barricades  le  Paris  aimable  et  gai,  le  Paris 
charmant  et  jouisseur,  que  tant  de  Parisiens  re- 
grettaient. 

Pour  ressusciter  les  élégances  d'autrefois, 
compter  sur  Mme  Crémieux  ou  sur  Mme  Flocon, 
ou  sur  ranci'on  courtier  eu  liquides  Caussidière 
ou  sur  le  citoyeu-ouvrier  Albert,  c'était,  je  le  sup- 
pose, s'exposer  à  des  déceptions.  Parmi  les 
maîtres  du  jour,  un  seul  était  capable  do  l'essayer 
sinon  d'y  réussir.  On  l'a  beaucoup  calomnié, 
mais  je  le  considère  comme  le  plus  intéressant  de 
la  bande.  Il  était,  au  fond,  si  peu  démocrate! 

Il  y  avait  chez  Marrast,  car  c'est  de  lui,  on  Ta 
deviné,    <[u'il  s'agil,    du  Moi'uy  et  du  Briand.   Je 


Armand  Marrast. 


h\    nUK.    —    I.ES    l'UOMKNVDKS  245 

ne  pense  pas  le  diminuer  en  faisant  cette  consta- 
tation. Paresseux,  nonchalant,  sceptique,  loin  de 
prendre  au  sérieux  le  parti  auquel  il  semblait  ap- 
partenir, il  ne  se  prenait  pas  au  sérieux  lui-même 
et  ce  que  son  passé  et  son  entourage  et  les  cir- 
constances l'obligeaient  à  dire,  il  avait  trop  d'es- 
prit pour  y  croire.  Sous  la  casaque  du  Monta- 
gnard perçait  l'élégance,  un  peu  lourde,  du  Mus- 
cadin, un  peu  vieilli.  Les  immortels  principes  ne 
l'intéressaient  guère,  bien  qu'il  ne  voulût  pas  en 
convenir.  Il  aimait  les  fines  causeries,  les  bons 
dîners,  les  jolies  toilettes.  Il  aimait  le  faste  (1). 
Il  aimait  le  plaisir.  Il  aimait  les  femmes,  un  peu 
trop  sans  doute,  mais  c'est  en  les  aimant  trop 
qu'un  politicien  évite  de  devenir  ou  un  pion  ou  un 
sectaire. 

«  M.  Marrast,  écrivait  Daniel  Stern,  n'était 
point  un  ambitieux.  Ses  vues  ne  portaient  ni  si 
haut  ni  si  loin.  C'était  un  homme  désireux  de 
parvenir.  11  souhaitait  le  pouvoir  et  la  richesse, 
non  pour  élever  son  nom  ou  grandir  sa  vie,  mais 
pour  se  procurer  des  jouissances  plus  nombreu- 
ses. » 

Le  haineux  lUauqui,  mille  fois  plus  dangereux, 
l'appelait  «    le   Marquis   de   la   République  »    et 

(Il  Des  journaux  royalistes  raccusèrenl  d'avoir  pris  au 
g.irde-meuble  pour  sa  tille  alors  en  bas  âge  le  berceau  que 
la  ville  Ij  Paris  avjil  fait  exécuter  pour  le  comte  de  Paris 


"246  LA    VIE    PARISIENNE 

Reybaud    disait  en   parlant  de    lui  (1):    «  Nous 
avons  un  président  dameret.  » 

Il  avait  été,  en  effet,  élu  président  de  la  Cons- 
tituante, à  la  place  de  Sénard,  et  il  avait  eu  aus- 
sitôt l'idée  de  donner  des  fêtes  dans  le  nouvel 
hôtel  présidentiel  qu'on  Amenait  d'achever. 

La  première  eut  lieu  le  3  août  1848.  Dès  qu'elle 
fut  annoncée,  il  s'éleva  dans  le  clan  des  purs,  des 
démocrates  à  tète  de  bois,  un  lonar  cri  d'indig^na- 
tion.  Une  trentaine  de  membres  de  la  Montagne 
renvoyèrent  leurs  invitations.  .Iules  Gouache,  ré 
dacteur  à  la  W' for  me,  publia  une  brochure  qui 
fit  grand  biuit,  les  Violons  de  M.  Mciirast. 

Ces  protestations,  ces  attitudes  de  Gâtons  en 
carton-pàte,  ne  nuisirent  en  rien  au  succès  de  la 
fête. 

Il  y  eut  un  diner  de  60  couverts,  bal  et  con- 
cert. 

Au  diner  assistaient  des  hommes  de  tous  les 
partis,  le  comte  d'Argout,  Berryer,  Dupont  de 
lEure,  Edgar  Quinet,  Portalis,  Kecurt,  le  mi- 
nistre des  Affaires  étrangères,  Bastide,  l'ambas- 
sadeur d'Angleterre,  lord  Normanby,  le  général 
Gavaignac,  le  lieutenant-colonel  Gharras,  le  mar- 
quis de  La  Rochejaquelein,  David  d'Angers,  plu- 
sieurs membres  de  l'Institut. 

(1)  Dans  son  Jérôme  l'ulurut  à   lu  rfchcrclie  de  la  meillfurf  des 
népiihliqiies,  qui  fut  publié  en  1848. 


L\    RUE.    —    LES    PROMENADES  249 

Cet  oubli  momentané  des  classements  et  des 
passions  politiques  du  jour  se  révélait  aussi  dans 
le  bal  que  Marrast  avait  voulu  aussi  mondain  et 
en  quelque  sorte  aussi  peu  «  républicain  »  que 
possible.  On  y  voyait  à  côté  d'I'^tienne  Arago,  de 
J.  Hetzel,  secrétaire  général  des  Affaires  étran- 
gères, de  Louis  Perrée,  directeur  du  Siècle,  Du 
pin,  Paul  de  Musset,  Amédée  Achard,  le  général 
Lamoricière,  le  sculpteur  Préault,  le  compositeur 
Fromenthal  Halévy. 

Parmi  les  femmes,  très  nombreuses  mais  qui,  à 
cause  des  journées  de  juin,  encore  trop  récentes, 
ne  portaient  ni  fleurs  ni  diamants,  les  plus  re- 
marquées étaient  Mme  Armand  Marrast,  née 
Fitz-Clarence,  une  Anglaise  aux  yeux  bleus,  aux 
cheveux  châtains,  grande,  mince  et  frêle,  «  une 
figure  de  Keepsake  »  disait-on  ;  suivant  une  mode 
assez  généralement  adoptée  par  les  femmes  à 
cette  époque,  elle  avait  recouvert  ses  cheveux  de 
poudre  de  riz  (1)  ;  ^Ime  Odier,  qui  épousa  le  gé- 

(1)  Un  journal,  l'Opinion  publique,  écrivait  en  novembre  1848  : 
<<  Il  n'est  bruit,  [)armi  les  femmes  qui  assistent  aux  soirées 
de  la  présidence,  que  du  fait  suivant  :  deux  peintres  et  deux 
statuaires  ont  été  appelés  par  M.  Marrast,  afin  de  s'enlcn- 
dre  avec  M"*  Marrast  sur  le  j^enre  de  coiffure  quelle  dovia 
adopter  à  la  prochaine  soirée  de  la  présidciice  en  l'honneur 
du  vote  de  la  Constitution.  Après  un  débat  fort  grave,  fort 
sérieux,  auquel  l'érudition  antique  et  moderne  n  a  pas  fait 
faute,  l'opinion  de  M.  Clesinger,  le  statuaire,  a  été  adoptée. 
M°"  M  irrust  aura  les  cheveux  poudrés  ;  deux  grosses  bou- 


250  LA    ME    PARISIENNE 

néral  Cavaignac  ;  Mlle  de  Saint-Albin,  qui  épousa 
Achille  Juhinal  et  à  qui  Lamartine  avait  dédié 
ces  vers  : 

Je  n'ai  fait  qu'entrevoir  un  moment  ton  visage  ; 
Mon  œil,  depuis  ce  temps,  reste  ébloui  de  toi. 
Je  plains  le  flot  limpide  où  se  peint  ton  image  : 
Il  la  péril  en  fuyant,  je  l'emporte  avec  moi. 

Après  le  concert,  oij  des  morceaux  des  opéras 
de  Rossini,  de  Bellini,  de  Sacchini,  d'Auber,  de 
Félicien  David,  avaient  été  interprétés  par  les 
principaux  artistes  du  temps,  Poultier,  ténor  à 
l'Opéra,  Alizard,  Grimm,  Mme  Damoreau-Cinti, 
une  quête  an  profit  des  a  ictimes  de  4a  guerre  ci- 
vile produisit  1.750  francs.  Ainsi  se  termina  par 
un  geste  démocratique  une  fête  à  laquelle  on  re- 
prochait, dans  les  milieux  populaires,  de  res- 
sembler un  peu  trop  à  celles  de  la  monarchie. 

Mais  l'impulsioa  était  donnée.  Elle  fut  suivie. 
Le  15  janvier  ISiO,  le  préfet  de  la  Seine,  Berger, 
donnait  un  bal  dans  l'ancienne  salle  du  Trône. Peu 
à  peu  l'horizon  s'eclaircissait,  mais  il  avait  fallu 
passer,  comme  on  va  le  voir  dans  la  seconde  par- 
tie de  ce  volume,  par  de  terribles  épreuves. 

clés  se  (iétacheronf  du  chignon  et  tomberont  sur  ses  épau- 
les délicates.  Sur  le  devant,  les  cheveux  seront  lisses  jus- 
qu'à la  hauteur  des  tempes,  où  ils  se  détarheront  en  petites 
boucles,  dette  coilTure  ressemble  à  celle  que  portait  Mme  Du- 
barry  dans  les  derniers  jours  du  règne  de  Louis  XV.  » 


APPENDICE 

Les   CJiamps-Elysées  dans  les  premiers  jours 
de  juin  18^8  {!). 


«  La  République  avait  traiisTormé  les  Champs- 
Elysées  comme  toute*  choses  ;  Paris,  qui  du 
même  coup.  Amenait  d'envoyer  à  l'Assemblée 
M.  Tliiers  et  M.  Lagrange  ;  Paris,  toujours  plein  de 
contrastes,  ici  raisonnable,  là  communiste,  offrait 
dans  les  Champs-Elysées  le  plus  parfait  échan- 
tillon de  République  démocratique. 

Les  saltimbanques,  ces  comédiens  ordinaires 
du  peuple,  et  leurs  spectacles  ambulants  qui  jadis 
n'avaient  permission  de  ne  s'étaler  qu'aux  jours 
fériés,  les  physiciens,  les  alcides,  les  phénomènes, 
les  étalagistes  de  tous  genres  avaient  pris,  sans 
autorisation  aucune  de  ^L  le  maire,  possession 
entière  et  permanente  du  Cours-la-Reine,  du  carré 
Marigny,  des  abords  du  Rond-Point  et  même  de 
la  grande  allée. 

Les    Champs-Elysées    offraient   Taspect   d'une 

1)  .litiiriit;:<  illiiulrccs  de  la  Rêvoluliun  de  iS'iS,  p.  38L 


252  L.\    VIE    PARISIENNE 

ville  (le  toile  peinte,  où  s'élevait  une  cité  étrange, 
qui  hier  n'existait  pas,  et  dont  les  habitants 
étaient  accourus  de  tous  les  côtés  de  la  France... 

Dans  cette  ville  fantastique  on  ne  pouvait  faire 
un  pas  sans  tomber  en  exlase.  Tous  les  sens 
étaient  charmés  à  la  lois.  Tandis  ([ue  l'odorat 
était  doucement  chatouillé  par  les  parlums  incom- 
parables des  cuisines  ambulantes  et  des  fritures 
en  plein  vent,  l'œil  ébloui  s'étendait  sur  une 
immense  suite  de  tableaux-affiches  représentant 
au  naturelles  plus  curieuses  merA^eilIes  du  globe, 
et  l'oreille  se  dilatait  au  son  de  vingt  grosses 
caisses  appuyées  par  autant  de  trompettes  ou  de 
trombones,  sur  les  notes  graves  ou  éclatantes  des- 
quelles se  détachaient  comme  une  aérienne  dentelle 
les  folles  gammes  chromatiques  de  la  perçante  cla- 
rinette. Ici  on  courait  la  bague  sur  des  pur-sang 
de  bois,  les  seuls  que  nous  ayons  encore;  plus 
loin,  l'escarpolette  vous  tendait  les  bras  de  ses 
fauteuils  ou  vous  embrassait  de  ses  filets  ;  sous 
cette  tente,  on  se  livrait  à  un  repas  champêtre  ; 
là-bas,  on  arrachait  des  dents;  partout  la  joie 
était  à  son  comble. 

Hélas!  il  on  faut  coiivenii",  c'était  une  joi(> 
mélancolique...  c'était  le  désœuA' rement  cl  le 
manque  de  travail  qui  peuplaient  les  Champs- 
Elysées... 

Tel   était  le  contre-coup  de  la  crise  financière 


APPENDICE  253 

que  les  saltimbanques,  bien  que  jouissant,  par  la 
modicité  de  leurs  prix,  de  la  faveur  qui  aban- 
donne les  théâtres  proprement  dits,  avaient  dû 
néanmoins  abaisser  singulièrement  ces  prix,  de 
tout  temps  fort  modestes,  pour  attirer  à  eux  des 
visiteurs  dont  le  nombre  diminuait  de  jour  en  jour. 

La  République  avait  fait  surgir  des  prima 
donna  au  justaucorps  de  satin  et  de  velours, 
roucoulant  des  romances  devant  un  certain  nom- 
bre de  jeunes  défenseurs  de  la  patrie  en  tuniques 
bleues  et  en  képis,  pour  la  plupart  gardes  mo- 
biles. Il  n'y  avait  pas  jusqu'au  théâtre  de  Gui- 
gnol qui  ne  se  fût  fait  révolutionnaire.  Le  théâtre 
de  Guignol  faisait  à  Paris  l'office  du  Pulcinello  en 
Italie  ;  il  ne  se  gênait  aucunement  pour  donner  des 
coups  de  patte  au  pouvoir  ;  le  commissaire  du 
Gouvernement  provisoire  était  berné,  sifflé  et 
roué  de  coups,  aux  grands  applaudissements  des 
spectateurs,  auxquels 'venait  de  temps  en  temps 
se  mêler  un  public  en  redingote  et  en  habit,  vic- 
time du  nouveau  Gouvernement,  qui  se  trouvait 
presque  vengé  par  ces  plaisanteries  j)i>liti([ues. 

Mais  ce  qui  caractérisait  mieux  que  nous  ne 
saurions  le  dire  la  misère  des  temps,  c'était  l'ab- 
sence de  toute  élégance  et  de  toute  toilette  dans 
cette  classique  promenade  de  la  toilette  et  de  l'élé- 
gance. Qu'étaient  devenues  ces  deux  longues  files 
de   calèches,   de  tilburys   et  de  colimaçons  frin- 

17 


254  LA    VIE    I>AU1S1K>NK 

gants  qui  naguère  se  succédaient  sans  interrup- 
tion, sous  les  yeux  des  promeneurs,  de  la  place  de 
la  Concorde  au  Rond-Point,  et  jusque  par  delà 
l'Arc  de  Triomphe  dans  les  avenues  du  Bois  de 
Boulogne  ?  On  n'en  voyait  plus  aucune  trace  ; 
c'était  à  peine,  si  de  loin  en  loin,  apparaissait  quel- 
que modeste  voiture  de  maître,  et  l'événement 
était  si  rare  qu'il  faisait  sensation  et  piquait  la 
curiosité.  On  se  demandait  quel  était  ce  riche 
audacieux,  ce  banquier  non  encore  en  faillite, 
ou  ce  propriétaire  dont  on  payait  les  termes,  ou 
bien  encore  cette  Aspasie  assez  heureuse  ou  assez 
belle  pour  captiver  un  Alcibiade.  Qui  osait  ainsi 
rouler  carrosse,  alors  que  lomnibus  était  le  seul 
véhicule  des  plus  honnêtes  citoyens  ? 

Puisque  nous  en  sommes  sur  ce  chapitre,  nous 
donnerons  un  tableau  aussi  exact  que  possible 
des  Champs-Elysées  républicains... 

Voici  le  fauteuil  biifij mètre  à  côté  du  dynamo- 
mètre, il  a  peu  de  succès,  et  c'est  en  vain  qu'il 
tend  ses  accotoirs  aux  promeneurs.  Tout  le  monde 
a  beaucoup  maigri  depuis  la  révolution  de  février, 
et  l'on  n'aime  pas  à  constater  de  gaieté  de  cœur  sa 
propre  déperdition  de  substance.  MM.  Caussidière 
et  Ledru-Rollin,  rares  exceptions,  auraient  pu 
seuls  se  donner  ce  plaisir. 

Un  tir  (i  idrbalèle^  entre  tous  ceux  qui  se  par- 
tagent les    francs-arihers  nationaux,   mérite  une 


APPENDICE  2SS 

mention  spéciale.  Si  quelque  maladroit  vient  à 
frapper  le  but,  on  voit  une  Judith  lever  soudain 
son  sabre  et  trancher  la  tête  d'ilolopherne. Tenant 
le  sac  classique,  la  servante,  en  costume  de  lai» 
tière  des  environs  de  Paris,  est  un  excellent  per* 
sonnage... 

Voici  le  cartomancien  populaire  qui  prédit  le 
passé,  le  présent,  l'avenir...  et  même  le  futur! 
C'est  le  prophète  de  la  petite  propriété  :  moyen* 
nant  cinq  centimes  il  fait  le  petit  jeu  à  toutes  les 
personnes  qui  veulent  bien  tirer  une  carte  et  leur 
Iwurse.  Quant  aux  Rothschild  et  aux  receveurs 
généraux  de  la  Société,  qui  éprouveraient  le  be- 
soin de  se  renseigner  plus  à  fond  sur  l'avenir  et  le 
futur,  ils  sont  invités  à  entrer  chez  le  marchand 
de  vin  le  plus  voisin,  et  là,  moyennant  cinquante 
centimes,  une  somme  énorme  aujourd'hui,  un 
homme  bien  mis  leur  montre  avec  des  cartes  pro- 
pres \e  grand  /eu,  dans  une  suite  de  révélations 
et  de  pronostications  pantagruéliques  proportion- 
nées à  l'importance  des  capitaux  aventiu'és... 

Plus  loin,  c'est  une  exhibition  de  jeunes  tableaux 
vivants.  Le  travail  était  confié  à  une  douzaine 
d'enfants  dont  le  doyen  pouvait  bien  avoir  quatorze 
ans.  Le  jour,  les  jeunes  tableaux,  vêtus  de  tuni- 
ques blanches,  montés  sur  de  longues  échasses,  ef 
précédés  d'un  fifre,  distribuent  eux-mêmes  sur  la 
promenade  le    programme    des  poses  plastiques 


236  L\    VIE    PARISIENNE 

qu'ils  doivent  exécuter  le  soir. . .  Entre  autres  sujets 
païens  ou  bibliques,  la  troupe  de  statues  enfan- 
tines représentait  la  Passion  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ.  Avant  que  la  toile  se  levât  sur  le 
dernier  tableau,  l'imprésario  croyait  devoir  adres- 
ser à  la  foule  cette  allocution: 

«  Mesdames  et  Messieurs,  si  quelqu'un  de 
l'honorable  société,  trompé  par  l'immobilité  sur- 
prenante de  ces  jeunes  enfants,  pouvait  suppo- 
ser que  l'on  a  abusé  de  sa  confiance  et  nous 
faisait  l'injure  de  croire  à  l'existence  de  manne- 
quins, je  me  flatte  que  dans  un  instant  il  revien- 
dra de  son  erreur.  Je  prie  seulement  la  compagnie 
d'être  bien  attentive,  car  nous  lui  ménageons  une 
surprise.  » 

Ce  discours  enflammant  la  curiosité,  tous  les 
regards  sa  fixent  avec  une  avidité  inquiète  sur  le 
rideau,  qui,  s'écartant,  laisse  voir,  pour  tableau 
final,  la  Mise  au  tombeau  du  Seigneur.  Les  poses 
sont  irréprochables  ;  ce  sont  bien  là  de  vraies 
statues,  un  peu  grêles,  mais  c'est  de  l'art  chré- 
tien. Tout  à  coup,  à  un  signal  donné,  Jésus-Christ, 
la  Vierge,  Nicodème,  saint  Jean,  Joseph  d'Ari- 
mathie  et  toutes  les  saintes  femmes  se  lèvent  et 
exécutent  sur  le  théâtre  une  furieuse  Saltarelle  en 
poussant  des //on.'  Itou!  à  percer  le  tympan.  Ce 
dénouement  inattendu,  qui  terrasse  les  incrédules, 
ayant  un  grand  succès  d'hihirité,  le  directeur  sai- 


APPENDICE  257 

sit  habilement  l'occasion  pour  risquer  la  motion 
suivante  : 

«  Mesdames  et  Messieurs,  ne  quittez  pas  a'OS 
places.  On  va  faire  une  quête  pour  les  jeunes  en- 
fants :  ils  n'ont  que  ce  profit  (et  encore  l'ont- 
ils?).  Seulement,  vous  êtes  priés  de  ne  pas  donner 
de  pièces  de  cinq  francs  :  ils  les  refuseraient!...  » 

Il  y  avait  aussi  la  parade  politique.  Nous  citons 
celle-ci,  dont  nous  avons  été  témoin  ;  elle  avait 
lieu  entre  un  pitre"  et  un  compère,  devant  la  ba- 
raque d'un  phénomène  quelconque.  Elle  vaut  la 
peine  d'être  recueillie. 

Le  pitre,  en  costume  de  queue-rouge,  qui  vient, 
comme  toujours,  de  se  voir  jeter  au  nez  la  porte 
de  son  vingtième  maître  et  est  véhémentement 
menacé  de  coucher  à  la  belle  étoile,  fait  confi- 
dence de  son  anxiété  au  public  et  cherche,  comme 
de  raison,  de  l'emploi.  C'est  la  personnification 
assez  exacte  de  la  condition  de  domestique  sous 
la  démocratie  actuelle. 

Le  compère  l'aborde  en  ces  termes  : 

—  Vous  clu'rchez  une  place,  mou  ami  ? 

—  Oh  oui  !  monsieur,   poui'riez-vous  m'en  indi- 
quer une  par  hasard  ? 

—  Certainement  ;  j'en  connais    une  belle,   pas 
bii'M  loin  d'ici. 

—  Laquelle  ? 

—  La  place  de  la  Concorde. 


258  LA    VIE    PARISIENNE 

—  Mauvais  farceur  ! 

—  Comment?  (Il  lui  donne  un  coup  de  pied.) 
-^  Aïe  !  aie  ! 

—  Mais  plaisanterie  à  part,  je  puis  vous  en  in- 
diquer une  très  bonne. 

—  Où  cela  ? 

—  Dans  une  fameuse  maison,  chez  le  prince 
Tirtintirkoff. 

—  Chez  un  prince  !  On  disait  qu'il  n'y  avait 
plus  de  [)rinces  ! 

—  C'est  un  conte  !  —  Une  jolie  place...  il  n'y  a 
rien  à  faire  du  tout, 

—  Quelle  chance!  c'est  moi  qui  ferai  tout  l'ou- 
vrage. (Il  gambade  en  gesticulant.) 

—  Ne  vous  remuez  donc  pas  comme  ça.  Vous 
êtes  trop  vif,  mon  cher.  (Il  lui  donne  un  soufflet.) 
Si  vous  continuez  je  vous  donne  un  soufflet. 

—  Tiens,  tiens,  tiens,  et  celui-là,  donc? 

—  C'est  un  que  je  vous  devais.Vous  dites  donc, 
mon  cher,  ([ue  vous  désireriez  entrer  chez  le 
prince  Tirtintirkoff.  Mais,  d'abord,  ètes-vous  bien 
fainéant  ? 

—  Si  je  le  suis  !  Vous  ne  m'avez  donc  jias  vu 
avec  mon  fusil  de  munition? 

—  Et  où  cela? 

—  Dans  la  dernière  revt>lulion. 

—  Vous  vouliez  détruire  les  tyians  !  Vous  êtes 
républicain  de  la  veille? 


VPPKiNDICE  259 

—  Pas  du  tout.  Je  cherchais  tout  bonnement, 
pour  le  tuer,  ce  misérable,  ce  scélérat,  ce  conspi- 
rateur... 

—  Qui  cela  ? 

—  Celui  qui  a  inAcnté  l'ouvi-age. 

—  C'est  à  merveille.  Mais  avez-vous  des  certi- 
l'icats  de  l'ainéantise? 

—  Si  j'en  ai  !  Un  l)oisseau,  rien  que  ça  ! 

—  Voilà  qui  est  bien.  Mais  continuons  votre 
examen.  Etes -vous  un  jeunt'  homme  à  faire  douze 
repas  par  jour  ?  C'est  l'ordinaire  de  la  maison. 

—  J'en  ferai  ving-t-quatre,  s'il  le  faut. 

—  Non,  non,  douze,  pas  davantage.  Les  temps 
sont  durs.  Il  faut  savoir  s'imposer  quelques  priva- 
tions. Ainsi,  voilà  reni[)loi  de  votre  journée:  le 
matin,  en  sortant  du  lit,  vous  vous  mettez  à  dé- 
jeuner tout  de  suite;  sans  perdre  une  minute... 

—  A  la  fourc4iette  ? 

—  Comment  donc  !  A  propos  de  fourchette,  sup- 
posons que  la  vôtre  vienne  à  vous  échapper  des 
mains  et  qu'elle  tombe  sous  la  table  ;  comment 
ferez-vous  ? 

—  Cen'eslpasmalin:  jemaugeraiavecmesdoigts. 

—  Fi  donc  !  ce  n'est  pas  cela  du  tout.  Vous  ou- 
bliez que  vous  êtes  chez  le  prince  Tirtintirkoff  ! 
Vous  sonnerez,  vous  appellcM^ez  votre  maître  et 
vous  lui  direz  :  «  Faites  moi  le  plaisir,  mon  cher, 
de  m(.'  ramasser  ma  fourchette.  » 


260  LA    VIE    PARISIENNE 

—  Je  n'oserai  jamais! 

—  Pourquoi  donc,  le  prince  est  un  représentant? 

—  Eh  bien  ? 

—  C'est  un  valet  du  peuple. 
L'interrogatoire    continue    sur   ce    ton.    Il    est 

interrompu  par  l'apparition  d'un  troisième  per- 
sonnage en  habit  noir  et  cravate  blanche,  vrai 
physique  d'ancien  notaire,  qui,  faisant  un  salut 
au  public,  s'exprime  en  ces  termes  choisis  : 

«  Messieurs  et  dames,  nous  avons  l'honneur  de 
vous  inviter  à  venir  honorer  do  votre  visite  deux 
des  plus  étonnants  phénomènes  ci-inclus  (Frappant 
sur  le  tableau  qui  décore  la  toile)  que  la  terre 
nUiit  jamais  produits.  Ce  sont  deux  jeunes  gens  : 
la  demoiselle  et  le  frère,  —  nés  en  Angleterre 
tous  les  deux.  —  La  demoiselle,  qui  est  âgée  de 
vingt-cinq  ans,  est  ornée,  depuis  l'âge  de  dix-sept, 
de  cette  superbe  barbe  noire  que  vous  lui  voyez 
au  menton,  tandis  que,  par  une  surprenante  bizar- 
rerie de  la  nature,  son  jeune  frère  est  porteur 
d'une  barbe  aussi  blanche  que  les  cheveux  d'un 
albinos.  (Avec  onction.)  Messieurs  et  dames,  très 
souvent  les  annonces  sont  mensongères  !  Mais 
nous  n'avons  qu'une  chose  à  dire  :  Venez,  venez 
contempler  par  vos  yeux  les  deux  phénomènes 
britanniques.  —  ]Mais  combien,  me  direz-vous, 
combien  cela  nous  coùtera-t-il  ?  —  Messieurs, 
uniquement  —  remarquez  bien  ceci,  — uniquement 


APPENDICE  261 

pour  vous  donner  le  droit  de  vous  dire  que  vous 
avez  laissé  quelque  chose  en  sortant,  il  sera  perçu 
à  la  porte  la  modique  rétribution  de  cinq  cen- 
times par  personne  1  » 

Remarquez  l'artifice  de  cette  rédaction  ;  quelle 
admirable  entente  du  caractère  français,  toujours 
empressé  d'accomplir,  au  prix  des  plus  rudes  sacri- 
fices et  même  au  prix  de  cinq  centimes,  la  con- 
quête d'un  nouveau  droit  !  Aussi  la  foule  s'élance- 
t-elle  sur  l'escalier  qui  conduit  dans  l'intérieur  de 
la  tente,  comme  à  l'assaut  d'une  barricade. 

C'est  égal,  Bilboquet  avait  raison  de  le  dire: 
Ucift  drcti)mti(jiie  est  dans  le  marasme.  On  par- 
lait d'une  députation  de  saltimbanques  qui  se 
rendrait  à  la  Commission  executive,  pour  la  mena- 
cer de  suspendre  ses  spectacles  démocratiques,  si 
cette  dernière  ne  venait  pas,  par  une  subvention, 
au  secours  de  la  parade  aux  abois. 

Tout  cela  était  fort  triste;  et,  par  un  contraste 
vraiment  singulier,  les  Champs-Elysées  n'avaient 
jamais  été  plus  touffus  ni  plus  verdoyants,  l'air 
plus  pur,  le  ciel  plus  radieux,  la  nature  plus 
luxuriante,  les  senteurs  de  l'acacia  et  du  tilleul  plus 
suaves,  plus  balsamiques  et  mieux  faites  pour 
calmer  l'appareil  nerveux  dévasté  par  tant  et  de 
si  rudes  secousses,  que  depuis  l'invasion  de  spleen 
et  du  paupérisme,  sous  les  ombrages  de  cette 
belle  promenade...  » 


VI 


LE    THÉÂTRE 

LES    PIÈCES    DE    CIRCONSTANCE 

LA     FOIRE    AUX     IDÉES 


TjCs  aut(Hirs  dramatiques,  (jui 
ni'  savaient  pas  encore 
ce  que  leur  réservait 
le  changement  de  ré- 
gime, et  qui  d'ailleurs 
partageaient,  au  débuL 
l'emballement  nalicmal 
—  ils  ne  le  partagèrent 
pas  long  temps  !  • — 
avaient  cru  devoir,  par 
un(!  démarche  solen- 
nelle, se  rallier  au  nouveau  (iouvernement.  C'était 
la  mode  du  jour:  il  fallait,  aAec  plus  ou  moins  de 
conviction,  s'y  conformer.  Généralement,  on  était 
très  convaincu. 


Rnrhcl  cli.-uilanl  \ji  MurscUlai 


LE    THEATRE  20;} 

«  Le  dimanche  5  mars,  raconte  Théodore  Mu- 
ret  (1)  une  assemblée  générale  des  Auteurs  et 
Compositeurs  dramatiques  était  réunie  dans  le 
foyer  de  l'Ambigu  pour  discuter  les  intérêts  de 
l'association,  au  milieu  du  travail  universel  qui 
s'opérait.  A  l'issue  do  la  séance,  il  lut  décidé  de 
se  rendre  immédiatement  à  T Hôtel  de  Ville,  pour 
porter  uni!  adhésion  de  ])lus  an  (iouvernemimt  pro- 
visoire. 

La  réunion,  qui  pouvait  se  composer  de 
quatre-vingts  à  cent  membres,  se  mit  en  marche. 
Elle  avait  en  tète  l'honorable  président,  ^L  Le- 
brun  (2),  membre  de  l'Académie  française,  et  qui, 
en  sa  qualité  de  ci-devant  pair  de  France,  pouvait 
bien  être  tout  au  plus  un  l'épublicain  du  surlende- 
main, (^uand  nous  débouchâmes  sur  la  place  de 
l'Hôtel-de-Ville,  les  troupes  qui  stationnaient  en 
permanence  pour  voir  passer  les  nombreuses 
manifestations  durent  se  demander  quel  était  ce 
corps  d'état,  d'une  apparence  au-dessus  de  la 
classe  populaire  et  dont  plusieurs  membres  por- 
taient le  ruban  de  la  Léi^ion  d'honneur,  un  ou 
deux  même  la  rosette.  Nous  entrâmes  à  THùtel 
de  Ville.    Au    rez-de-chaussée  bivouaquaient  les 


(1)  LUisloire  /mr  le  Thé<Ure.  Paris,  186ô,  t.  III,  p.  308. 

[2'\  Pierre  LeJjruo,  riç  à  Paris  le  29  décembre  1785.  Avant 
de  devenir  réiuihlicain,  il  avail  été,  avec  la  même  sincérité, 
bonapartiste  et  royaliste. 


264  LA    VIE    PARISIEN1NE 

montagnards  à  pied  ou  à  cheval  qui  en  formaient 
la  garde  et  fournissaient  le  service  d'estafettes. 
Leur  blouse  et  leur  écharpe  rouge  composaient 
une  tenue  beaucoup  plus  farouche  à  la  vue  que 
menaçante  en  réalité,  car  ces  gens-là  n'étaient 
pas,  au  demeurant,  plus  féroces  que  d'autres* 
Quand  nous  eûmes  monté  l'escalier,  on  nous  intro- 
duisit dans  un  salon  où  l'un  des  membres  du 
Gouvernement,  M.  Crémieux,  vint  nous  recevoir, 
et  M.  Lebrun  s'exprima  en  ces  termes  : 

«  Citoyens  du  Gouvernement  provisoire,  la 
Société  des  auteurs  et  compositeurs  dramatiques, 
qui,  dès  1829,  a  pris  pour  devise:  U?iis  et  libres, 
vient  faire  acte  d'adhésion  et  offrir  son  concours 
au  Gouvernement  provisoire  de  la  République 
française.   » 

M.  Crémieux  répondit  en  ces  termes  : 
«  Citoyens,  je  suis  tout  à  la  fois  bien  ému  et 
bien  flatté  de  me  trouver  aujourd'hui  à  l'Hôtel 
de  Ville,  au  moment  où  la  réunion  des  auteurs  et 
compositeurs  dramatiques  sV  présente  et  chacun 
des  membres  du  Gouvernement  provisoire  se  féli- 
citerait d'avoir  à  vous  répondre.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  que  le  Gouvernement  provi- 
soire de  la  République  doit  prendre  à  l'état  des 
lettres  en  France,  à  sa  prospérité,  à  sa  grandeur, 
pour  laquelle  vous  travaillez  si  bien,  l'intérêt  le 
plus  vif  et  le  plus  soutenu.  Il  n'a  pas  besoin  de 


LE   THEATRE  265 

s'en  occuper  lui-même  :  c'est  vous  qui  faites  ce 
qu'il  faut,  et  quand  on  a  en  France  de  pareils 
répondants  de  l'état  des  lettres  et  de  leur  sort 
présent  et  futur,  la  République  peut  être  tran- 
quille, son  sort  ne  faillira  pas.  Sous  la  monarchie 
pure  comme  sous  la  monarchie  tempérée  qui  nous 
escamotait  une  à  une  toutes  nos  libertés,  vous 
seul  vous  appeliez  encore  la  république  des 
lettres.  Prenez  avec  ardeur  et  avec  le  dévouement 
du  cœur  qui  appartient  à  nos  écrivains  le  parti 
delà  République  ;  propagez-en  les  beaux  et  nobles 
principes.  Dites  éloquemment  à  ce  peuple,  qui 
mérite  si  bien  la  République,  qui  nous  donne,  à 
chaque  jour  de  péril  pour  la  liberté,  de  si  beaux 
exemples  de  courage,  dites-lui,  dans  la  langue 
sublime  et  harmonieuse  qui  vous  appartient, 
qu'il  n'est  rien  de  plus  grand,  rien  de  plus  beau 
que  son  patriotisme  ardent  et  généreux,  devant 
lequel  s'évanouit  le  soin  de  leurs  intérêts  privés, 
oubliés  devant  la  sainte  image  de  la  Patrie.  Que 
vos  travaux,  que  vos  chants  se  réveillent  et  s'ani- 
ment en  faveur  de  la  liberté,  si  puissante  et  si  pro- 
tectrice, et  de  cette  patrie  française,  si  grande 
et  si  belle.  Messieurs,  la  France,  illustre  dans  la 
guerre  par  tant  de  prodiges,  n'est  pas  moins 
illustre  par  les  sciences,  les  arts  et  les  lettres  ; 
toutes  les  nations  la  saluent  dans  ses  grands  écri- 
vains comme  dans  ses  fameux  capitaines.  Voua 


26C  LA    VIE    PARISIENNE 

êtes  les  héritiers  des  grands  nomB  de  notre  litté- 
rature :  laissez-moi  vous  dire  que  vos  enfants 
seront  aussi  les  héritiers  de  grands  noms,  et 
auront  à  soutenir  avec  gloire  le  poids  des  vôtres» 
comme  vous  soutenez  avec  gloire  le  poids  des 
anciens  (1).  » 

Après  cette  allocution,  plusieurs  des  membres 
à  la  réunion  échangèrent  quelques  paroles  avec 
M.  Crémieux.  L'un  d'eux  exprima  la  ferme  assu- 
rance que  la  censure,  réglée  sous  les  barricades 
de  février  comme  elle  était  restée  sous  celle  de 
juillet,  était,  pour  cette  fois,  enterrée  d'une 
manière  bien  définitive.  L'honoi'able  membre  du 
Gouvernement  en  donna  l'assurance  la  plus  for- 
melle, et  l'on  se  retira  fort  satisfait  de  l'entre- 
vue.  » 

Quelques  mois  plus  tard,  entre  ces  auteurs  dra- 
matiques, si  satisfaits  du  discours  de  Crémieux, 
et  les  réformateurs,  ou  plutôt  les  démolisseurs  de 
1848,  la  guerre  commençait,  une  guerre  dans 
laquelle  il  y  eut  des  A-aincus  et  des  morts,  et  qui- 
contribua,  beaucoup  ]>his  qu'on  ne  le  cn)irait,  au 
triomphe  de  la  réaction. 

Les  théâtres,  [jendant  le  soulèvement  de  Paris, 
n'avaient  fermé  que   deux  jours.  Quand  ils  rou- 

(1)  «  Nous  donnons  lalloculion  improvisée  de  M.  Crémieux 
telle  quelle  se  trouve  dans  un  join-nal  du  temps,  recueillie, 
comme  elle  put  l'être,  à  la  volée.  »  ^.\o/.'  de  M.  ;)/(»»■/.) 


LE    THÉÂTRE  26" 

vrirent    après    la    lutte,  ce  fut   pour    donner  des 
représentations  au  bénéliee  des  blessés. 

On  commença  naturellement  par  jouer  des 
pièces  républicaines  ou  populaires.  C'est  ainsi 
(pi'à  la  Porte-Saint-Martin  fut  repris,  le  20  fé- 
vrier, en  matinée  gi-atuite,  un  drame  de  Félix 
l'yat,  qui  avait  eu  beaucoup  de  succès,  le  Chif- 
fonnier^ avec  Frederick  Lemaitre  dans  le  prin- 
cipal l'Ole,  créé  par  lui  et  pour  lui.  Au  Gymnase, 
le  4  mars,  un  vaudeville-revue  en  un  acte,  les 
Filles  de  la  Liberté,  de  Jules  Cordier  Eléonore 
de  Vaulabelle)  et  Glairvillc,  saluait,  avec  un 
enthousiasme  un  peu  factice,  l'avènement  de  la 
République  et  la  chute  de  la  monarchie. 

En  général  ces  pièces  ne  se  montraient  pas  trop 
agressives.  On  ne  peut  guère  citer  comme  excei>- 
tion  que  Pierrot  ministre,  par  un  pair  de  France 
sans  ouvrage  (Nadar,  qui  avait  alors  vingt-neuf 
ans),  joué  aux  Funambules,  en  mars,  et  dont  les 
principaux  personnages  étaient  Pierrot  (Guizot), 
Robert  Macaire  (Louis-Philippe)  et  Arlequin  (le 
Peuple). 

Le  6  mars,  au  Théâtre  de  la  République  ^Théâtre- 
Français)  (1),  Rachel,  pour  la  première  fois,  chan- 
tait la  Maneillaise  et  nous  verrons,  à  propos 
dune  représentation  plus  mémorable  et  qui  fut  un 

1)  L'Upéra  avait  pris  à  la  même  époque  le  nom  de  Tliéàtre 
de  in  .\alion. 


268  LA    VIE    PARISIENNE 

grand  événement  dramatique,  comment  elle  la 
chantait. 

La  Révolution  de  1789,  que  celle  de  1848 
s'efforça  d'imiter  sur  quelques  points,  convaincue 
que  l'art  dramatique,  bien  dirigé,  bien  surveillé, 
pouvait  républicaniser  les  masses,  avait  voulu  le 
leur  rendre  plus  abordable.  Le  22  janvier  1794, 
un  décret  attribuait  au  ministre  de  l'Intérieur  une 
somme  de  100.000  francs,  pour  être  distribuée, 
en  tenant  compte  de  leur  importance,  aux  vingt 
théâtres  de  Paris,  en  compensation  des  quatre 
représentations  gratuites  que  chacun  de  ces 
théâtres  était  obligé  de  donner. 

Cette  idée  de  représentations  gratuites  parut 
très  démocratique  à  Ledru-Rollin.  Il  prit  un 
arrêté  destiné  à  les  organiser,  arrêté  que  publia 
le  Moniteur  dans  son  numéro  du  25  mars  1848  : 

«  Le  Ministre  de  l'Intérikir, 

Considérant  que,  si  l'Etat  doit  au  peuple  le 
travail  qui  le  fait  vivre,  il  doit  aussi  encourager 
tous  les  efforts  tendant  à  le  faire  participer  aux 
jouissances  morales  qui  élèvent  l'âme  ; 

Considérant  que  les  représentations  des  chefs- 
d'œuvre  de  la  scène  française  ne  peuvent  que 
développer  les  bons  et  nobles  sentiments  ; 

Sur   l'offre  faite  par  le  citoyen  Lockroy,  com- 


Madeleine  Brohan. 


18 


LE    THEATRE  ^271 

missaire  du  Gouvernement  près  le  Théâtre  de  la 
République  ; 

Vu  le  rapport  du  directeur  des  Beaux-Arts, 
arrête  : 

Le  commissaire  du  Gouvernement  près  le 
Théâtre  de  la  République  est  autorisé  à  donner 
gratuitement  et  à  des  époques  rapprochées  des 
représentations  nationales  ; 

Ces  représentations  seront  composées  des 
ouvrages  des  maîtres  de  la  scène  française, 
interprétés  par  l'élite  des  artistes  du  théâtre. 
Dans  les  entr'actes,  des  masses  musicales  exécu- 
teront des  airs  et  des  chants  nationaux. 

La  salle  sera  divisée  en  stalles  numérotées  ; 
chaque  stalle  aura  son  billet. 

Ces  billets  seront  envoyés  par  portion  égale  et 
par  coupons  de  deux  places  aux  douze  municipa- 
lités à  Paris,  à  l'Hôtel  de  Ville  et  à  la  Préfecture 
de  police,  pour  les  distribuer  dans  les  ateliers, 
les  clubs,  les  écoles,  aux  citoyens  les  plus  pauvres. 
Là,  ils  seront  tirés  au  sort.  » 

De  toutes  ces  représentations  offertes  au 
peuple,  la  plus  importante  fut  celle  du  Théâtre- 
Français,  le  7  août.  La  plupart  des  membres  du 
Gouvernement  provisoire,  Dupont  de  l'Eure, 
Lamartine,  Ledru-Rollin,  Louis  Blanc,  Armand 
Marrast,  etc., y  assistaient.  On  joua  Horace, ci  cette 
pièce  de  George  Sand,  le  Roi  «//e/irf,  dans  laquelle 


272  LA.    VIE    PARISIENNE 

Molière    était    présenté    comme    un    démocrate. 

Le  piiljlie  avait  salué  de  ses  applaudissements, 
de  ses  acclamations,  le  Chant  du  départ^  mais  il 
espérait,  et  attendait  mieux. 

«  Après  la  chute  du  rideau,  quelques  voix  iso- 
lées d'abord,  et  auxquelles  la  salle  entière  a 
bientôt  joint  la  sienne,  se  sont  élevées  pour  de- 
mander la  Marseillaise  !  En  effet,  le  bruit  avait 
couru  que  Mlle  Rachel  devait  chanter  l'hymne 
révolutionnaire  ;  mais  Texécutioud'un  pareil  mor- 
ceau semblait  tellement  en  dehors  des  habitudes 
tragiques  de  la  jeune  actrice,  que  l'on  ne  savait 
trop  si  l'on  devait  ajouter  foi  à  ces  rumeurs. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  la  toile  s'est 
relevée,  et  Camille  a  paru,  débarrassée  du  pé- 
plum romain,  droite  et  grande  dans  sa  tunique 
blanche,  et  s'est  avancée  jusqu'à  la  rampe  d'un 
pas  lent  et  majestueux.  Nous  n'avons  rien  vu  de 
plus  terrible  et  de  plus  saisissant  que  son  entrée, 
et  la  salle  frissonnait  d'épouvante,  avant  que  l'ac- 
trice eût  j)roféré  une  seule  dos  puissantes  paroles. 
Ce  masque  d'une  livide  pâleur,  ce  regard  noir  de 
souffrance  et  de  révolte  luisant  dans  une  orbite 
sanglante,  ces  sourcils  tordus  en  serpents,  ces 
lèvres  aux  coins  abaissés,  contenant  dans  leur 
pli  superbe  l'ouragan  des  menaces,  et  prêtes, 
comme  dit  Shakespeare,  à  sonner  la  trompette  des 
malédictions  ;  ces  narines  passionnément  gonflées 


LE    THÉÂTRE  273 

comme'pour  aspirer  l'air  libre  au  sortir  de  la  fé- 
tide atmosphère  des  bastilles  ont  produit  un  effet 
extraordinaire  ;  c'était  d'une  grâce  terrible  et 
d'une  beauté  sinistre  qui  inspirait  l'effroi  et  Tad- 
miration. 

Quand  l'actrice,  comme  une  statue  qui  se  piète 
sur  son  socle,  a  redressé  sa  haute  taille,  fait  on- 
doN-er  le  contour  de  sa  hanche  sous  l'abondance 
des  plis  de  sa  haute  tunique,  et  levé  son  bras 
avec  un  geste  d'une  violence  tranquille  qui  l'a  mis 
à  un  jusqu'à  l'épaule  par  le  repli  de  la  manche, 
il  a  semblé  à  tout  le  monde  que  Némésis,  la  lente 
déesse,  se  dégageait  subitement  d'un  bloc  de 
marbre  grec,  sculptée  par  un  statuaire  invisible  ; 
alors,  d'une  voix  irritée,  stridente  et  monotone 
comme  un  tocsin,  elle  a  commencé  la  première 
strophe  : 

Allons,  enfants  de  la  Patrie!... 

Elle  ne  chantait  pas,  elle  ne  récitait  pas  ; 
c'était  une  t;spèce  de  déclamation  dans  le  goût  des 
mélopé'^s  antiques,  où  le  vers,  tantôt  marche  avec 
ses  pieds,  tantôt  vole  avec  ses  ailes,  une  musique 
mystérieuse,  étrange,  échappant  aux  notes  du 
compositeur,  qui  ressemble  au  chant  de  Kouget 
de  1  Isle  et  qui  ne  le  reproduit  pas. 

Cet  hymne,  si  mâle  pourtant  et  d'un  si  grand  jet 
musical,  Mlle  Kachel  a  trouvé  nioven  de  le  rendre 


274  LV    VIK    PARISIENNE 

plus  énergique,  plus  fort,  plus  farouche  et  plus  for- 
midable, par  l'âpreté  incisive,  les  grondements  ran- 
cuniers et  les  éclats  métalliques  de  sa  diction. 

Elle  a  eu  des  attitudes,  des  gestes  et  des  airs  de 
tête  admirablement  expressifs,  selon  le  sens  de 
chaque  stance.  Comme  elle  redressait  fièrement 
son  col,  libre  enfin  du  joug,  et  comme  sa  nuque 
rétive  secouait  bien  le  joug  de  l'oppresseur  qui 
l'avait  tenue  si  longtemps  courbée  !  Quels  trésors 
de  haine  amassée  et  quelle  soif  de  vengeance  se 
trahissaient  dans  ses  mains  crispées,  dans  ses 
nerfs  tressaillant  sous  l'immobilité  froide  d'une 
résolution  implacable  !  Et  avec  quelle  effusion 
attendrie,  et  comme  fondue  en  pleurs  à  l'idée 
sainte  de  la  patrie,  s'est-elle  agenouillée  et  noyée 
dans  les  plis  tricolores  du  drapeau  symbolique. 
Cette  pose  vraiment  sublime  a  fait  éclater  la  salle 
en  transports  d'enthousiasme  ;  les  bravos,  les 
battements  de  mains,  les  trépignements  ont  re- 
tenti de  toutes  parts  comme  des  tonnerres  i^i)...  » 

Des  représentations  gratuites,  c'était  un  moyen 
insuffisant  pour  remédier  à  la  crise  qui  n'avait  pas 
tardé  à  sévir  sur  les  théâtres,  comme  sur  tous  les 
commerces  de  luxe.  Quelques  acteurs.  Bocage, 
Frederick  Lemaitre,  etc.,  s'obstinaient  à  faire  figure 
de  bons  républicains,  même  sur  la  scène,  mais  la 

(Ij  Ttiéopiiile  Gautier.  —  Fouillelon  de /«  y'/vss<' du20  mars 
ISiS.  (le  feuilleton  est  antérieur,  comme  on  voit,  à  la  repré- 


LE    THÉÂTRE  275 

plupart  (les  auteurs  dramatiques  qui,  faute  de  dé- 
bouchés, n'arrivaient  pas  à  caser  leurs  œuvres,  se 
montraient  de  moins  en  moins  favorables  à  ce  ré- 
gime ruineux. 

Le  Vaudeville  était  en  faillite.  L'Opéra  avait 
fermé.  Après  les  journées  de  juin,  la  situation  em- 
pira. Il  y  eut  un  relâche  général  et  prolongé  pour 
cause  d'émeute.  Paris  ne  songeait  guère  à  s'amu- 
ser. La  première  salle  de  spectacle  qui  rouvrit  fut 
V Hippodrome  (1),  le  2  juillet.  \Ji\e  des  dernières 
fut  le  Théâtre-Français,  le  19  juillet.  L'Assemblée 
constituante  avait  voté,  le  17  juillet,  un  secours 
trop  nécessaire,  de  680.000  francs,  qui  fut  réparti 
entre  les  divers  théâtres  de  Paris,  depuis  l'Opéra 
qui  reçut  170.000  francs  jusqu'au  théâtre  Lazary 
qui  eut  pour  sa  part  4.000  francs. 
Les  salles  continuaient  à  être  à  peu  près  vides, 

sentation  gratuite  du  7  avril.  Je  le  cite  tout  de  même  parce 
qu'il  pourrait  également  s'y  rapporter  et  parce  qu'il  montre 
admirablement  ce  qu'était  la  Marseillaise  chantée,  en  1848,  par 
Rachel. 

«  L'énergie  surabotidante  de  l'actrice  a  obtenu  un  triomphe 
complet  et  produit  un  effet  saisissant  et  irrésistible  lors 
même  qu'on  eût  partagé  aussi  peu  que  l'artiste  elle-même 
et  on  ne  peut,  je  crois,  rien  dire  de  plus,  les  sentiments  ex- 
primés par  ces  vers,  déclamés  plutôt  (jue  chantés.  »  Lovd 
NoRM\MiY  (qui  assistait  à  cette  représentation),  Une  Année 
de  révolution,  t.  I,  p.  302. 

(1)  11  avait  été  fondé  le  1")  novembre  1747  dans  la  salle  du 
Cirque  Ulympiijue.  Il  rouvrit,  en  1801,  dans  l'ancienne  salle 
du  Théàlre-lUsIoriiiae,  et  prit,  le  12  avril  18.">2,  le  nom  de 
Théâtre-Lyrique . 


276  LA    VIE    PARISIENNE 

et,  dans  une  revue,  les  Parades  de  nos  pères,  jouée 
le  6  octobre  1848,  au  Palais-lloyal  (1),  les  acteurs, 
Dumanoir,  Clairville,  et  Jules  Gordier,  n'avaient 
que  trop  raison  de  dire,^  en  faisant. allusion  à  un 
impôt  récemment  créé  : 

Moins  heureux  que  l'État,  nul  théâtre  aujourd'hui 
Ne  peut  par  ses  efforts,  ses  farces  ou  ses  crimes, 
Tirer  des  spectateurs  quarante-cinq  centimes. 

La  politique,  cette  politique  révolutionnaire,  rui- 
nait les  auteurs  dramatiques.  Ils  se  vengèrent, 
et  du  même  coup  ils  réussirent  à  attirer  de  nou- 
veau le  public,  en  attaquant,  interprètes  passion- 
nés du  mécontement  des  classes  bourgeoises,  les 
idées  socialistes  et  ceux  qui  les  représentaient. 

«  Les  théâtres,  écrivait  dans  le  numéro  du 
1"  mars  1849  un  rédacteur  du  Mois,  semblent  sur 
le  point  de  sortir  de  leur  longue  détresse.  Quel- 
ques-uns sont,  chaque  soir,  visités  par  une  foule 
qui  leur  rappelle  les  beaux  jours;  mais  ils  ont 
tous  un  lourd  arriéré  à  solder...  Le  Vaudeville  a 
attaché  le  grelot,  et,  depuis,  pas  une  petite  scène 
qui  ne  se  soit  donné  le  plaisir  de  tympaniser 
nos  révolutionnaires.  Les  théâtres  ont  rencontré 
un  double  avantage,  de  laisser  un  libre  cours  à 
leurs  rancunes,  en  même  temps  qu'ils  exploitent 
une  excellente  veine,  car  le  public  savoure  tous 

(1)  Il  était  redoveiiii  le  '/7i<'<//r<'-'l/ii/i /<(»>■/<•/•. 


LE    THÉÂTRE  279 

les  traits,  tous  les  couplets  ayant  quelque  goût 
de  réaction  ». 

Déjà,  le  Vaudeville. avait  donné,  en  juin  1848, 
pour  railler  le  mouvement  féministe,  le  Club  des 
maris  et  le  Club  des  femmes,  par  Claii'ville.. 

A  la  même  époque,  une  farce  en  un  acte  de  Le- 
franc  et  Labiche,  le  Club  champenois^  joué  au 
Palais-Royal,  mettait  en  scène  le  citoyen  Farou- 
chot,  une  sorte  de  petit  proconsul  révolutionnaire, 
secrétaire  du  sous-commissaire  de  la  République 
dans  un  des  arrondissements  de  Paris  ;  —  l'écono- 
miste Grand- Bagout,  qui  affirmait  que  «  Thomme 
doit  vivre  en  se  reposant  »,  et  qui  prêchait 
d'exemple  —  et  un  candidat  ouvrier,  Jean-Louis, 
dit  Corinthien,  un  jeune  bourgeois,  très  élégam- 
ment vêtu,  qui,  accusé,  dans  une  réunion  pu- 
blique, de  ne  pas  être  un  ouvrier,  répondait  avec 
assurance  :  «  Si  fait,  citoyens,  mon  père  était 
ouvrier  —  ouvrier  notaire.  Moi-même  j'ai  été 
ouvrier  —  ouvrier  référendaire  à  la  Cour  des 
comptes...  » 

Les  journées  de  juin  provoquèrent  des  pièces  en 
faveur  de  la  garde  mobile,  qui  s'était  distinguée 
dans  la  lutte,  et  entre  autres,  aux  Variétés,  le 
7  août  1848,  Un  Petit  de  la  Mobile,  par  Clairville 
et  Vaulabelle. 

Cette  sanglante  émeute  avait  été  une  terrible 
leçon    de  choses,  et   les   idées  d'ordre    commen- 


280  LA    VIE    PARISIENNE 

çaient  à  prévaloir.  On  en  trouvait  l'expression  au 
théâtre. 

Le  28  octobre  1848,  le  Vaudeville  donnait  une 
«  folie  socialiste  en  3  actes  et  7  tableaux  »  qui  de- 
vait avoir  un  énorme  succès,  la  Propriété^  c'est  le 
vol,  de  Clairville  et  Vaulabelle. 

Le  premier  acte  se  passait  au  Paradis  terrestre 
entre. Adam  'c'était  l'acteur  Ambroise),  le  premier 
propriétaire,  et  Prudent,  le  Serpent,  un  serpent  à 
lunettes,  joué  par  Delaunoy,  qui  s'était  lait  la  tête 
de  Proudhon.  Adam  devenait  M.  Bonichon,  tout 
en  restant  propriétaire.  En  février  1848,  avec 
d'autres  bourgeois  de  son  espèce,  il  banquetait  en 
l'honneur  de  la  réforme  et  criait  :  «  A  bas  Guizot  !  » 
mais  lorsque  le  serpent  venait  leur  annoncer  la 
proclamation  de  la  République,  ils  accueillaient 
la  nouvelle  sans  enthousiasme,  et  manifestaient 
leur  joie  très  relative  en  chantant  en  chœur  sur  des 
airs  d'enterrement. 

Nous  voici  maintenant  en  1852,  et  les  deux  au- 
teurs ne  se  doutaient  pas  qu'à  ce  moment-là  la 
République  n'existerait  plus,  ou  serait  à  la  veille 
de  ne  plus  exister.  Le  Droit  au  Travail  règne,  et 
Adam  Bonichon  s'en  aperçoit  à  ses  dépens.  Un 
vitrier  casse  toutes  les  vitres  de  son  appartement 
pour  les  remplacer.  Un  cocher  l'introduit  de  force 
dans  son  fiacre  et  lui  réclame,  sans  aménité, 
quatre  heures  de  voiture.  Un  dentiste  lui  arrache 


Eugène  Sue. 


LE    THKA.TBE  283 

des  dents  dont  il  n'avait  pas  le  moindre  désir 
de  se  séparer,  et  des  couturiers  apportent  à 
Mlle  Eve  Bonichon  (Mlle  Octave),  qui  ne  s'en 
plaint  pas  trop,  vingt-cinq  robes. 

En  1853  —  autre  tableau  —  la  Propriété  est 
abolie  et  remplacée  par  la  Bourse  d'échanges  (la 
Banque  d'échanges  de  Proudhon),  où  les  marchan- 
dises, avec  cours  forcé,  se  substituent  au  numé- 
raire. Bonichon,  qui  a  grand  faim,  a  réussi  à  se 
procurer  un  pâté  et  se  dispose  à  le  dévorer.  Sur- 
vient le  Serpent  qui  désire  ou  plutôt  qui  veut 
échanger  ce  pâté  contre  une  vieille  casquette. 
Refus  indigné  de  Bonichon.  On.  le  traduit  devant 
un  tribunal,  et  comme  il  s'est  imprudemment 
donné  comme  propriétaire,  il  est  condamné  —  et 
encore  avec  des  circonstances  atténuantes,  son 
avocat  ayant  plaidé  la  folie  —  à  porter  une  re- 
dingote de  coupe  bourgeoise,  sur  le  dos  de  laquelle 
est  écrit  le  mot  :  Propriétaire,  et  à  finir  ses 
jours  dans  une  maison  d'aliénés. 

En  1854,  Paris  est  détruit.  Sur  l'emplacement 
de  la  Bourse  et  des  rues  qui  l'entourent,  s'étenduu 
désert  dans  lequel  le  Serpent,  transformé  en  chas- 
seur, poursuit  un  gibier  qui  est  Bonichon.  Celui- 
ci  est  frappé  à  mort  —  mais  au  dernier  tableau, 
qui  n'est  plus  un  tableau  de  chasse,  il  ressuscite, 
redevient  homme,  et,  en  compagnies  d'autres  pro- 
priétaires, est  transporté  au  Paradis.  Débarrassé 


284  LA    VIE    PARISIENNE 

de  ses  lunettes  socialistes,  qui  Tempèchaient  de 
voir  les  choses  comme  elles  sont,  le  Serpent  se 
repent,  obtient  sa  grâce,  et  se  réconcilie,  solen- 
nellement, avec  la  Propriété. 

Telle  est  cette  pièce,  qui  est  beaucoup  moins 
chargée  qu'elle  ne  parait,  et  qu'il  faut  rapprocher, 
pour  en  goûvter  toute  la  saveur,  des  caricatures  de 
Cham. 

«  Dans  son  livre,  A  travers  une  Révolution  (1), 
Alfred  Darimon,  qui  était  en  1849  un  des  rédac- 
teurs du  Peuple  et  un  des  plus  fidèles  disciples  de 
Proudhon,  a  publié  à  propos  des  incidents  qui  sui- 
virent les  premières  représentations  de  la  Pro- 
priété, c'est  le  vol,  quelques  pages  très  renseignées 
et  du  plus  vif  intérêt.  C'est  un  témoin  qui  parle  : 

^(  Dans  les  premiers  jours  de  décembre  1848,  dit- 
il,  M.  Armand  Marrast,  président  de  l'Assemblée 
nationale,  avait  fait  appeler  Proudhon  à  son  fau- 
teuil, et  voici  à  peu  près  le  colloque  qui  s'était 
établi  entre  eux  : 

Le  Présidejnt.  —  Vous  savez  qu'on  joue  en  ce 
moment  au  A'audeville,  sous  le  titre  de  la  Pro- 
priété, c'est  le  vol,  emprunté  à  un  de  vos  ouvrages, 
une  pièce  où  vous  êtes  représenté  avec  votre 
masque. 

Proudhon.  —  Je  n'en   sais  rien.  Je   vous  ferai 

(1)  A  travers  une  dévolution,  1847-1855.  Paris,  1884,  pp.  123  et 
suiv. 


LE    THEATRE  285 

remarquer  que    pas  un  de  mes  ouvrage  ne  porte 
pour  titre  :  la  Propriété^  c'est  le  vol. 

Le  Président.  —  Raisons  déplus  alors  pour  que 
vous  approuviez  ma  démarche.  M.  Dufaure  et  moi, 
nous  avons  cru  devoir  intervenir  à  cause  de  votre 
caractère  de  représentant  du  peuple.  Nous  avons 
considéré  cette  pièce  comme  uhe  atteinte  à  l'in- 
violabilité de  la  représentation  nationale,  et  nous 
avons  au  préalable  interdit  à  l'acteur  de  prendre 
votre  ressemblance. 

Proudhon.  —  Selon  moi,  vous  avez  eu  tort;  mes 
idées  appartiennent  à  la  critique,  et  je  n'inter- 
viendrai que  dans  le  cas  où  ma  vie  privée  serait 
en  jeu. 

Le  Président.  —  Pour  la  dignité  de  l'Assemblée 
nationale,  nous  ne  pouvons  tolérer  de  pareilles 
attaques  contre  un  de  ses  membres. 

Proudhon.  —  Tout  ce  que  je  puis  vous  recom- 
mander, c'est  de  ne  pas  vous  rendre  plus  ridicule 
que  moi  dans  cette  affaire.  » 

Proudhon  ne  s'était  plus  occupé  de  cette  conver- 
sation :  c'est  par  les  journaux  qu'il  avait  appris 
que  la  Commission  des  théâtres  avait  été  convo- 
quée au  ministère  de  l'Intérieur,  à  l'effet  d'exa- 
miner si  M.  Dufaure  était  suffisamment  autorisé 
par  les  lois  en  vigueur  à  interdire  la  représenta- 
tion au  Vaudeville  de  la  pièce  :  la  Propriété,  c'est 
le  vol.  La  Commission  ayant,  disait-on,  répondu 

19 


286  LA    VIE    PARISIENNE 

négativement  ;  il  avait  été  décidé  qu'on  demande- 
rait à  l'Assemblée  nationale  un  décret  contenant 
des  dispositions  répressives. 

L'Evénement^  journal  de  Victor  Hugo,  en  enre- 
gistrant cette  nouvelle,  avait  insinué  que  c'était  là 
le  résultat  d'un  traité  d'alliance  conclu  entre  Prou* 
dhon  et  le  général  Cavaignac  :  «  M.  Proudhon, 
avait-il  dit,  en  faisant  allusion  à  un  article  paru 
dans  le  Peuple  du  3  décembre,  donne  sa  voix  à 
M.  Cavaignac,  M.  Cavaignac  donne  à  M.  Prou- 
dhon la  censure.  » 

Le  Peuple  avait  opposé  à  cette  insinuation 
perfide  ces  quelques  lignes  dédaigneuses  : 

«  Vienne  la  discussion,  et  M.  Hugo  trouvera 
dans  M.  Proudhon  un  défenseur  de  la  liberté  des 
théâtres.  » 

Nous  avions  été  aux  renseignements  sur  les 
projets  attribués  au  Gouvernement,  et  nous  avions 
appris  que  tout  s'était  borné  à  une  entrevue  que 
M.  Armant  Marrast  avait  eue  avec  les  auteurs  du 
vaudeville  :  La  Propriété^  c'est  le  vol,  pour  les 
engager  à  modifier  certaines  phrases  où  ils  par- 
laient de  Proudhon  et  de  ses  doctrines  en  termes 
peu  respectueux. 

Dans  le  courant  de  décembre,  le  journal  de 
Delescluze,  la  Révolution  démocratique  et  sociale, 
avaitlancé  contre  Proudhon  une  attaque  furibonde, 
dans  laquelle  on  lisait:  «  M.  Proudhon  a  été  mis 


LE    THÉÂTRE  287 

en  vaudeville  ;  il  alimente  le  Charivari,  et  s'en 
honore,  comme  bien  on  pense,  mais  tous  ces  coups 
de  grosse  caisse  ne  suffiront  pas  à  le  rendre  inté- 
ressant à  nos  yeux.  » 

—,  Il  faut  cependant,  s'était  écrié  Proudhon, 
que  j'aie  le  cœur  net  de  cette  pièce  dont  tout  le 
monde  parle  et  que  je  ne  .connais  pas. 

Justement,  nous  venions  d'ouvrir  nos  rangs  à  un 
rédacteur  du  Charivari  :  M.  Taxile  Delord,  à  qui 
nous  avions  confié  la  direction  du  feuilleton  théâtral. 

—  Est-ce  qu'on  ne  pourrait  pas,  lui  dis-jc  un 
jour,  procurer  à  Proudhon  les  moyens  de  voir  la 
pièce  du  Vaudeville  sans  l'exposera  être  remarqué 
du  public. 

Le  lendemain,  nous  avions  leçu  un  coupon  de 
baignoire  avec  un  mot  très  aimable  de  M.  Clair- 
ville,  un  des  auteurs  de  la  pièce. 

Avec  beaucoup  de  tact,  on  avait  fait  choix  d'une 
baignoire  fort  obscure,  située  derrière  les  derniers 
rangs  du  parterre.  On  avait  môme  pris  le  soin  de 
ne  pas  l'éclairer,  de  sorte  qu'il  était  impossible  de 
savoir  par  qui  elle  était  occupée. 

Proudhon  s'est  beaucoup  plus  attaché  au  jeu 
des  acteurs  qu'à  la  pièce  en  elle-même. 

Quand  le  rideau  s'est  levé  sur  le  décor  repré- 
sentant le  Paradis  terrestre,  il  a  été  moins  frappé 
des  charmes  opulents  de  Mme  Octave  que  du 
décolleté  de  son  costume. 


288  LA    VIE    PARISIENNE 

—  Ce  n'est  pas  là  du  tliéâtre,  a  t-il  dit,  c'est 
de  la  pornographie.  Nous  en  viendrons  comme  les 
Romains  de  la  décadence  à  crier  aux  actrices  : 
Niidae  !  Nu  cl  se  ! 

Néanmoins,  l'apparition  de  la  tête  de  serpent 
entre  les  branches  de  Tarbre  de  la  science,  du 
bien  et  du  mal,  l'a  fait  rire  de  bon  cœur.  C'est  le 
masque  réussi  de  Proudhon  avec  ses  lunettes  et 
ses  favoris. 

—  Comment  ces  màtins-là,  dit-il,  s'y  prennent- 
ils  pour  attraper  si  bien  la  ressemblance  ?  Je  gage 
que  ce  monsieur  ne  m'a  jamais  vu  de  près.  Et 
cependant,  c'est  ça!  c'est  bien  ça! 

L'acte  de  la  Banque  d'échange  n'a  pas  déridé 
Proudhon  !  Il  l'a  écouté  avec  une  grande  attention  ; 
puis,  quand  le  rideau  est  tombé,  il  nous  a  dit: 

—  C'est  inepte.  Quand  on  fait  la  caricature  d'une 
idée,  il  faut,  du  moins,  qu'on  puisse  la  reconnaître. 
Qui  admettra  jamais  que  j'aie  eu  la  pensée  absurde 
de  faire  retourner  le  monde  civilisé  au  troc  en 
nature,  à  ce  mode  d'échange  primitif,  qu'on  re- 
trouve à  peine  chez  les  peuples  sauvages  ?  Si 
M.  Clairville  m'avait  consulté,  je  lui  aurais  donné 
des  indications  utiles,  et  il  n'aurait  pas  écrit  cet 
acte  qui  fait  véritablement  tort  à  son  intelligence. 
Ce  n'est  pas  comique,  parce  que  ce  n'est  pas 
vrai. 

Le  décor  du  dernier  acte  représente  Paris  con- 


LE    THÉÂTRE  289 

verti  en  désert,  le  socialisme  ayant  détruit  toute 
civilisation.  Deux  voyageurs  se  promènent  mélan- 
coliquement sur  la  scène.  «  Ce  marais,  dit  l'un, 
était  autrefois  les  Tuileries  ;  la  Bourse  s'élevait 
où  nous  voyons  cette  forêt.  —  Si  ma  mémoire  est 
bonne,  répond  l'autre,  il  me  semble  que  la  Bourse 
était  déjà  quelque  chose  comme  une  forêt  —  de 
Bondy,  murmure  le  parterre. 

—  Voilà  delà  bonne  comédie,  s'est  écrié  Prou- 
dhon,  en  riant  aux  éclats. 

Sa  gaieté  a  redoublé  quand  il  a  vu  arriver  l'ac- 
teur chargé  d'être  son  sosie,  ayant  en  bandoulière 
la  boite  du  marchand  de  mort-aux-rats,  et  portant, 
accrochés  à  une  longue  gaule,  une  douzaine  de 
propriétaires  se  balançant  au  bout  d'une  ficelle. 

—  Si  toute  la  pièce  avait  été  sur  ce  ton-là,  a 
dit  Proudhon,  elle  aurait  été  excellente.  Mais  je 
crains  que  nos  auteurs  comiques  n'y  entendent  plus 
rien.  Pour  peu  que  les  choses  aillent  du  même 
pas,  on  ne  se  donnera  plus  la  peine  d'écrire  des 
pièces;  on   se  contentera  de  simples  exhibitions. 

Mme  Octave  fait  tort  aux  auteurs  ;  on  n'écoute 
pas  le  dialogue.  On  se  contente  de  contempler  la 
belle  femme. 

Par  une  sorte  d'ironie  du  sort,  les  bureaux  de 
la  Banque  du  Peuple,  cette  Banque  que  Clair- 
ville  a  tant  raillée  dans  la  Propriété,  cest  le  vol, 
se    sont    établis   rue  du    Faubourg-Saint-Denis, 


•290  L\    VIE    PAUISIENNE 

n"  25,  dans  la  même  maison  où  demeure  le  spiri- 
tuel vaudevilliste. 

Un  journal,  en  faisant  part  au  public  de  cette 
circonstance,  a  inséré  l'inepte  article  que  voici  : 

«  Les  employés  de  M.  Proudhon,  qui  sont  des 
socialistes  barbus,  crépus  et  moustachus,  ont 
voulu  faire  un  très  mauvais  parti  à  M.  Clairville, 
sous  prétexte  qu'il  avait  voulu  ridiculiser  leur 
patron.  En  apprenant  cela,  M.  Proudhon  est 
entré  dans  une  grande  colère  et  a  chassé  deux  de 
ses  employés.  Quant  à  M.  Clairville,  il  a  été  si 
effrayé  de  cette  scène  démocratique  et  sociale  que 
ses  amis  ni  la  police  n'ont  pu  parvenir  à  le  faire 
rentrer  chez  lui.  11  loge  chez  un  ami,  M.Siraudin, 
et  aujourd'hui  M.  Proudhon  a  écrit  à  M.  Clair- 
ville  qu'il  n'avait  plus  rien  à  craindre.  «  Mes 
chiens  enragés  ont  été  battus  {sic).  Signé  : 
P.-J.  Proudhon,  banquier.  » 

M.  Clairville  a  écrit  au  Peuple  la  lettre  sui- 
vante qui  prouve  qu'il  est  un  homme  de  cœur  en 
même  temps  qu'un  homme  d'esprit  : 

«   Monsieur  le  Rédacteur, 

Je  vous  serais  bien  reconnaissant  si  vous  vou- 
liez bleu  lu'aidtir  à  rectifier  l'étrange  historiette 
racontée  par  un  journal  sérieux  au  sujet  de  M.  Prou- 
dhon et  de  moi. 


LE    THÉÂTRE  291 

Dans  ce  récit,  une  seule  chose  est  vraie,  à  savoir 
que  je  loge  dans  une  maison  où  M.  Proudhon  a 
établi  les  bureaux  de  la  Banque  du  Peuple.  Le 
reste  est  une  mauvaise  plaisanterie. 

Je  n  ai  pas  quitté  mon  domicile  pour  me  sous- 
traire aux  prétendues  menaces  qui  m'auraient  été 
faites  par  les  socialistes  employés  à  la  banque  de 
M.  Proudhon,  socialistes  barbus^  crépus  et  mous- 
tachus. 

M.  Proudhon,  que  j'ai  l'honneur  de  connaître, 
ne  m'a  pas  écrit. 

Il  n'a  pas  eu  l'occasion  et  ne  pouvant  avoir  la 
pensée,  comme  on  l'affirme,  de  me  venger  en  bat- 
tant les  terribles  socialistes,  les  chiens  enragés 
qui  ne  m'ont  jamais  montré  les  dents  et  que  j'ai 
tout  lieu  de  croire  les  meilleures  gens  du  monde, 
si  j'en  juge  autant  par  leurs  habitudes  polies  que 
par  les  formes  douces  et  bienveillantes  de 
M.  Proudhon,  leur  illustre  maître  et  mon  excellent 
voisin. 

Agréez,  etc. 

Clair  VILLE.  » 

Proudhon  a  été  fort  touché  de  cette  lettre. 
«  Voilà  qui  me  désarme.  J'avais  envie  de  saisir  la 
première  occasion  de  jouer,  moi  aussi,  à  M.  Clair- 
ville  quelque  tour  de  mon  métier.  J'y  renonce 
complètement.  » 


•292  LA     VIE    l'AlUSlENNE 

Dans  une  revue  de  la  Porte  Saint-Martin,  les 
Marrons  cV Inde,  de  Théodore  Muret  et  Cogniard 
frères,  on  se  moquait  assez  finement  des  Monta- 
gnards de  Gaussidière,  du  pittoresque  de  leur  cos- 
tume, de  leurs  manières  bizarres.  Le  principal 
personnage  était  le  bourgeois  Tremblotin,  dont  le 
nom  indique  le  caractère,  et  qui  exprimait  ainsi 
ses  craintes  à  un  autre  bourgeois,  Marronnard  : 

TREMBI.OTIN 

...  Sur  le  coup  de  cinq  heures...  observez  un 
peu  dans  les  cafés...  Vous  remarquerez  des  indi- 
vidus qui  prennent  une  liqueur  verte...  ils  disent 
que  c'est  de  l'absinthe.  .  Allons  donc  !  c'est  un 
signe  de  ralliement,  Monsieur.  Ce  sont  des  car- 
listes... pas  autre  chose. 

MA.RRONARD 

Ça  dépend  de  la  manière  de  voir. 

TREMBLOTIN 

Ça  dépend  de  la  manière  de  boire...  Epiez-les 
bien,  vous  verrez  qu'ils  ont  une  manière  de  lever 
le  coude  qui  n'est  pas  naturelle. 

MARRONNARD 

Vous  croyez  ? 

TREMBLOTIN 

Lt  quand  vient  la  nuit...  Les  lumières!    Vous 


LE    THÉÂTRE  293 

voyez  des  croisées  qui  sont  éclairées,  et  d'autres 
qui  ne  le  sont  pas. 

MVRRONNARD 

Ça  me  parait  assez  naturel. 

TREMBLOTIN 

C'est  une  façon  de  correspondre  d'un  quartier 
à  un  autre,  Monsieur  !...  Mais  tout  cela  ne  serait 
rien,  si  Paris  n'était  pas  miné. 

M.VRRONNARD 

Miné  ! 

TREMBLOTIN 

Foide  Tremblotin...  oui, Monsieur... le  faubourg 
Saint-Germain...  miné!...  l'obélisque...  miné!... 
les  tours  de  Notre-Dame...  minées!...  La  porte 
Saint-Martin,  la  porte  Saint- Denis,  minées  !... 
Paris,  aujourd'hui,  est  bâti  sur  d'innombrables 
pétards...  Et  tenez,  là,  là,  où  nous  sommes,  il  y 
a  peut-être  cinquante  paquets  de  pétards  !  Toute 
la  France  est  minée  ! 

MARRONNARD 

Diantre  !...  Je  m'explique  maintenant  votre  mine 
bouleversée...  Comment,  là,  sous  nous,  il  y  a  des 
pétards  !  Savez-vous,  Monsieur  Tremblotin,  que 
votre  frayeur  commence  à  me  gagner  !... 

TREMBLOTIN 

11  y  a  de  quoi,  et  je  vous  engage  à  faire  aussi 
votre  malle,  et  à  filer  avec  nous  ! 


294  LA    VIE    PARISIENNE 

MARRONNARD 

Où  ça?  en  Prusse  ? 

TREMBLOTIN 

Plus  souvent  !...  La  Prusse  est  en  pleine  ébulli- 
tion...  On  commence  à  miner  la  Prusse. 

MARRONNARD 

En  Autriche  ? 

TRE.MBLOTIN    . 

Allons  donc  !...  l'Autriche.. .  pire  qu'ici  !  l'Au- 
triche !  triple  mine  ! . . . 

MARRO.XNARD 

L'Italie  ? 

TREMBLOTIN 

Y  pensez-Tous  ?  Il  y  a  trente-trois  révolutions 
en  Italie...  Toute  l'Italie  est  minée...  sans  compter 
le  volcan. 

MARRONNARD 

Mais  alors,  autant  vaudrait  rester  ici. 

TREMBLOTIN 

11  n'y  a  qu'une  lie  déserte  qui  puisse  mettre, 
aujourd'hui,  à  l'abri  des  révolutions...  et  je  vais 
en  chercher  une...  » 

De  toutes  ces  pièces  à  tendances  politiques, 
aucune  n'eut  plus  de  succès  que  la  Foi/v  ati.r  Idées, 
de  Leuven  et  Bruns\vick. 

La  foire    aux  Idées,  dont  le   sous-titre   était 


LE    THEATRE  295 

«  Journal. vaudeville  »,  se  divisa  entre  quatre 
pièces,  qui  formèrent  ensuite  quatre  brochures, 
dans  le  genre  des  Guêpes,  se  faisant  suite  et  por- 
tant la  date  du  16  janvier,  22  mars,  23  juin  et 
13  octobre  1849  1).  On  reproduisait  dans  chaque 
numéro  des  professions  de  foi  burlesques  qui 
avaient  été  placées,  le  soir  à  la  représentation, 
sous  les  yeux  des  spectateurs  : 

«    NOMMONS    CHAPONEL  ! 

Il  veut  que  chaque  citoyen  ait  le  droit  de  fabri- 
quer pendant  quinze  ans,  les  billets  de  banque 
nécessaires  à  ses  besoins. 

CITOYENS,   NOMMONS   GALIFRON  ! 

Il  est  fondateur  des  Bains  chauds  socialistes. 
L'établissement  ne  possède  qu'une  baignoire  ; 
mais  une  ficelle  sépare  les  sexes. 

VIVE    TRIFOLILLARD  ! 

Il  est  totalement  inconnu  ;  sans  famille,  sans 
amis,  sans  fortune  et  sans  les  vêtements  néces- 
saires. Il  ne  craint  pas  de  se  montrer  à  nu.  » 

Une  des  scènes  les  plus  amusantes  de  la  Foire 
au.v  idées,  et  qui  correspondait  le  mieux  aux 
préoccupations  du  public,  était  celle  du  premier 
numéro  [W  janvier  1849)  dans  laquelle  le  com- 

(l)  Entre  les  deux  premiers  et  les  deu.v  derniers  numéros, 
les  élections  avaient  eu  lieu. 


^296  LA    VIK    PARISIENNE 

père,  Caprice,  et  la  commère,  l'Idée,,  écoutaient 
les  plaintes  du  bourgeois  Capital,  encore  sous  le 
coup  de  la  terreur  qu'il  venait  d'éprouver,  mais 
qui  commençait  à  se  rassurer  un  peu  (1). 

CAPRICE 

Qui  êtes-vous,  monsieur? 

CAPITAL 

Je  me  nomme  Capital...  Ah  !  madame,  j'ai  été 

vigoureusement  attaqué,  traqué  et  sur  le  point 

d'être  détraqué. 

l'idée 

Mais  vous  devez  reprendre  confiance  ?... 

CAPITAL 

Ça  vient  doucement,  mais  enfin  je  crois  que  ça 
vient,  ça  me  rassure. 

CAPRICE 

Oui,  vous  êtes  plus  calme;  mais  convenez  que 
vous  aviez  eu  une  fameuse  frayeur. 

(1)  Dans  la  Foire  aux  Idées  comme  dans  la  Propriété,  c'est  le 
Vol,  les  théories  de  Proudhon  étaient  tournées  en  ridicule. 
Caprice  consacrait  à  la  Banque  du  Peuple  ou  Banque 
d'éi'hanges  ce  couplet  : 

Ces  llnanciers  ont  un  syslème 

Qui  doit  fair'  le  bien  général  : 

Ils  ferm'ronl,  grâce  à  leur  problème, 

La  banqu'  de  France  et  l'hôpital. 

Ils  n'ont  pas  besoin  d'un'  grand'  caisse, 

Pour  les  fonds  qu'ils  front  circuler, 

Il  leur  faut  seul'ment  —  et  ça  presse  — 

Un'  gross'  caiss'  pour  les  appeler... 


LE    THEATRE  297 

CAPITAL 

Que  voulez-vous?...  c'est  dans  ma  nature. 

J'ai  peur  quand  quelqu'un  me  regarde, 
J'ai  peur  quand  on  crie  au  voleur, 
J'ai  peur  quand  on  crie  à  la  garde, 
Quand  le  peuple  chante,  j'ai  peur  ! 
Ce  sentiment,  par  sa  puissance, 
Agit  tellement  sur  mon  cœur. 
Que  j'ai  toujours,  dans  ma  prudence, 
Peur  de  n'avoir  pas  assez  peur. 

Et  il  y  avait  de  quoi...  je  possède  pas  mal  de 
moellons... 

CAPRICE 

Des  millions  ? 

CAPITAL 

Non,  des  moellons...  avec  portes  et  fenêtres. 
Eh  bien,  je  vous  donne  en  mille  à  deviner  com- 
ment deux  de  mes  locataires  m'ont  payé  ?  En  bil- 
lets!... 

l'idée 

Vraiment  ! 

CAPITAL 

Vous  savez,  madame,  que  nous  sommes  en  ré- 
publique?... 

l'idée 
Pour  toujours... 

CAPRICE,  faisant  une  pi  rouet  Le. 

A  perpétuité  ! 


298  LA    VIE    PARISIENNE 

CAPITAL 

Eh  bien!  quand  me  soldera-t-il,  ce  débiteur  sé- 
ditieux ?  Celui-ci,  voyez...  (//  lui  montre  un 
billet.)  Fin  république... 

CAPRICE 

Vous  êtes  fumé  !... 

CAPITAL 

Et  cet  autre...  lisez...  Il  s'engage  à  me  payer 
au  dixième  président  prochain...  Si  je  calcule 
bien,  ça  me  remet... 

CAPRICE 

Ah  !  mon  Dieu  ! 

Jusqu'à  présent  la  statistique 

Par  des  calculs  à  peu  près  sûrs 

Connaît  ce  que  la  République 
Mange  de  blé,  de  fruits  plus  ou  moins  mûrs. 

On  sait  la  quantité  réelle 
Des  gigots  qu'elle  croque  tous  les  ans 

Mais  nul  ne  sait  encore  ce  qu'elle 

Consommera  de  présidents. 

CAPITAL 

C'est  égal...  maintenant  que  j'ai  un  peu  moins 
la  fièvre,  je  vais  faire  pétitions  sur  pétitions... 

l'ii>ée 
Et  que  demanderez-A^ous  ? 

CAPITAL 

Voici... 


LE    THÉÂTRE  299 

CAPRICE 

Qu'est-ce  que  vous  réclamerez  ? 

CAPITAL 

Voilà...  Je  veux  qu'il  y  ait  un  corps  de  garde 
dans  chaque  boutique,  qu'on  vous  demande  un 
passeport  pour  traverser  la  rue,  que  les  Petites 
Affiches  soient  censurées,  et  que,  pour  porter  un 
parapluie,  on  soit  obligé  de  prendre  un  port 
d'armes...  Vous  voyez  que  je  fais  de  grandes 
concessions;  mais,  je  le  répète,  il  faut  des  bornes, 
des  règlements... 

Je  veux,  même  dans  ma  famille, 

Qu'un  décret  vienne  régler  tout, 

Qu'il  fixe  l'heure  où  je  m'habille, 
Pour  mon  dîner,  quel  sera  mon  ragoût. 

Je  veux,  si  l'amour  me  réclame, 
Sans  un  permis  ne  pouvoir  me  lancer, 
Je  veux  enfin,  pour  entrer  chez  ma  femme. 

Qu'on  m'impose  un  laisser-passer. 

CAPRICE 

Ça  pourrait  nuire  à  la  population...  » 
La  Foire  aux  idées  neut  pas  seulement  beau- 
coup de  succès  :  son  influence  sur  l'esprit  public 
fut  très  grande. 

Pendant  la  même  année  1849,  on  joua,  dans 
tous  les  théâtres,  des  pièces  nettement  réaction- 
naires qui  se  proposaient  le  même  but  :  discréditer 
les  théories  socialistes,  le  régime  républicain,  et 


300  LA    VIE    PARISIENNE 

préparer  le  retour  de  Tordre.  Je  ne  citerai  que 
celles  qui  eurent  le  plus  de  vogue. 

Au  Gymnase,  le  26  février,  les  Grenouilles  qui 
demandent  un  roi^  par  Clairville,  Eléonore  de 
Vaulabelle  et  Arthur  de  Beauplan. 

Au  Gymnase  également,  en  mars,  la  Danse 
des  Ecus,  par  Marc  Fournier,  Henry  de  Kock,  et 
Desvergers.  Les  principaux  personnages  étaient  : 
Banque  d'Echange  (Proudhon)  et  Phalanstère 
(Considérant).  La  pièce  fut  interdite  après  la 
deuxième  représentation.  Les  auteurs  furent  obli- 
gés de  changer  les  noms  qui  parurent  trop  trans- 
parents. Banque  d'échange  devint  Erostrate  et 
Phalanstère  Songe-Creux, 

Aux  Variétés,  le  21  août,  les  Caméléons  ou 
Soixante  ans  en  soixante  minutes,  par  Clairville, 
Dumanoir  et  Bourdon. 

Au  Vaudeville,  le  28  décembre,  Paris  sans 
impôts,  par  Clairville  et  Vaulabelle  (1). 

Une  loi  du  30  juillet  1850,  votée  sur  la  de- 
mande du  ministre  de  T Intérieur,  Baroche,  par 
352  voix  contre  194,  rétablit  la  censure.  Dans  les 
derniers  mois  de  1851,  elle  interdit  la  représen- 
tation d'une  pièce  :  les  Effrayés,   qui  avait  pour 

(1)  Une  des  dernières  pièces  à  tendances  antisocialistes 
fut  celle  de  Clairville,  les  Escargots  sympathiques,  jouée  au 
Théàtre-Montausier  le  17  novembre  1850,  et  qui  raillait  les 
bizarres  essais  de  télégrapbie  sans  (il  que  faisait  Allix.  à 
l'aide  d'escargots  qu'il  qualiliait  de  sympathiques. 


LE    THEATRE 


301 


but  de  rassurer  les  classes  moyennes,  les  proprié- 
taires, les  capitalistes,  les   «  Tremblotins  ».  — 


L'acleur  Ariial. 


Mais    c'était    désormais    inutile.    La   République 
était  déïinitivement  Viiiucuc,  vaincue  par  ses  pio- 

20 


30"2  LA    VIE    PARISIENNE 

près  fautes  beaucoup  plus  que  par  les  attaques  de 
ses  ennemis.  Pour  en  arriver  là,  il  avait  fallu  une 
accumulation  d'excès,  qui  furent  tantôt  favorisés, 
tantôt  réprimés  ou  désavoués  par  la  Préfecture 
de  police,  et  que  nous  étudierons  plus  spéciale- 
ment dans  les  chapitres  sur  les  Journaux,  les 
Clubs,  les  Ateliers  nationaux  et  les  Journées  de 
juin. 


APPENDICE 
Petite  Chronique  des  Théâtres  de  18k8  à  1852. 


1848 

Buloz,  administrateur  du  Théâtre-Français  (qui 
devient  Théâtre  de  la  République)  donne  sa  dé- 
mission. Simon,  dit  Lockroy,  est  nommé  à  sa  place 
avec  le  titre  de  commissaire  du  Gouvernement. 
Lockroy,  destitué  bientôt  après,  est  remplacé  par 
Edmond  Seveste,  auquel  succède  Bazennerie. 

Début  de  Delaunay.  dans  le  rôle  de  Dorante, 
du  Menteur. 

Début  de  Mlle  Nathalie  (1)  dans  le  rôle  de  Cé- 
sarine,  delà  Camaraderie  de  Scribe  (15novembre). 

1849 

Arsène  Houssaye  est  nommé  administrateur  du 
Théâtre-Français. 

(1)  «  Oui  faux  talent  à  fausse  natte  allie  »,  disait,  quelques 
années  plus  tard.  Théodore  de  Banville. 


304  LA    VIE    PARISIENNE 

Nestor  Ro([iicpluii  devient  seul  directeur  de 
l'Opéra. 

Eu  janvier,  mort  de  Joanny,  ancien  sociétaire 
du  Théâtre-Français. 

6  février  :  —  A  l'Opéra,  dans  le  Prophète, 
débuts  de  Roger  et  de  Mme  Viardot  (1). 

12  mai.  —  A  l'Opéra-Comique,  début  de 
Mlle  Marie  Cabel,  dans  le  rôle  de  Georgette  du 
Val  d'Andorre. 

W  mai.  —  Mort  de  Mlle  Dorval  (2). 

21  mai.  —  Au  Théâtre-Italien,  représentation 
de  retraite  de  Mlle  Georges. 

21  Juin.  —  L'Opéra  Bouffe  français,  créé  par 
quelques  artistes  du  Théâtre-Lyrique,  après  la 
fermeture  de  cette  scène,  s'installe  dans  la  salle 
du    Théâtre-Beaumarchais.     Il    n'y    restera    que 

(1)  Dans  son  numi'>ro  du  18  février,  le  Peuple  publie  ce  coin- 
mn^iquédu  Théâtre-Séraphin,  installé  au  Palais  National,  121, 
et  qui  jouait  tous  les  soirs  à  7  heures  et  demie,  et  le  jeudi 
et  le  dimanche  à  îJ  heures  : 

«  Le  directeur  de  ce  petit  théâtre  a  Ihonneul*  die'tiréveilir 
ses  grands  et  petits  abonnés  qu'il  vient  d'ajouter  ài^es  em- 
bellissements quantité  de  choses  nouvelles.  Ses  scènes  va- 
riées et  danses  de  cai'actère,  ses  exercises  de  la  jblite  chienne 
Flora,  ses  charmantes  pièces-l'éeries  montées  à  grands  frais, 
son  délicieux  château  des  fleurs  où  se  chantent  les  ro- 
mances et  chansonnettes  les  plus  nouvelles,  ses  remar- 
quables points  de  vue,  animés  par  plus  de  deux  cents 
pièces  mécaniques,  son  polyorama  et  chromatrope,  atti- 
rent toujours  la  foule.  » 

(2)  Une  actrice  du  Théâlre-Krançais,  qu'on  avait  essayé 
d'opposer  à  Mllt>  Mars,  Mlle  .Manie,  meurt  aussi  cette  année. 


APPENDICE  307 

quelques  semaines,  jusqu'à  sa  disparition,  le 
28  août. 

8  septembre.  —  Au  Théâtre-Français,  début  de 
Delphine  Fix  dans  le  rôle  d'Abigail  du  Verre  d'eau, 
de  Scribe. 

i^""  novembre.  —  Ouverture  du  Théâtre-Italien, 
avec  /  CapuletU  a  Moiitecchi,  de  Bellini  (direc- 
rection  Ronconi)  (1). 

ik  décembre.  —  Retraite  de  Duprez. 

1850 

24  juin.  —  Mort  de  Mlle  Gavaudan. 

G  septembre.  —  Au  Théâtre  du  Palais-Royal, 
début  (à  six  ans)  de  Céline  Montaland,  dans  la 
Fille  bien  gardée.,  de  Labiche  et  Marc  Michel. 

i4  septembre.  —  Mort  de  Mlle  Saint- Aubin, 
actrice  de  l'Opéra-Gomique. 

21  décembre.  —  Mort  de  Perlet. 

Got  devient  sociétaire  du  Théâtre-Français  (2). 

(1)  Principaux  artistes:  Lablaclie,  Ronconi,  Moriani,  Mo- 
relli,  Lucchesi,  Mme  Ronconi,  Mlle  dAngri,  qui  débuta  ce 
jour-là,  où  parut  pour  la  dernière  fois  Mme  Persiani. 

(2)  En  janvier  1850,  au  Théâtre-Français,  dans  le  Legs  et 
le  Jeu  de  V Amour  et  du  Hasard,  débute  Madeleine  Brohan. 

«  C'est  une  belle  jeune  lille,  grande,  bien  faite,  à  formes 
d'éphèbe,  avec  quelque  chose  d'éclatant,  d'agressif  et  de 
dominateur  dans  toute  sa  personrie.  Le  geste  est  superbe, 
r(i;il  flamboie,  la  bouche  étincelle,  la  joue  brûle  comme 
une  grenade  :  nulle  timidité,  nul  embarras  ;  la  grâce  est 
âpre,  la  beauté  crue  comme  un  fruit  vert  ;  le  charme  a  quel- 
que chose  d'imi)érieux  ;  on  concevrait  ainsi  la  jeune  reine 
volontaire  et  fantos<|ue  d'une  de  ces  cours  impossibles,  o  ù 


308  LA    VIE    PARISIENNE 

1851 

Mare  Fournier,  directeur  de  la  Porte-Saint- 
Martin. 

Retraite  de  Ligier,  de  Menjaud  et  d'Anaïs 
Aubert. 

8  avril.  —  Au  Théâtre-Italien,  début  de  Sophie 
Cruvclli  dans  Ernani,  de  Verdi. 

1852 

Début    de    Mlle  Favart,  au    Théâtre-Français. 

Début  de  Lafontaine,  au  Gymnase. 

Début  de  Brasseur,  au  Palais-Royal,  le  19  août, 
à  la  première  représentation  du  Misanthrope  et 
l'Auvergnat,  de  Labiche,  Lubize  et  Siraudin. 

Principales  pièces 
jouées  pendant  cette  période  (1). 

1848. 
7  avril.  —  Théâtre-Français  :  //  fnul  qu'une  porte  soit 
ouverte  ou  fermée 

(d'ALFRED   DE   MuSSEt). 

Mai.  —  Théâtre-Historique  :  In  Marâtre 

(de  Balzac). 

•25  juin.  — Théâtre-Français  :  //  ne  faut  jurer  de  rien 

(d'ALKHKIi   DI.   MlSSKT). 

les  poètes  ont  dénoué  tant  d'intrigues  et  noué  tant  de  ma- 
riages. »  (Théophile  Galtieu,  feuilleton  de  la  Presse  du  20  jan- 
vier 1850.) 
(1)  Exception  faite  pour  les  pièces  de  cirtoustance. 


APPENDICE  309 

18  août.  —  Tliéàtre-Historique  :  le  Chandelier 

(d'ÂLFRED  DE   MuSSET). 

:2[  novembre.  —  Tliéâtre-Français  :  André  del  Sarte 

(d'ALFRED   DE   MlSSEt). 

•1849. 
2"2  février.  —  Théâtre-Français  :  Loiiison 

(d'ÀLFRED   DE   MuSSET). 

\A  avril.  —  Tliéàtre-Fraiiçais  :  Adrienne  Lecouvreur 

(de  Scribe  et  Legouvé). 

IG  avril.  —  Opéra  :  le  Prophète 

(de  Meyerbeer,  par  de  Scribe). 

'ii  novembre.  —  Variétés  :  la  Vie  de  Bohême 

(d'HENRi  Mlrger  et  Théodore  Barrière). 

i8;.o. 

23  mais.  —  Théâtre-Français  :  Charlotte  Corday 

(de   PONSARD). 

()  avril.  —  Porte-Saint-Martin  :  Toussaint  Louverture 

(de  Lamartine). 
18.51. 
\A  juin.  — Théâtre-Français  :  les  Caprices  de  Marianne 

(d'ÀLFRED   de   MlSSÇT). 

23  août.  —  Gymnase  :  Mercadet 

(de  Balzac). 
iHo'2 
"2  février.  —  Vaudeville  :  la  Dame  aux  Camélias 

(d'ALEXANDRE   DcMAS  fils). 


APPENDICE  II 

Racliel  et  le  Comité  (V administration 
de  la  Comédie-Française. 


Le  Constitutionnel  publiait,  le  14  octobre  1849, 
cette  lettre  que  venait  de  lui  adresser  Rachel  : 

«  Monsieur  le  rédacteur, 

«  Voudriez-vous  accorder  à  une  artiste,  qu'on 
voudrait  rendre  coupable  aux  yeux  du  public,  le 
refuge  de  votre  publicité. 

«  J'ai  donné,  très  sérieusement  et  très  régu- 
lièrement, ma  démission  de  sociétaire  du  Théâtre- 
Français.  Le  comité  le  reconnaît,  et  M.  Semestre 
en  témoigne  par  écrit,  dans  une  lettre  qu'il  m'a 
adressée  le  12  octobre  1849,  il  y  a  deux  jours.  Et 
•cependant,  sans  autre  forme  de  procès^  l'affiche 
àw  riiéàtre-Français  lu "annonce  pour  niai"di  dans 
Adrienne  Lecouvreur. 


APPENDICE  311 

<(  Je  me  suis  décidée  depuis  longtemps  à  une  re- 
traite prématurée  et  douloureuse,  et  j'ai  rempli 
religieusement  toutes  les  conditions  qui  m'étaient 
imposées  pour  recouvrer  ma  liberté.  Je  ne  puis 
donc  comprendre  que  le  comité  dispose  de  moi,  et 
trompe  le  public  sciemment.  C'est  contre  cette 
tromperie  du  comité  et  de  l'affiche  que  je  veux  ré- 
clamer. Il  y  a  là,  pour  moi,  un  devoir  à  remplir 
vis-à-vis  du  public,  qui  a  bien  voulu  encourager 
d'une  si  indulgente  protection  quelques  espérances 
de  talent,  et  récompenser  tous  mes  efforts  avec 
tant  de  persévérance  et  tant  d'éclat. 

«  On  n'a  pas  craint  de  dire  que  ma  retraite  ca- 
chait des  vues  intéressées,  et  qu'à  des  camarades 
je  demandais  la  bourse  ou  la  vie.  Voici  un  fait 
pour  réponse  :  à  tous  les  aspirants  à  la  direction 
du  Théâtre-Français  qui  sont  venus  m'offrir  une 
surenchère  de  traitement  et  d'avantages,  j'ai  ré- 
pondu que,  pour  faciliter  une  combinaison  favorable 
aux  intérêts  de  la  Comédie-Française,  je  consen- 
tirais plutôt  à  une  réduction.  Je  quitte  cette  scène 
aimée,  pour  un  motif  plus  digne,  plus  sérieux  : 
c'est  que  je  crois  ([ue  des  comédiens  qui  s'admi- 
nistrent entre  eux,  arrivent  trop  difficilement  à 
cette  concorde  si  indispensable  à  leurs  propres 
études,  aux  progrès  de  l'art  et  à  la  fortune  du- 
Théâtre. 

«  Il  faut  que  j'en  aie  bien  fait  l'épreuve  pour  re- 


312  LA    VIE    PARISIENNE 

noncer  à  cette  vie  d'applaudissements  que  le  public 
'4  biei>  voulu  nie  faire,  et  que  la  vie  la  plus  heu- 
reuse ne  saurait  remplacer. 
«  Agréez,  etc.. 

«  Rachel.   » 

Quelques  jours  après,  le  même  journal  insérait 
c^tte  réjjonse  du  Comité  d'administration  de  la 
Comédie-Frauçaise  : 

«  Nous  nous  félicitons  d'apprendre  que  Mlle  Ra- 
cô.el,  en  vue  de  faciliter  une  combinaison  favorable 
au::  intérêts  de  la  Coipédie-Française,  offre  à  ses 
futiws  directeurs  une  réduction  sur  ses  appointe- 
ments. Cette  préoccupation  est  d'un  heureux  au- 
gure ;  c'est  une  résolution  inattendue,  qui  ne  sera 
pas  un  des  moindres  bienfaits  de  celle  qui  est  pro- 
mise à  notre  scène. 

«  Mais  si  nous  pouvions  adresser  un  conseil  à 
ce  futur  directeur,  nous  l'engagerions  à  ne  point 
profiter  des  œuvres  généreuses  de  Mlle  Rachel  et 
à  essayer  seulement  d'obtenir  un  service  régulier. 

«  Nous  protestons  hautepient  contre  l'étrange 
imputation  du  défaut  de  concorde.  Unis  par  nos 
in^iérêts,  nous  le  sommes  plus  encore  par  des  sen- 
timents d'amitié  qui  rendent  le  travail  et  le  devoir 
faciles. 

«  Mlle  Rachel  détermine  le  jour  où  elle  jouera, 
choisit  ses  rôles,  fixe  le  nombre  considérable  d'en- 


APPENDICE  313 

trées  de  loges,  de  billets  gratuits,  qui  lui  sont  ac- 
cordés les  jours  où  la  recette  ne  nous  permet  pas 
d'en  solliciter  un  seul.  Son  nom,  placé  sur  l'af- 
fiche comme  ne  l'a  jamais  été  celui  de  Talma, 
comme  celui  de  Mlle  Mars  le  fut  seulement  dans 
les  dernières  années  d'une  carrière  si  longue  et  si 
brillante,  témoigne  assez  de  notre  déférence  et  du 
rang  auquel  nous  la  plaçons  parmi  nous. 

«  Non,  non,  ce  n'est  pas  le  manque  d'égards,  ce 
n'est  pas  le  défaut  de  concorde  qui  détermine 
Mlle  Rachel  à  quitter  cette  scène  aimée ^  sur  la- 
quelle elle  trouva,  si  jeune  encore,  toutes  les  voies 
aplanies,  un  beau  répertoire,  de  grands  succès, 
des  camarades  dévoués  jusqu'à  l'abnégation,  et 
la  fortune  la  plus  considérable  que  jamais  artiste 
ait  réalisée.  Mlle  Rachel  ne  peut  oublier,  d'ailleurs, 
qu'elle  allégua  d'autres  motifs,  lorsqu'il  y  a  un 
an  elle  a  adressé  à  ceux  qu'elle  appelait  alors  ses 
chers  camarades  la  première  lettre  dans  laquelle 
elle  annonçait  l'intention  et  e.tpr-imait  le  regret 
d'êtte  forcée  de  se  séparer  d'eux. 

«  Veuillez,  etc. 

«  Les  membres  du  Comité  d'administration 
à  la  Comédie-Française  : 

«  Samson,  Régnier,  Maillart, 
Geoffroy,  Ligier,  Provost, 
Beauvallet.  » 


VII 

LA    PRÉFECTURE    DE     POLICE    CAUSSIDIÈRE 

LES    MONTAGNARDS 


Presque  en  même  temps , 
Caussidière    et   Sobrier, 
le  24  février,  Lucien  de  la 
Hodde,  le  lendemain  ou 
le  surlendemain,  s'étaient 
installés  à  la  Préfecture 
de  police.  Sobrier  n'y  res- 
ta que  trois  jours.  Quant 
rp,c«.  à    Lucien  de  la  Hodde, 
Caussidière  qui  ne  l'ai- 
mait guère,  sans  le  con- 
naître encore  suffisamment,  trouva  assez  vite  le 
moyen  de  s'en  débarrasser. 

Lucien  de  la  Hodde  s'était  nommé  lui-même 
secrétaire  général,  à  la  place  de  M.  Pinel  ([ui 
venait  d'abandonner  ses  fonctions. 


■  PermeUrz-niOi ,  nnniMCnf  Ir  pfcî»l.« 
i  bon  ,  voyons  le  billard  d  «bord 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE  315 

Or,  une  dizaine  d'années  avant  la  Révolution 
de  février,  et  alors  qu'il  débutait,  rédacteur  obs- 
cur et  intermittent  de  la  Presse,  dans  le  journa- 
lisme, il  avait,  le  24  mars  1838,  sollicité  du  pré- 
fet de  police  une  place  de  mouchard.  Cette 
demande,  signée  de  son  nom,  Caussidière  la 
découvrit  dans  les  archives,  et  il  découvrit  égale- 
ment les  rapports  signés  d'un  pseudonyme, 
«  Pierre  »,  que  le  pseudo-républicain,  très  rensei- 
gné sur  les  sociétés  secrètes  et  sur  les  adversaires 
du  Gouvernement,  avait  très  régulièrement  en- 
voyés. 

Le  14  mars  1848,  Caussidière,  sans  lui  dire  de 
quoi  il  s'agissait,  fit  venir  de  la  Hodde  dans  son 
cabinet.  Là,  celui-ci  se  trouva  devant  une  sorte  de 
tribunal  d'honneur  présidé  par  Grandménil  et 
composé  de  Tiphaine,  Charles  Rouvenat,  Albert, 
Chenu,  etc.  On  l'accusa.  11  nia  tout  d'abord, 
mais  il  fut  bientôt  obligé  d'avouer,  quand  la  de- 
mande qu'il  avait  faite,  le  24  mars  1838,  fut  pla- 
cée sous  ses  yeux.  On  l'engagea  à  se  tuer,  mais 
c'était  assez  mal  le  connaître.  Les  gens  de  cette 
espèce  ne  se  tuent  pas.  Sous  la  menace  d'être  li- 
vré aux  Montagnards  de  Caussidière,  qui  l'au- 
raient fusillé  avec  le  plus  vif  plaisir,  il  reconnut 
par  écrit  qu'il  était  l'auteur  de  tous  les  rapports 
signés  Pierre. 

Incarcéré  à   la   Conciergerie,  il  fut  mis  en  li. 


346  LA    VIE    PARISIENNE 

berté  quelques  jours  après  la  retraite  de  Caussi- 
dière  qui  n'eut  pas,  depuis  ce  jugement  du 
14  mars,  d'ennemi  plus  acharné.  Il  se  rélugia  en 
Angleterre  et  y  rédigea  un  journal  dans  lequel  il 
attaquait  violemment  la  République  de  1848  et  qui 
avait  pour  titre  le  Bossu.  Je  ne  puis  que  répéter 
au  moment  où  ce  personnage  rentre  dans  l'ombre 
ce  que  je  disais  dans  un  précédent  chapitre. 
C'était  un  malhonnête  homme,  mais  il  savait 
beaucoup  de  choses. 

Celui  qui  le  démasqua  était  né  à  Lyon,  vers  1809, 
d'une  famille  d'ouvriei'S,  et  avait  été  lui-même,  jus- 
qu'en 1834,  ouvrier  à  Lyon  et  à  Saint-Etienne.  Au 
mois  d'avril  1834,  il  prit  part  aux  soulèvements 
qui  éclatèrent  dans  ces  deux  villes,  et  la  Cour  de 
Paris  le  condamna  à  la  détention  perpétuelle.  En- 
fermé à  la  prison  du  Mont  Saint-Michel,  il  s'é- 
vada, mais  un  de  ses  compagnons  qui  s'évadait 
avec  lui  se  cassa  la  jambe,  en  arrivant  à  la  der- 
nière marche  d'un  des  escaliers  de  l'abbaye.  Il  ne 
voulut  pas  l'abandonner  et  réintégra  son  cachot. 
Ceci  peut  déjà  donner  une  idée  de  l'homme. 

En  1837,  le  ministère  Mole  accorda  une  amnis- 
tie, et  Caussidière  fut  un  de  ceux  auxquels  on 
rendit  la  liberté. 

Comme  on  le  pense  bien,  il  n'en  sut  aucun  gré 
au  Gouvernement.  Généreux  et  passionné,  il  était 
aussi   incapable   d'un  acte  sciemment  violent  ou 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE  317 

injuste,  que  d'un  raisonnement  calme,  réfléchi, 
impartial.  Il  avait  le  culte  du  peuple  et  la 
haine  instinctive,  aveugle,  de  la  monarchie.  Ce 
mot  de  République,  sous  lequel  peuvent  se  cacher 
tant  d'abus,  lui  semblait  contenir  tout  le  bonheur 
du  genre  humain.  Quoiqu'il  n'en  convienne  pas 
dans  ses  Mémoires,  il  dut  voir  à  quel  point  il 
s'était  trompé. 

Tous  ceux  qui  l'ont  jugé  le  constatent  :  il  était 
à  la  fois  vulgaire  et  fin,  fin  par  un  don  imprévu  de 
la  nature,  vulgaire  par  son  origine  et  son  éduca- 
tion. Il  y  avait  en  lui  de  la  gaité  lourde,  bruyante, 
de  la  gaité  d'ouvrier,  de  compagnon,  qui  dissimu- 
lait parfois,  mais  sans  les  amoindrir,  des  qualités 
très  réelles  d'administrateur,  de  chef  politique,  de 
connaisseur  d'hommes.  Avec  d'autres  opinions 
et  à  une  autre  époque,  il  aurait  mieux  donné  sa 
mesure. 

Il  reste,  malgré  tout,  sym.pathique  —  peut-être 
parce  qu'il  fut  très  probe  —  et,  chose  curieuse, 
sympathique,  même  dans  les  appréciations  de  ses 
adversaires,  même,  je  crois,  dans  ce  portrait  de 
lui  par  de  la  Hodde  (1),  d'où  se  dégage  une  im- 
pression de  vérité  : 

«  Avant  M.  Lagrange,  et  à  la  même  époque 
que  M.  Beaune,  était  arrivé  à  Paris,  une  sorte  de 

(l)  Histoire  des  Sociétés  secrètes....  |i.  34n. 

21 


318  LA    VIE    PARISIENNE 

géant,  au  cou  de  taureau,  aux  épaules  énormes, 
offrant,  sur  une  face  percée  de  deux  petits  yeux 
intelligents,  une  expression  de  bonhomie  caute- 
leuse (1),  il  se  nonimait  Marc  Caussidière,  et 
avait  fait  partie  de  la  catégorie  de  Saint-Etienne 
dans  le  procès  d'avril.  Fils  d'un  ancien  soldat, 
sans  fortune,  il  était  entré  tout  jeune  dans  un 
atelier  de  dessin  pour  la  rubannerie  et  a^ait  ac- 
quis une  certaine  habileté  dans  cette  profession. 
On  assure  que,  déjvà  plein  d'industrie,  il  vendait 
simultanément  ses  dessins  à  des  fabricants  suisses 
et  français  (2)...  Alors  —  je  parle  de  la  fin  de 
la  Restauration  —  la  doctrine  démocratique  et 
sociale  et  le  drapeau  rouge  n'étaient  ])as  encore 
inventés,  mais  on  n'en  faisait  pas  moins  de  la  be- 
sogne anarchique  sous  le  couvert  de  la  Qiarte. 
Le  patriotisme  de  M.  Caussidière  tenait  à  son  âge, 
il  était  un  peu  romanesque.  La  guerre  de  Tindé- 

(1)  Comparez  le  porlrait  tracé  i)ar  Louis  Blanc:  «  ...  un 
homme  aux  membres  herculéens,  au  cou  de  taureau  et  à  la 
laille  gigantesque,  rendue  plus  remarquable  encore  par  la 
petitesse  de  la  tète  ;  avec  cela  des  manières  dune  aménité 
parfaite,  un  son  de  voix  très  doux,  un  extéj'ieur  plein  de 
bonhomie  et,  en  même  temps,  un  regard  dont  rêclat  à  demi 
voilé  révélait  à  l'observateur  attentit  un  mélange  extraordi- 
naire de  souplesse  et  d'énergie,  d'élans  excentriques  et  de 
prudence,  de  finesse  et  de  ron^deur.  »  lli^loire  de  lu  Tiévoliition 
(/<,•  /SW...,  t.  X,  p.  293.  En  somme,  dans  ces  deux  portraitss 
1  un  idéalisé,  l'autre  caricatural,  on  reconnaît  assez  aisément 
le  même  homme,  —  le  même  brave  homme. 

(2)  Ce  détail  est   probablement  inventé  de  toutes  i>ièces. 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE  319 

pendance  grecque  ayant  éclaté,  beaucoup  de  jeunes 
gens,  qui  avaient  besoin  de  faire  du  bruit,  saluèrent 
avec  transport  un  conflit  qui  mettait  plusieurs  na- 
tions aux  prises.  Le  dessinateur  et  quelques-uns 
de  ses  camarades,  MM.  Tiphaine  et  Vignes  entre 
autres,  furent  du  nombre.  Ils  résolurent  de  mar- 
cher au  secours  de  la  liberté  hellénique;  seulement 
au  lieu  de  s'enrôler  dans  quelque  régiment, 
comme  le  commun  des  défenseurs  de  la  Grèce,  ils 
s'y  prirent  de  la  manière  suivante.  Une  société 
pantagruélique,  dont  ils  étaient  les  créateurs, 
existait  dans  le  pays  sous  le  nom  de  société  des 
Fours-à-chaux  ;  son  but  n'avait  rien  de  terrible, 
il  tendait  à  développer  les  facultés  d'ingurgitation 
et  à  perfectionner  l'art  de  la  forte  plaisanterie.  Les 
récipiendaires  subissaient  des  épreuves  consistant 
à  avaler  des  doses  extraordinaires  de  n'importe 
quoi;  cet  exercice  terminé,  un  membre  apparais- 
sait avec  une  énorme  seringue  de  vétérinaire  et 
complétait,  d'une  façon  qu'il  est  inutile  de  décrire, 
la  cérémonie  d'admission. 

Il  fut  convenu  que  les  principaux  membres  de  la 
Société  marcheraient  à  la  délivrance  des  Grecs, 
non  pas  en  simples  citoyens,  mais  comme  repré- 
senbints  de  la  très  honorable  compagnie,  M.  Gaus- 
sidière  fut  nommé  grand-maitre  de  l'expédition  ; 
M.  Tiphaine,  fournisseur  général;  M.  Vignes, 
aumônier,  ainsi  de  suite.  Le  corps  d'armée,  état- 


320  LA    VIE    PARISIENNE 

major  et  soldats,  se  composait  d'une  douzaine 
d'individus.  Ils  se  mirent  en  route  sans  argent, 
maraudèrent  à  droite  et  à  gauche  et  finirent  par 
arriver  à  Marseille,  lieu  de  réunion  de  l'armée 
libératrice.  Là,  ils  se  présentèrent  au  colonel  Fab- 
vier,  à  qui  ils  l'irent  part  de  leur  généreuse  réso- 
lution ;  ce  dernier,  à  ce  ([u'il  })ariut,  n'apprécia 
pas  très  convenablement  ce  renfort.  L'air  et  la 
façon  hétéroclites  du  Fonrà-cliaux  lui  parurent 
suspects,  il  les  remercia,  les  assurant  que  la 
Grèce  saurait  se  passer  d'eux. 

Tel  fut  le  début  politique  de  ^I.  Caussidière  ; 
il  témoigne  d'un  caractère  porté  à  la  haute  facé- 
tie... ».  Les  hautes  facéties  de  ce  genre,  ajoute- 
rons-nous, sont  assez  rares  chez  ceux  qui  craignent 
d'attraper  quelque  mauvais  coup.  L'anecdote, 
quoi  que  puisse  en  penser  Lucien  de  la  Hodde,  est 
flatteuse  pour  le  futur  préfet  de  police. 

Membre  de  plusieurs  sociétés  secrètes,  ou  son 
éloquence  familière  et  sa  verve  narquoise  plai- 
saient a  un  public  peu  exigeant  en  matière  d'art 
oratoire,  commis-voyageur,  placier  infatigable 
et  persuasif  de  la  Réforme,  Caussidière  avait  joué 
un  rùle  assez  actif,  pendant  cette  longue  lutte  de 
douze  à  quinze  années,  pour  ne  pas  être  oublié 
le  lendemain  de  la  victoire.  Du  reste,  il  était  de 
ceux  qui  se  laissent  difficilement  oublier.  Après 
le    refus    de    Beaune,  et  sur    la    désignation   de 


LA    PREFECTURE    DE    POLICE  321 

celui-ci  et  de  Flocon,  on  le  mit  à  la  Préfecture 
de  police.  Il  y  fit,  c'est  une  justice  à  lui  rendre, 
beaucoup  plus  de  bien  que  de  mal. 

«...  Sous  son  administration,  écrivait  dans 
ses  Mémoires  [1]  l'ancien  chef  delà  sûreté  Canler, 
personne  ne  fut  révoqué  à  la  préfecture  et  cha- 
cun put  y  conserver  sa  position.  Il  y  a  plus; 
pendant  longtemps,  les  sergents  de  ville  durent 
se  cacher  pour  échapper  à  certaines  menaces  de 
vengeance,  et,  cependant,  ils  furent  toujours 
intégralement  payés.  Aussi,  je  ne  crois  pas 
qu'aucun  agent  de  la  police,  soit  chef,  soit  subal- 
terne, ait  eu  à  se  plaindre  de  Caussidière.  Il  est 
vrai  qu'il  lui  eût  été  totalement  impossible  de 
faire  de  la  police  sérieuse  avec  les  hommes  qui 
l'entouraient  (2)  :  mais  il  faut  aussi  tenir  compte 
de  la  résistance  qu'il  sut  opposer  aux  observa- 
tions de    ce  même   entourage,    qui,  chaque  jour, 


(1)  Bruxelles,  1S(;2,  p.  311. 

(2  Le  plus  célèbre  l'ut  Pornin,  bon  ivrogne  qui  promenait 
sa  jambe  de  bois  de  cabaret  en  cabaret  (surtout  à  V Associa- 
tion des  Marchands  de  vin,  rue  Jean-Hobert  )  et  chez  le(iuel  l'al- 
cool parait  avoir  singulièreuierit  exalté  les  opinions  politi- 
ques. Plus  tard,  il  mit  un  ()eu  d'eau  dans  son  vin,  mais  au 
moral  seulement. 

Sur  Poriun  et  la  police  à  cette  époque,  on  peut  lire  les 
trois  brochures  de  Cmenl,  publiées  en  1850  et  1851  :  les  Mon- 
tagnards, les  (Conspirateurs,  les  l^hevaliers  de  la  liépubliiiue  roiuje, 
cellesdede  la  Ilodde,  et  celle  de  Miot  (ou  plutôt  de  Lubatti, 
ex-oflicier  île    1  état-major  de  la  garde  républicaine,  et  de 


322  LA    VIE    PARISIENNE 

l'engageait  à  chasser  lous  ces  anciens  satellites 
du  tyran.  » 

Le  29  février,  après  avoir  exercé  ses  fonctions 
pendant  cinq  jours  sans  titre  officiel,  il  avait  été 
nommé  délégué  au  département  de  la  police,  et, 
le  17  mars,  préfet  de  police. 

Dès  son  installation  à  la  préfecture,  le  24  février, 
il  avait  rédigé  cette  proclamation  qui  fut  affichée 
sur  les  murs  de  Paris,  et  que  signa  aussi  Sobrier, 
qui  partageait  encore  avec  lui  les  fonctions  de 
délégué  : 

(f  Au  nom  du  peuple  souverain. 

Citoyens, 

« 

Un  Gouvernement  provisoire  vient  d'être  ins- 
tallé; il  est  composé,  de  par  la  volonté  du  peuple, 
des  citovens  F.  Arasfo,  Louis  Blanc,  Marie,  La- 
martiue,  Flocon,  Ledru-Rollin,  Recurt,  Marrast, 
Albert,  ouvrier  mécanicien. 

Pour  veiller  à  l'exécution  des  mesures  qui  seront 
prises  par  le  Ciouvernement,  la  volonté  du  peuple 
a  aussi  choisi,  pour  ses  délégués  au  département 
de  la  police,  les  citoyens  Caussidière  et  Sobrier. 


Caslera,  rédacteur  en  chef  du  Corrcspomhmt  de  Paris)  Réponse 
aux  deux  libelles  de  C  lie  nu  et  de  lu  IJodde  (1850). 

l*ornin  a  publié  lui-môme:  la  \'érité  sur  la  Préfecture  de  po- 
lice pendant  Vadministralion  de  Caussidière.  Pans,  1850. 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE  323 

La  même  volonté  souveraine  du  peuple  a  dé- 
signé le  citoyen  Etienne  Arago  à  la  direction 
générale  des  postes. 

Comme  première  exécution  des  ordres  du  Gou- 
vernement provisoire,  il  est  ordonné  à  tous  les 
boulangers  et  fournisseurs  de  vivres,  de  tenir 
leurs  magasins  ouverts  à  tous  ceux  qui  en  auraient 
besoin. 

Il  est  expressément  i-(K^ommandé  au  peuple  de 
ne  point  quitter  ses  armes,  ses  positions,  ni  son 
attitude  révolutionnaire.  Il  a  été  trop  souvent 
trompé  par  la  trahison;  il  importe  de  ne  pas 
laisser  la  possibilité  à  d'aussi  criminels  et  d'aussi 
terribles  attentats. 

Pour  satisfaire  au  vœu  général  du  peuple  sou- 
verain, le  Gouvernement  provisoire  a  décidé  et 
effectué,  avec  l'aide  de  la  garde  nationale,  la 
mise  en  liberté  de  tous  nos  frères  détenus  poli- 
tiques, mais  en  même  temps,  il  a  conservé  dans 
les  prisons,  toujours  avec  l'assistance  on  ne  peut 
pins  honorable  de  la  garde  nationale,  les  détenus 
constitués  en  prison  pour  crimes  ou  délits  contre 
les  personnes  et  les  propriétés. 

Les  familles  des  citoyens  morts  ou  blessés 
pour  la  défense  des  droits  du  peuple  sou\'«rain 
sont  invitées  à  faire  parvenir,  aussitôt  que  pos- 
sible, aux  délégués  du  département  de  la  police, 
les  noms  des  victimes  de  leur  dévouement  à   la 


3-24^  LA    VIE    PARISIENNE 

chose  publique,  aPiu  qu'il  soit  pourvu  aux  ])es(jiiis 
les  plus  pressants. 

Les  délégués  au  département  de  la  })olice, 
Gaussidière  et  Sobrier.  » 

Dans  l'état  de  crise  que  l'on  traversait  alors, 
Gaussidière  voulait  et  devait  se  montrer  éner- 
gique, surtout  à  l'égard  d'un  personnel  qu'il 
tenait  à  conserver,  ne  pouvant,  sans  de  grades 
inconvénients,  le  remplacer,  mais  dont  le  républi- 
canisme,   de  fraîche  date,  lui   semblait  médiocre. 

Le  jour  même  de  son  installation — c'est  lui- 
même  qui  le  raconte  dans  ses  'Mémoires  ■ —  après 
avoir  invité  ses  chefs  de  division  à  redoubler  de 
zèle,  il  avait  ajouter  :  «  Si  quelqu'un  de  vous  se 
rend  coupable  de  trahison,  il  sera  fusillé  sur-le- 
champ  dans  la  cour  de  la  préfecture.  »  Jamais 
bureaucrates,  sauf  peut  être  en  1793,  n'avaient 
entendu  pareil  langage. 

Le  3  avril  1848,  il  adressait  cette  allocution  à 
ses  commissaires  de  police  : 

«  Vous  manquez  tous  d'énergie  dans  vos  fonc- 
tions ;  ce  n'est  pas  comme  cela  que  j  entends  que 
la  police  se  fasse  ;  vous  êtes  encore  trop  bour- 
geois; A'os  bourgeois  ne  font  aucun  don  patrio- 
tique pour  subvenir  aux;  besoins  du  peuple  ;  il 
n'y  a  que  les  ouAriers  (jui  apportent  le  salaire  de 


LA    PRÉFECTURE    DE   POLICE  325 

la  journée  quils  gagnent  à  la  sueur  de  leur  front; 
dites  bien  à  votre  stupide  bourgeoisie  et  à  la 
garde  nationale,  que  s'ils  ont  le  malheur  de 
songer  à  la  plus  petite  réaction,  on  n'aura  pas 
(ou  nous  n'aurons  pas)  besoin  d'avoir  recours  à 
des  coups  de  fusil  ;  mais,  avec  une  boite  d'allu- 
mettes chimiques,  nous  incendierons  Paris,  et  il 
ne  restera  pas  pierre  sur  pierre  :  Paris  périrait 
plutôt  que  la  République  (i).  » 

S'il  laissait  un  peu  trop,  parfois,  comme  en 
cette  occasion,  parler  l'esprit  de  parti,  Gaussi- 
dière  donnait  l'exemple  du  zèle  et  de  la  conscience 
professionnelle. 

Tous  les  jours  il  travaillait,  dans  son  cabinet, 
jusqu'à  minuit.  Il  montait  ensuite  à  cheval,  et,  de 
minuit  à  quatre  heures  du  matin,  il  parcourait  les 
quartiers  populaires  où  l'on  pouvait  redouter  des 
troubles  (2). 

Les  difficultés  qu'il  avait  à  vaincre  étaient 
d'autant  plus  grandes  que  l'argent  manquait.  Le 
budget  de  la  police,  pour  Tannée  1848,  s'élevait 
à  11.139.538  francs,  avec  une  somme  supplé- 
mentaire   de  22.500  francs   par  mois  allouée   au 

(1)  Procès  de  la  Haute-Cour  de  Bourges.  Affaire  du  15  mai. 
.\cle  daccusation  du  procureur  général  près  la  Haule-Cour. 
Baroche  (d'après  le  témoignage  du  témoin  Trouessard).  «^ 

(2)  Réponse  aux  deux  libelles  :  les  Con<piriitciirs  el  la  JVaissance 
de  la  République,  de  Chenu  et  Delahodde...,  pai'  Jlles  Miot,  re' 
présentant  du  peuple.  Paris,  1850,  p.  22. 


326  LA    VIE    PARISIENNE 

préfet  et  représentant  les  fonds  secrets.  Ce 
budget  était  insuffisant  pendant  une  période  de 
révolution.  Caussidière  ne  reçut  et  ne  réclama 
aucun  crédit  extraordinaire.  Il  fit  une  police  au 
rabais  avec  des  moyens  di;  fortune. 

Une  de  ses  premières  préoccupations  avait  été 
de  former,  sans  trop  de  frais,  un  nouveau  corps 
de  sergents  de  ville,  puisque  les  anciens  sergents 
de  ville,  dans  la  crainte  d'être  assommés,  n'osaient 
plus  reparaître  à  la  préfecture  de  police,  d'où  les 
avaient  chassés,  de  même  que  les  gardes  muni- 
cipaux, l'émeute  triomphante  (1). 

Ce    nouveau   corps,  il    le   composa    d'ouvriers 


(1)  «  Lorsque  j'entrai,  dit  Caussidière  dans  ses  Mémoires, 
dans  la  cour  principale  de  la  préfecture  (le  24  février),  ac- 
compagné de  Sobrier  et  de  Calmique,  tout  était  désordre  et 
confusion.  La  terre  était  jonchée  de  casques,  de  selles  de 
chevaux  et  de  divers  objets  d'équipements  militaires  ;  deux 
mille  sept  cents  hommes  environ,  garde  municipale  et 
troupe  de  ligne,  venaient  d'évacuer  l'enceinte  de  la  préfec- 
ture. Une  compagnie  de  la  11'  légion  présentait  seule  quel- 
que apparence  d'ordre  militaire.  C'étaient  les  ofliciers  de 
cette  compagnie  qui  avaient  ablenu  la  retraite  de  la  garde 
municipale  et  de  la  ligne.  Un  grand  nombre  de  citoyens, 
plus  ou  moins  armés,  et  encore  dans  l'ivresse  d'un  succès 
obtenu  sans  effusion  de  sang  {sic),  se  promenaient  dans  les 
cours,  aux  cris  de  :  Vive  la  liberté  !  Vive  la  République!  et 
au  chant  de  la  Mameillaise.  » 

Les  anciens  sergents  de  ville  à  (|ui,  nous  l'avons  vu,  on 
maintint  leur  solde,  reprirent,  après  le  15  mai.  leur  ser- 
vice, mais  en  bourgeois,  avec  une  plaque  attachée  sur 
le  bras  gauche  et  portant  cette  inscription  :  Préfecture  de 
police. 


LA    PREFECTURE    DE    POLICE  327 

sans  travail,  signalés  par  leur  rôle  pendant  les 
journées  de  février. 

Les  titres  exigés  étaient,  avec  le  certificat  de 
combattant  de  février  — ou  de  détenu  politique  — 
un  congé  et  un  certificat  de  bonne  conduite,  cons- 
tatant que  le  candidat  était  ancien  soldat. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  qu'une  bonne  re- 
commandation dispensa  souvent  de  tout  autre 
titre. 

Les  Montagnards,  —  c'est  le  nom  qu'on 
donna  à  ces  nouveaux  sergents  de  ville,  —  for- 
mèrent quatre  compagnies  qui  comptèrent  en- 
semble GOO  hommes  et  s'élevèrent  jusqu'à 
2.700  hommes.  Une  partie  de  ce  corps  devint 
\?i  garde  répahlicaine. 

Un  assez  triste  sire  (1),  Chenu,  qui  a  consacré 
aux  Montagnards  une  de  ses  brochures,  prétend 
qu'il  eut  le  premier  Tidée  de  la  formation  de  ce 
corps,  et  c'est  fort  possible. 

«  Je  me  rendis,  dit-il,  à  la  Préfecture  en  toute 
hâte,  et  je  la  trouvai  gardée  par  des  gardes  natio- 
naux. L'adjudant-major  Caron  s'avança  vers  moi 
et  me  dit  : 

«  Vous  pouvez  vous  retirer,  mon  ami,    on  n'a 


(1)  Déserleur  el  escroc,  daprès  Cacssidière  dans  ses  Mé- 
moires, mais  Chenu  s'en  esl  défendu.  En  tout  cas,  il  eut  ses 
entrées  à  la  préfecture  de  police  et  y  joua  un  rôle  impor- 
tant. 


328  LA  vif:  parisienne 

pas  besoin  de  vous  ici,  la  garde  nationale  est  assez 
nombreuse  pour  faire  le  service.  » 

Je  regardai  avec  plus  d'attention  cette  préten- 
due garde  nationale.  Mais  ce  sont  tous  mouchards 
et  sergents  de  ville  déguisés  !  Caussidière  n'est  pas 
en  sûreté  avec  ces  gens-là;  et  repoussant  Caron, 
j'entrai  dans  la  préfecture  malgré  lui. 

Je  rangeai  mes  hommes  dans  la  cour,  et  je  mon- 
tai chez  Caussidière.  Je  le  trouvai  dans  le  cabinet 
du  secrétaire-général,  assis  dans  un  fauteuil  et 
causant  avec  Sobrier  et  plusieurs  employés  de  la 
Préfecture. 

«  J'ai  à  te  parler,  lui  dis-je,   mais  à  toi  seul.  » 

Nous  passâmes  dans  un  cabinet  et  je  lui  fis  part 
de  mes  remarques  sur  les  gardiens  auxquels  était 
confiée  la  garde  de  la  Préfecture. 

<(  J'ai  peu  de  monde,  ajoutai-je,  et  dans  le  cas 
d'une  attaque  imprévue,  je  ne  serais  pas  assez 
fort  pour  les  repousser.  » 

«  Tu  vas,  me  dit-il,  convoquer  immédiatement 
les  chefs  de  groupes  et  les  chefs  de  barricades  sur 
lesquels  nous  pouvons  compter.  Il  n'y  a  pas  de 
temps  à  perdre.  Je  vais  t'en  donner  l'ordre  par 
écrit,  ce  sera  mon  premier  acte  de  pouvoir.  » 

Nous  rentrâmes  alors, Caussidière  prit  une  pliune 
et  écrivit:  «  Le  capitaine  Chenu  est  autorisé  à 
former  une  garde  pour  le  service  de  la  préfecture 
de  police  et  à  enrôler  les    citoyens  qui  se  présen- 


LA    PREFECTURE    DE    POLICE  329 

teront  pour  en  l'aire  partie.  »  Signé:  Caussidière, 
et  au  bas  le  cacliet  do  la  Préfecture. 

J'écrivis  aussit(')t  à  tous  ceux:  qu'il  m'avait  dési- 
gnés... 

Quand  vint  le  jour  (le 25  février),  je  vis  arriver 
successivement  les  chefs  de  groupes  avec  leurs 
hommes,  mais  sans  armes  pour  la  plupart,  preuve 
évidente  que  les  vieux  de  la  vieille  n'avaient  pas 
tous  combattu. 

Je  Fis  part  de  cette  circonstance  à  Caussi- 
dière. 

—  Je  vais  leur  faire  donner  des  armes,  me  dit- 
il,  cherche  leur  un  lieu  convenable  pour  les  caser- 
ner  dans  la  Préfecture. 

Je  me  mis  aussitôt  en  devoir  d'exécuter  cet 
ordre,  et  je  les  envoyai  occuper  le  poste  des  an- 
ciens sergents  de  ville  où  j'avais  été  si  indigne- 
ment traité  autrefois. 

Un  instant  après,  je  les  vis  revenir  en  courant. 

—  Où  allez-vous  ?  leur  dis-je. 

—  Le  poste  est  occupé  par  une  nichée  de  ser- 
gents de  ville,  me  dit  Devaisse;  ils  dorment  tran- 
quillement, et  nous  allons  chercher  de  quoi  les 
réveiller  et  les  mettre  à  la  porte.  Ils  s'armèrent 
donc  de  tout  ce  qui  leur  tomba  sous  la  main,  de 
baguettes  de  fusil,  de  fourreaux  de  sabres,  de 
courroies  qu'ils  doublèrent,  et  de  manches  à  balai  ; 
puis  mes  gaillards,  qui  tous  avaient  eu  à  se  plain- 


330  LA    VIE    PAKISIENNE 

dre  plus  ou  moins  de  l'insolence  et  de  la  bruUilité 
des  dormeurs,  tombèrent  sur  eux  à  bras  raccourcis, 
et  pendant  plus  d'une  demi-heure  leur  infligèrent 
une  si  rude  correction,  que  quelques-uns  en  furent 
longtemps  malades.  Aux  cris  qu'ils  poussaient 
j'accourus,  et  ne  parvins  qu'avec  peine  à  me  faire 
ouvrir  la  porte  que  les  Montagnards,  car  ils  pre- 
naient déjà  ce  nom,  avaient  eu  la  précaution  de 
tenir  fermée  en  dedans... 

Une  fois  maîtres  delà  place,  dont  ils  venaient  de 
relever  la  garnison  avec  tant  de  courtoisie,  nos 
Montagnards  se  parèrent  orgueilleusement  des 
dépouilles  des  vaincus,  et  pendant  longtemps  on 
les  vit  se  promener  dans  la  cour  de  la  Préfecture, 
l'épée  au  coté,  le  manteau  sur  l'épaule,  et  le  chef 
orné  du  bicorne  autrefois  si  redouté  de  la  plupart 
d'entre  eux. 

Dès  qu'ils  se  furent  installés  dans  ce  poste,  je 
leur  recommandai  l'ordre  et  la  discipline  ;  je  leur 
promis  des  armes,  des  rations,  et  une  solde  con- 
venable. <t  Vous  prendrez,  leur  dis-je,  le  titre  de 
première  compagnie  des  Montagnards.  Quant  à 
ma  compagnie,  comme  elle  est  composée  exclusi- 
vement de  combattants,  elle  prendra  celui  de 
compagnie  du  24  février.  Je  vais  aller  occuper  avec 
elle  le  poste  qui  se  trouve  sous  la  première  voûte; 
je  pense  que  les  hôtes  qui  Ihabitaient  ont  dû  dis- 
paraître en  toute   hâte   en   apprenant    la   manière 


LA    PREltCTURE    DE    POLICE  331 

dont  VOUS  avez  traité  leurs  camarades  (1)-.-  » 
Porniii  affirme  ou  laisse  entendre  qu'ils  ne  tou- 
chèrent jamais  aucune  solde  (2).  En  réalité,  à  par- 
tir du  1"  avril,  ils  reçurent,  quel  que  fût  leur 
grade  ;^3),  deux  francs  ving-t-cinq  par  jour. 

Quelque-uns  d'entre  eux,  à  en  croire  Chenu, 
surent  sans  trop  de  peine  augmenter  cette  so!di 
ou  y  suppléer  : 

«  Il  y  avait  toujours  au  bureau  de  la  Commis- 
sion des  récompenses  nationales,  des  bons  signés 
en  blanc  par  le  président,  et  les  citoyens  Monta- 
gnards, ainsi  que  les  détenus  politiques,  y  avaient 
leurs  entrées  libres.  Ils  considéraient  les  sommes 
produites  par  les  souscriptions  au  profit  des  bles- 
sés de  février  comme  leur  appartenant  de  plein 
droit.  Qu'avaient  fait  ces  derniers,  disaient-ils? 
Ils  avaient,  il  est  vrai,  combattu  et  renversé  La 
monarchie,  mais  ils  n'avaient  pas  souffert,  comme 
eux,  pendant  dix-huit  ans,  pour  la  cause  de  la 
liberté.  C'était  donc  bien  à  eux,  les  vieux  cham- 
pions de  la  République,  que  cet  argent  devai± 
revenir.  Aussi  prenaient-ils  ces  bons  sans  scru- 
pule, et  s'inserivaient-ils,  qui  pour  cinquante,  qui 


(1)  Les  Montagnards.  Paris,  1850,  pp.  83-95. 

(2)  La  Vt'rilé  sur  la  Préfeclare  de  police  pendant  l'admittistralion 
de  Causs^idihi-e....  Paris,  1850,  p.  41. 

(3)  Tous  les  grades,  jusqu'à  celui  de  capitaine  ioclusive- 
ment,  élaient  donnés  à  l'élection. 


33^2  LA    VIE    PARISIENNE 

pour  cent  Irancs.  Puis  ils  passaient,  à  l'Hôtel  de 
Ville,  chez  le  caissier  qui  payait.  Le  pauvre  Albert, 
s'étant  aperçu  de  ces  malversations,  en  pleura  de 
honte  et  de  colère  (1).  » 

Ils  portaient  un  uniforme  très  simpliTié  :  un 
chapeau  pointu  à  larges  ailes,  qui  leur  fit  donner, 
dans  le  peuple,  le  surnom  de  Calabrais  (2),  une 
cravate  et  une  ceinture  rougv.  On  y  ajouta  plus 
tard  une  blouse  bleue.  Des  souliers  et  des  bottes 
furent  distribués  par  l'ordre  du  préfet  de  police  à 
ceux  qui  en  manquaient  et  à  qui  il  était  souvent 
arrivé  de  monter  la  garde  en  sabots. 

Louis  Hlanc,  qui  était  allé,  un  soir  de  février,  à 
la  Préfecture  de  police,  admirait  beaucoup  ces 
Montagnards,  qu'il  avait  trouvés,  «  en  train  de 
fumer,  ou  étendus  sur  des  lits  de  camp,  et  jurant 
«  d'une  façon  très  militaire  ».  Il  notait  en  termes 
sympathiques  «  leur  physionomie  énergique,  jo- 
viale et  franche...  un  air  de  bonne  humeur  et  de 
bonté  rude  »  ([u'il  comparait  «  aux  regards  fauves, 
à  l'allure  louche  »  des  sergents  de  ville,  pendant  le 
règne  de  Louis-Philippe  ÇS). 

On  doit  reconnaître  que  ces  ^lontagnards  ren- 
dirent de  réels  services  et  qu'en  définitive  mieux 

(1)  Cuii.NU,  les  (Jonspiralcurs.  I'ari.<,  ISJO,  j).   117. 

(2)  Le   Petit   homme   rowje.    Painpblel  hebdomadaire.   X"  5 
(mai  1848). 

(3)  Histoire  de  la  Kcmlulion  de  IS'iS,  I.  I,  pp.  2;il-2il2. 


L\    PREFECTURE    DE    POLICE  333 

valait  avoir  une  police  formée  à  la  hâte  et  un  \)en 
fantaisiste  que  ne  pas  en  avoir  du  tout.Gaussidière 
pouvait,  sans  trop  se  vanter,  affirmer  qu'il  avait 
fait  de  Tordre  avec  du  désordre  — -  c'est-à-dire 
qu'il  avait,  en  les  embrigadant,  en  leur  donnant 
une  solde  et  un  uniforme,  transformé  des  émeu- 
tiers  en  gardiens  de  la  paix;. 

Mais  ne  risquait-on  pas  de  les  voir  revenir, 
tôt  ou  tard  —  et  c'est  là  ce  qui  se  produisit  —  à 
leurs  anciennes  habitudes  ?  Etait-on  bien  assuré 
qu'ils  ne  conservaient  pas,  dans  leurs  nouvelles 
fonctions,  une  insurmontable  antipathie  pour  les 
bourgeois  qu'on  les  chargeait  de  protéger  ? 

Si  grands  que  fussent  leur  bonne  volonté,  leur 
dévouement,  il  manquait  à  ces  ouvriers  dont  on 
avait  fait,  du  jour  au  lendemain,  sans  aucun  stage, 
sans  aucune  préparation,  des  sergents  de  ville,  la 
connaissance  du  métier  de  policier,  l'âme  même 
du  policier  qui  n'est  pas  seulement,  lui,  chien  de 
garde  mais  chien  de  chasse.  Kt  ce  n'étaient  certes 
pas  les  anciens  sergents  de  ville,  suspects,  désar- 
més, qui  pouvaient,  pour  les  aider,  déployer  des 
qualités,  une  compétence,  une  expérience  dont  on 
se  défiait,  parce  qu'ils  les  avaient  mises  naguère 
au  service?  du  roi. 

Paris,  grâce  aux  Montagnards,  grâce  à  eux  non 
pas  uniquement  mais  en  grande  partie,  pour  ne 
rien  exagérer,  n'avait  plus  son  aspect  révolution- 

22 


334  LA    VIK    PAHISIENNE 

naire  de  ville  soulevée  et  l'rémissante,  mais  il 
était  plus  que  jamais  encombré  de  filous  et  d'es- 
carpes. 

D'ailleurs,  et  Caussidière  lui-même,  dans  le 
passage  qu'on  lira  plus  loin,  est  obligé  de  Tavouer, 
des  éléments  mauvais  s'étaient,  introduits  dans  ce 
corps  composé  au  début,  en  majorité,  d'honnêtes 
gens,  et  qui,  désormais,  au  lieu  d'un  secours, 
menaçait  d'être  un  danger. 

Le  moment  était  venu  —  et  tout  le  monde,  ex- 
cepté eux,  le  comprit  — où  il  devenait  nécessaire, 
pour  recourir  à  une  police  professionnelle,  de 
licencier  et  de  renvoyer  dans  leurs  foyers  ces 
hommes  à  chapeau  pointu  et  k  ceinture  rouge,  qui 
ne  tenaient  nullement  à  abandonner  leur  solde  et 
à  renoncer  à  leur  uniforme  (1). 

Ce  ne  fut  pas  une  opération  facile. 

«  Il  fallait  inviter  les  Montagnards  licenciés  à 
abandonner  la  caserne  Saint-\'ictor  où  ils  étaient 
casernes,  et  à  se  retirer  où  ils  pourraient. 

La  plu})art  étaient  pères  de  famille  et  aA'aient 
perdu  leur  état.  Le  pouvoir  exécutif,  sachant  leur 

(1)  Ils  formaient,  à  l'époque  où  on  les  licencia,  trois  com- 
pagnies : 

1"  compagnie.  —  Capitaine:  Brousse;  lieutenant  :  Parent. 

2"  compagnie.  —  Capitaine:  Lénn  [)eroy  ;  lieutenant  :  .lo- 
livet. 

3*  compagnie.  —  Cai)ilaine:  Desouche;  lieutenant:  Jac- 
ques. 


LA    PREFECTURE    DE    POLICE  liSii 

position  malheureuse,  avait  accordé  qu'ils  touche- 
raient encore  leur  solde  pendant  dix  jours... 

J'envoyai  Crevot  auprès  d'eux.  Cet  ami  joi- 
gnait l'esprit  d'ordre  à  la  fermeté  de  caractère  ; 
son  patriotisme  éprouvé  l'avait  fait  accepter  avec 
plaisir  par  les  Montagnards.  Aussi,  depuis  qu'ils 
s'étaient  épurés  en  renvoj'ant  quatre-vingts  des 
leurs,  avaient-ils  repris  la  discipline  d'un  corps 
armé  et  une  conduite  irréprochable. 

Lorsque  mon  émissaire  arriva  près  de  la  ca- 
serne Saint-^'ictor,  elle  était  cernée  par  la  garde 
nationale  qui  voulait  expulser  de  force  les  Monta- 
gnards, mais  toutefois  sans  oser  pénétrer  dans 
l'intérieur. 

Crevot  revint,  avec  un  officier  de  la  garde 
nationale,  m'informer  de  ce  qui  se  passait.  J'in- 
vitai cet  officier  à  faire  retirer  la  garde  natio- 
nale et  à  laisser  sortir  librement  les  Montagnards. 
Presque  tous  avaient  leurs  fusils,  depuis  le  24  fé- 
vrier, et  voulaient  les  garder,  sauf  à  les  déposer 
dans  leurs  mairies,  s'ils  en  recevaient  l'ordre. 

Il  fut  convenu  que  les  Montagnards  sortiraient 
six  par  six,  avec  leurs  armes,  et  sans  qu'on  les 
inquiétât. 

Sur  mon  ordre  écrit,  les  Montagnards  s'exécu- 
tèrent comme  il  avait  été  dit,  seulement  au  lieu 
de  leur  assurer  une  retraite  paisible,  la  garde 
nationale  qui  stationnait  dans  les  rues  adjacentes, 


336  lA    VIE    PARISIENNE 

arracha  les  armes  à  plusieurs  d'entre  eux  ;  ils 
furent  vexés  et  maltraités,  quelques-uns  même 
arrêtés. 

Ainsi  a  été  dissoute  cette  garde  des  féroces 
Montagnards  qui,  pendant  près  de  trois  mois,  ne 
frappèrent  ni  ne  tuèrent  personne,  et  tirent  un 
rude  service  contre  les  voleurs  et  les  fauteurs  de 
désordres. 

Leur  seul  tort  fut  d'avoir  introduit,  au  bout 
d'un  certain  temps,  parmi  cette  troupe  d'élite,  des 
homme  tarés  de  toutes  les  polices;  c'est  alors 
qu'on  leur  souffla  de  mauvais  desseins  et  l'esprit 
de  turbulence. 

Personne  cependant  n'a  eu  à  s'en  plaindre  que 
moi  (l)---  » 

On  peut,  dans  une  certaine  mesure,  et  sans 
méconnaître  ses  bonnes  intentions  et  ses  qualités 
incontestables,  porter  sur  Caussidière  le  même 
jugement  que  sur  ses  Montagnarde.  Seulement 
chez  lui  l'esprit  de  turbulence  était  remplacé  par 
l'esprit  de  parti. 

Le  politicien  faisait  tort  au  policier.  Le  policier, 
quelque  désireux  qu'il  fût  de  se  tenir  à  la  hau- 
teur de  ses  fonctions,  n'oubliait  pas  assez  les  ad- 
mirations, les  antipathies,  les  préjugés,  les  ran- 
cunes du  politicien,  de  l'ami  de  Ledru-Rollin,  de 

(1)  Mémoires  de  Caussidière. 


LA    PRÉFECTURE    DE    POLICE  337 

l'ancien  conspirateur,  qui,  à  la  préfecture,  conti- 
nuait à  conspirer. 

Ses  théories  sociales,  son  idéal  républicain,  ne 
correspondaient  plus  à  ceux  des  modérés  qui,  ins- 
truits par  les  événements  et  désireux  de  mettre 
fin  à  l'anarchie,  se  préparaient  à  lutter  contre  les 
clubs,  à  museler  la  presse  jacobine,  à  fermer  les 
ateliers  nationaux,  et,  de  plus  en  plus,  à  faire 
machine  en  arrière. 

Le  16  mai  1848,  il  donna,  ou  on  lui  imposa,  sa 
démission.  Il  fut  une  des  victimes  de  l'émeute  du 
15  mai,  provoquée  par  ses  amis  et  que  lui-même 
il  favorisa. 

Du  18  mai  1848  au  8  novembre  1849,  quatre 
préfets  de  police  se  succédèrent  : 

Trouvé- Chauvel  (avec  OReilly,  ancien  con- 
damné politique,  comme  secrétaire  général),  le 
18  mai  1848; 

Ducoux,  le  19  juillet  ; 

Gervais  de  Caen,  le  14  octobre  ; 

Le  colonel  de  gendarmerie  Rebillot,  le  20  dé- 
cembre. 

Chef  de  la  police  municipale  sous  le  colonel  Re- 
billot, Garlier  lui  succéda  le  8  novembre  1849. 

«  Garlier,  dit  Gaussidière  dans  ses  Mémoires^ 
est  de  la  vieille  école,  c'est-à-dire  de  la  police  de 
provocation.  Sa  mission  principale  consiste  à  lais- 
ser des  agents  parmi  les  mécontents  d'un  parti, 


338  LA    VIE    PARISIENNE 

surtout  chez  les  républicains,  pour  les  pousser  aux 
moyens  extrêmes  et  préparer  des  journées  (1).  » 
Les  nouvelles  tendances  de  la  police,  Carlier  les 
indiqua  clairement  dans  une  «  [)roclamation  »  qui 
porte  la  date  du  10  novembre  1849. 

«   Habitants  de  Paris, 

La  haute  confiance  du  président  de  la  Répu- 
blique vient  de  m'ap])eler  à  la  Prélecture  de  police. 

Ce  sera  pour  moi  un  éternel  honneur  d'avoir 
été  jugé  digne  de  seconder,  dans  ces  Fonctions  dé- 
licates, la  grande  et  franche  politique  inaugurée 
par  les  actes  et  les  déclarations  du  chef  de  Tl^tat. 

Je  viens  demaud'-r  à  mes  concitoyens  leur  con- 
cours et  leur  appui,  en  leur  promettant  mon  zèle 
et  mon  énergie. 

Les  hommes  paisibles  de  toutes  classes  ne  peu- 
vent voir  en  moi  qu'un  ami  ;  je  suis,  je  serai  tou- 
jours, je  ne  dis  pas  l'ennemi,  mais  l'adversaire 
courageux  et  infatigable  des  perturbateurs,  chefs 
et  instruments. 

(1)  «  Son  premier  soin,  en  jirennnt  les  rênes  de  la  police, 
fut  de  se  créer  un  service  politique  qui  lui  permit  de  savoir 
tout  ce  qui  se  faisait  et  se  disait  dans  les  ciuhs.  les  sociétés 
secrètes,  et  jusque  chez  certains  représentants.  Pour  at- 
teindre ce  but,  il  se  créa,  au  poids  de  l'or,  des  agents  se- 
crets dont  il  prit  un  certain  nombre  parmi  des  chefs  ou  des 
orateurs  de  clubs,  des  journalistes  dont  les  discours  et  les 
écrits  avaient  souvent  glacé  delTroi  le  cieur  des  honnêtes 
gens.  »  Ca>lek,  Mémoires,  p.  34.5. 


LA    PREFECTURE    DE    POLICE  3c9 

Protection  à  la  religion,  au  travail,  à  la  fa- 
mille, à  la  propriété,  aux  bonnes  intentions,  au 
repentir  même.  Vigilance  et  rigueur  contre  le  so- 
cialisme, l'immoralité,  le  désordre,  les  mauvaises 
publications,  l'endurcissement  des  factieux. 

Gardes  nationaux,  chefs  d'industrie,  pères  de 
famille,  commerçants,  travailleurs,  aidez  vous- 
mêmes  à  l'accomplissement  de  ma  mission.  Il  ap- 
partient à  l'initiative  des  bons  citoyens  de  faci- 
liter l'action  des  lois  et  de  l'autorité.  La  discipline 
intérieure  des  familles  et  des  ateliers  est  le  plus 
puissant  auxiliaire  de  la  police  de  l'Etat.  Notre 
cause  est  la  même  :  vous  voulez  un  pouvoir  pro- 
tecteur, nous  voulons  une  liberté  snge.  La  modé- 
ration, appuyée  sur  la  force,  domptera,  n'en 
doutez  pas,  les  mauvaises  passions.  Les  jours 
les  plus  rudes  sont  passés  ;  mais  il  ne  faut  pas 
s'endormir  sur  les  premiers  succès.  Rien  n'est 
fait  tant  qu'il  reste  quelque  chose  à  faire  pour 
l'ordre  et  la  sécurité. 

Habitants  de  Paris, 

Il  s'agit  aujourd'hui  d'une  ligue  sociale  contre 
le  socialisme  ;  c'est  la  cause  de  toutes  les  familles, 
de  tous  les  intérêts.  Ranimons,  par  la  sécurité 
publique,  la  confiance  privée  ;  rendons  de  l'avenir 
à  trmtes  les  existences  par  la  stabilité  des  insti- 
tutions fidèlement  respectées,  mais  fermement  ap- 


340  LA    VIE    PARISIENNE 

pliquées.  C'est  entre  nous  tous  une  assurance 
mutuelle  ;  nous  avons  donc  droit  de  compter  les 
uns  sur  les  autres;  comptez  sur  moi. 

Paris,  le  10  novembre  d840. 

Le  Préfet  de  police^ 
P.  Gablier.  » 

Les  temps  étaient  bien  changés.  La  police  et  la 
Révolution  allaient  faire  désormais  un  assez  mau- 
vais ménage.  Garlier  (auquel  succéda  le  2  dé- 
cembre 1851,  M  de  Maupas)  (1),  c'était  déjà  un 
préfet  de  police  du  second  Empire. 

(1)  Carlier  avait  donné  sa  démission  Je  27  octobre.  Le 
22  janvier  1852,  on  créa  un  ministère  de  la  Police  générale 
dont  M.  de  Maupas  fut  le  premier  titulaire. 


VIII 

JOURNAUX 


Les  journées  de  février  avaient  fait  surgir  une 
multitude  de  journaux  dont  la  plupart  pourvus 
de  titres  bizarres,  rédigés  par  des  fous  ou  des 
demi-fous,  n'eurent  qu'une  existence  très  éphé- 
mère (1). 

Dans  cette  première  catégorie,  qui  n'est  pas  la 
moins  intéressante,  se  rangent  : 

Le  Joufiial  du  Diable,  qui  avait  ses  bureaux 
au  34  de  la  rue  Notre-Dame-des- Victoires  ; 

Le  Mdyeu.x-,  qui  ne  vécut  que  cin([  jours,  du  17  au 
22  juin  1848  ; 

La  Mère  MicJiel,  gazette  des  vieilles  portières 
(août  1848)  ; 

(1)  Même  en  1^48  on  commençait  à  les  reclieiclicr.  Il  exis- 
tait sur  les  boulevards  et  dans  les  passages  des  bureaux 
spéciaux  où  on  les  vendait  aux  collectionneurs,  et  jusqu'à 
5  ou  6  francs  le  numéro. 


Si"!  LA     VIK    l'VniSlKNNK 

Le  Pays(ni  du  Danube,  hebdomadaire,  rédigé 
par  Prosper  Poitevin,  rue  Sugei-,  9; 

Le  Petit  Homme  rouge  ; 

M.  Pipelet  ; 

Le  Républicain  lyrique,  journal  à  l'usage  des 
chanteurs  ; 

Le  Robespierre  ; 

Les  Saltimbanques  ; 

Le  Scorpion  politique  en  vers,  par  Bouché  de 
Cl  11  II  vi  ; 

Sparlarus  ; 

La  Tarentule,  revue  critique  des  actes  sérieux, 
des  utopies,  des  excentricités  et  des  bévues  de  nos 
hommes  d'b^tat  ; 

JS  Evvnldil  répiiblicdiii ,  (pii  uvail  la  forme  dun 
éventail     un  seul  numéro,  le  P''  avril  1848). 

La  Piopagande  républicaine,  qui  parut  le 
23  mars  1848,  avec  un  rédacteui'  unique, 
J.-J.  Danduran,  et  dont  le  feuilleton  intitulé  :  Du 
(' /u'istianisme  et  de  la  Démocratie  était  dédié  à 
«  Mme  Victoria  Cobourg,  reine  et  papesse  d'An- 
gleterre ». 

Le  Bonheur  ])ublic  et  général  ou  les  Confes- 
sions (Cun  Montagnai-il  du  S  avril  au  25  mai  1848) 
par  le  citoyen  Béjot,  rue  Sainl-Antoine,  143,  qui 
avait  trouvé  ce  moyen  ingénieux  de  résoudre  la 
question  sociale  :  «  Les  personnes  ayant  800  franco 
de  rev(Miu  abandonneront  les  trois  ((iiai'ts  de  leur 


JOURNAUX 


;u3 


pension  à  la  masse;  celles  ayant  400  francs  alian- 
donnei'ont  deux  quarts,  et  celles  ayant  20(>  Trancs 
le  quart  ;  celles  ayant  1200  francs,  le  tout.  »  C'est 


Le  magasin  de  journaux  sur  la  voie  publique. 

un  système  très  net  et  très  franc  d'impôt  propor- 
tionnel. 

Le  C/irisI  i-rpublicdiii ,  rue  du  Petit-Lion-Saiut- 
Sauveur,  10. 

Ce  journal,  (jui  devait  paraître  le  jeudi  et  le  di- 
manche et  qui  n'eut  que  cinq  numéros,  du  8  au 


344  L.V    VIE    PARISIENNE 

25  juin  1848,  était  rédigé  par  le  citoyen  Decler- 
gues  et  administré  par  le  citoyen  Redel.  C'est  du 
moins  ce  qu'annonçait,  en  ces  termes,  le  premier 
numéro  :  «  Dans  les  circonstances  difficiles,  où 
nous  nous  trouvons,  où  toutes  nos  vieilles 
croyances  ne  sont  plus  bonnes  qu'à  jeter  au  pa- 
nier, c'est  répondre  au  besoin  de  la  République, 
en  général  et  des  républicains  en  particulier,  que 
d'inventer  une  religion  nouvelle,  plus  en  harmonie 
avec  le  nouvel  étçit  de  choses  qu'a  produit  le 
24  février.  Le  citoyen  Declergues  fait  savoir  au 
public  qu'il  vient  d'inventer  le  Christ  républicain 
'^breveté  sans  garantie  du  gouvernement).  Toutes 
les  personnes  qui  veulent  s'associer  à  l'exploita- 
tion et  prendre  part  aux  bénéfices  sont  priés  de 
s'adresser  au  citoyen  Ridel,  administrateur  ». 
Dans  un  autre  numéro,  le  Christ  républicain 
conjurait  le  Christ  de  soustraire  l'humanité  au 
pouvoir  de  «  la  bête  qui  règne  sur  les  sept  collines 
et  de  la  domination  de  la  femme  qui  fornique 
avec  tous  les  monarques  ».  Ce  Christ  républicain 
était  résolument  anticlérical.  Il  demandait  qu'on 
châtrât  tous  les  prêtres  «  depuis  le  dernier  curé 
de  village  jusqu'au  pape  ». 

A  côté  du  Bulletin  de  la  République,  créé  par 
Ledru-Rollin,  pour  défendre  le  (lOuvernement pro- 
visoire et  dont  chaque  numéro  était  contresigné 
tous  les   deux  jours  par  un  de   ses  membres  (il 


.lOURNAUX  345 

compta,  comme  on  sait,  (ycorge  Sand  parmi  ses- 
collaborateurs"),  chaque  personnalité  politique  un 
peu  en  vue  avait  fondé  son  journal  pour  y  exposer 
ses  théories. 

Lamennais  avait  le  Peuple  constituant,  qui 
commença  à  paraître  (rue  Montmartre,  54),  le 
1er  mars  1848  et  disparut  à  son  134"  nu- 
méro. 

Proudhon  avait  le  Représentant  du  Peuple, 
journal  quotidien  des  travailleurs  (rue  J  .-J .  Rous- 
seau, 8j  et  qui  deviendra  le  Peuple,  une  des 
feuilles  les  mieux  faites  du  temps. 

Raspail  avait  l'Ami  du  Peuple  en  18^8  (du 
27  février  au  14  mai,  avec  une  interruption 
du  28  février  au  12  mars.  Son  titre  évoquait  de 
tels  souvenirs  que  le  premier  numéro  fut  brûlé 
solennellement  par  les  étudiants  sur  la  place  Saint- 
Michel.  Raspail,  effrayé,  ne  fit  reparaître  son 
journal  que  le  12  mars  suivant.)  Dans  un  de  ses 
articles,  Raspail  attaquait,  sans  le  nommer,  Pa- 
gnerre,  éditeur  et  secrétaire  du  Gouvernement 
provisoire  :  «  Pendant  que  l'exploitant  dort,  di- 
sait-il, sous  des  lambris  dorés,  le  génie  exploité 
(Lamennais,  qui  avait  publié  plusieurs  volumes 
chez  Pagnerre)  souffre  à  l'insu  de  tous,  ne  sachant 
pas,  le  matin,  comment  il  dînera  le  soir,  ni  la 
veille,  par  quel  habit  il  remplacera  le  lendemain 
son  habit  trempé  de  pluie  et  couvert  de  boue. 


346  LA    VIE    PARISIENNE 

L'exploitant  est  un  des  chefs  de  la  Répuljli<{ue, 
l'exploité  n'en  est  qu'une  des  gloires.  » 

Alexandre  Dumas,  qui  si;  prenait  pour  un 
homme  d'Etat,  avait  le  Mois  (i). 

George  Sand  avait  publié,  le  9  avril  1848,  la 
Cause  du  Peuple,  qui  mourut  de  mort  subite,  mais 
elle  collabora  assez  régulièrement  non  seulement 
au  Bulletin  de  la  République  mais  à  la  Vraie 
République,  dont  les  bureaux  se  trouvaient  rue 
Goquillière,  12  tei\  et  dont  le  rédacteur  en  chef 
était  Thoré.  »  La  Vraie  République,  écrivait 
Pierre  Leroux  (2),  dont  le  titre  porte  notre  nom 
uni  à  ceux  de  nos  amis  Barbes  et  Thoré,  et  à  celui 
de  la  femme  illustre  qu'aujourd'hui  l'envie  a'ou- 
drait,  à  force  d'outrages,  faire  repentir  de  son 
génie  et  de  tous  les  dons  qu'elle  a  reçus  de  Dieu.  » 

Sobrier  était  le  directeur  et  le  rédacteur  en 
chef  de  la  Coniniune  de  Paris,  qui  vécut  du  9  mars 
au  8  juin.  La  Commune  de  Paris,  où  écrivirent 
quelque  peu  George  Sand  et  Eugène  Sue  et  qui 
publia  en  feuilleton,  l'Histoire  patriotique  des 
arbres  de  la  Liberté,  par  l'abbé  Grégoire,  donna 
parfois  des  vers,  par  exemple  (dans  son  n"  du 
2  mai)  cette  pièce  qu'elle  appelle  un  petit  chef- 
d'œuvre  et  dont  l'auteur  ctail  un  jeune  ouvrier 
typographe. 

,1)  Qu'on  appelait  assez  généralement  le  Moi. 

(2)  Projet  de  Constitution...  {Extrait  dex  journau.r),  p.  143. 


JOURNAUX  847 

Ce  jeune  typo  racontait  qu'il  avait  vu  eu  rrve 
la  Liberté  : 

A  mon  chevet  elle  se  pose. 

Et  là,  berçant  mon  doux  sommeil, 

Sa  douce  voix  me  dit  :  «  Repose, 

Je  te  prépare  un  doux  réveil. 

Enlanl,  je  viens  sécher  tes  larmes. 

Gi-andis  avant  la  puberté, 

Mais  au  réveil,  cours  vite  aux  ai'mes 

Et  combats  pour  la  liberté  1  » 

Mère,  sur  une  barricade, 
.le  la  défendais  noblement, 
Quand  survint  une  fusillade 
Qui  me  frappe  mortellement. 
Mais  dans  ses  bras  elle  m'enlève, 
Me  montrant  la  postérité  — 
Bonne  mère,  là  finit  mon  rève(l), 
En  mourant  pour  la  liberté. 

A  la  Commune  de  Paris  se  rattachent  une  ving- 
taine de  feuilles  dont  les  titres  et  la  tendance,  en 
1848,  rappelaient  1793  :  le  Club  des  Jacobins 
^  |cr  ]Njo  14  niai.  Il  terminait  son  manifeste  par  ces 
mots  :  «  Fraternité  aujourd'hui  ou  justice  de- 
main »)  ;  le  Bonnet  Rouge,  Joui-iial  des  Suns-Cu- 
Lottes  (  rédigé  par  un  ouvrier-littérateur  Constant 
Hilbey)  ;  la  Montagne  'y^  N"  4  mai.  Elle  avait 
pris  pour  épigraphe  le  fameux  mot  de  Siéyès,  en 
le  modifiant  un  peu  :  «  Qua  été  le  peuple  ? ...  Rien. 

(l)  C'était  un  rêve  un  peu  long.  [|  a  un  pied  de  trop. 


348  LA    VIE    PARISIENNE 

Que  doit-il  être  ?  ...  Tout.  »  ;  le  Tribunal  Ré- 
volutionnaire ;  le  Vieux  Cordelier  de  18'i8 
(l»""  N"  le  18  mai)  ;  le  Vieux  Cordelier,  drapeau 
du  peuple  (1"  N"  19  mai)  ;  le  Nouveau  Corde- 
lier (  rédigé  par  Alexandre  Weil  )  ;  la  Guillo- 
tine, par  un  vieux  jacobin  (  feuille  plus  fantaisiste 
que  violente)  qui  parut  en  mai,  in-folio  et  n'eut 
qu'un  numéro.  Elle  était  signée  Olusi-Lippephi,  ana- 
gramme de  Louis-Philippe.  Au-dessous  du  titre, 
un  portrait  de  Louis- Philippe  portait  sur  la  poi- 
trine un  tatouage  qui  représentait  une  guillotine, 
avec,  d'un  côté  :  «  1793.  Tout  le  monde  y  passera  >», 
et,  de  l'autre  côté  :  «  1848.  Personne  n'y  pas- 
sera (1).  » 

Le  plus  violent  de  tous  ces  journaux,  d'un  ja- 
cobinisme attardé,  qui  épouvantait  les  bourgeois, 
fut  peut-être  le  Père  Duchêne  ("2).  On  en  jugera 
par  cet  article. 

(1)  Une  autre  Guillolme,  qui  n'eut  aussi  qu'un  seul  nu- 
méro, parut  en  juillet. 

(2)  Avec  ce  sous-titre:  Gawtlc  de  la  Révohtlion.  Bureaux: 
rue  Montorgueil,  '62.  Il  paraissait  deux  fois  et,  depuis  le 
10  avril,  trois  fois  la  semaine  et  se  vendait  beaucoup.  Son 
gérant  était  un  certain  Thuillier.  Un  journal  rival,  la  Mère 
Duchêne  (rédigé  par  Vermasse  dit  «  Mitraille  »)  prétendait  que 
ce  Thuillieravaitpas.se  en  cour  d'assises  pour  banqueroute 
frauduleuse. 

11  y  a  eu  d'autres  journaux  portant  des  titres  empruntés 
à  celui  d'Héberl  :  le  Vrai  Père  Diicln'nc,  le  Pelit-lils  ilii  Père  Pu- 
chêne  (réactionnaire!,  les  Lunetles  du  l'ère  Duchêne  et  même  le 
Perdu-Chêne  (recueil  de  chansons). 


JOURNAUX  3i9 

«  Marat  au  Père  Ducliêne. 
Mon  vieux, 

Oublions  nos  vieilles  haines  et  serrons  nos  rangs. 
Mille  tonnerres  !  Je  suis  content  de  te  revoir.  Tu 
essuies  les  verres  de  tes  lunettes,  tu  te  frottes  les 
yeux:  eh  bien!  oui,  c'est  moi,  Marat,  ô  viédase ! 
ne  me  connais-tu  pas  ? 

Que  te  dirai-] e  ?  on  m'a  envoyé  des  sombres 
bords  (comme  disait  ce  pauvre  M.  Chénier)  pour 
savoir  au  juste  ce  que  l'on  fait  ici.  Quant  à  moi, 
tu  te  rappelles  mon  histoire  :  envové  ad  patres 
par  les  plus  jolies  mains  du  monde,  je  me  suis  ma- 
rié là-bas.  Oui,  vraiment,  et  tu  ne  devinerais  ja- 
mais avec  qui?  ...  avec  Charlotte  Corday...  oui, 
mon  vieux,  avec  celle  qui...  enfin,  suffit:  cela  a 
été  sa  punition  et  ma  récompense.  Je  lui  ai  fait 
trois  filles,  elles  sont  parmi  vous  :  ils  [sic]  s'ap- 
pellent liberté,  égalité,  fraternité.  Nous  nous  ai- 
mons comme  deux  tourtereaux.  Enfin,  nous  fai- 
sons voir  à  ce  pauvre  M.  de  Florian  que  tout  ce 
qu'il  a  écrit  sur  le  tendre  amour,  c'est  de  la  gno- 
gnotte. 

Corbleu  !  cela  va  mal.  Comment  diable  avez- 
vous  été  chercher  des  républicains  à  l'eau  de  rose  : 
des  hommes  froids  comme  le  souvenir  du  dernier 
roi  des   Français.  Eh  toi,  viédase,  j'ai  peine  à  te 

23 


350  lA    VIE    PARISIENNE 

reconnaitre  ;  tu  es  devenu  doux  comme  les  mesures 
du  Gouvernement  provisoire.  Allons,  un  peu  d'é- 
nergie, aux  grands  maux  les  grands  remèdes.  As- 
tu  peur  de  la  censure?  Elle  n'existe  plus.  Dis-leur 
donc  ce  que  tu  penses  à  tous  ces  gaillards-là.  Dis 
à  celui-ci  :  Vous  êtes  un  républicain  pâle  et  froid 
comme  votre  figure.  A  celui-là  :  Ton  journal  rem- 
place admirablement  celui  du  gros  Bertin.  A  cet 
autre  :  Tu  n'es  pas  à  la  hauteur  des  grands  évé- 
nements qui  vont  se  dérouler  devant  nous.  Toi,  tu 
avais  promis  d'appuyer  la  régence.  —  Toi,  tu  as 
refusé  ton  concours  à  de  botmes  et  de  grandes  ac- 
tions :  toi,  ministre  de  l'Intérieur,  est-il  vrai  ijue 
tu  distribues,  avec  une  grande  profusion,  des  fonds 
secrets  à  de  vils  agents  ?  Tu  es  bon  républicain, 
pourtant  :  pourquoi  as-tu  laissé  surprendie  ton  pa- 
triotisme si  éclairé  ?  D'où  vient  le  choix  malheu- 
reux que  tu  as  fait,  en  envoyant  dans  les  provinces 
tant  de  misérables  agents  ?  On  ne  peut  pas  sus- 
pecter pourtant  ton  ardent  républicanisme.  Tu  es, 
pour  moi,  l'homme  à  la  personnification  de  la  nou- 
velle et  glorieuse  République  Française.  Sois  plus 

circonspect  à  l'avenir 

Adieu,  viédase.  je  ne  sais  pas  pourquoi,  mais 
j'espère.  Mon  cœur  s'épanouit  ;  je  porterai  là-bas 
des  bonnes  nouvelles:  je  leur  dirai  (pie  le  Fran- 
çais n'a  pas  dégénéré,  que  si  nous  avons  succombé, 
en  leur  traçant  la   route,  notre  sang  n'a  pas  été 


JOURNAUX  331 

stérile.  Si  cela  ne  va  pas  (ce  qu'à  Dieu   ne  plaise) 
je  serai  à  tes  côtés  et  gare  dessous. 
Salut  et  fraternité 

Marat.  » 

A  ce  même  groupe  des  journaux  rouges  appar- 
tiennent VAimable  faubourien,  d'Alfred  Delvau. 
journal  de  la  canaille  iilmi^^T\&.  canaille,  disaient 
ses  crieurs,  vendus  par  la  canaille,  et  achetés  par 
la  canaille  (1)  »,  le  Pilori  deR.  Barré  et  Yanmale 
qui  terminait  ainsi  une  biographie-réquisitoire  de 
Thiers  :  «  Arrêt  :  Louis-Adolpho  Thiers,  né  à 
Marseille,  le  26  germinal  an  VI  (16  avril  1797) 
est  condamné  à  l'exposition  publique  et  à  la  flétris- 
sure morale,  comme  s'étant  rendu  coupable  des 
délits  ci-dessus  mentionnés.  »  —  et  le  Diable 
boiteux,  rédigé,  du  l"""  au  25  juin,  par  Charles 
Tondeur  avec  ce  sous-titre  «  pamphlet  de  la  Répu- 
blique rouge  ». 

Le  parti  de  la  République  modérée,  le  parti  de 
l'ordre  n'avait  que  huit  ou  dix  journaux,  mais 
c'étaient  des  journaux  sérieux,  solides,  soutenus, 
surtout  en  province,  par  une  nombreuse  clientèle. 

En  tête  venait  la  Presse,  qui  se  vendit  jusqu'à 
soixante-quinze  mille  exemplaires,  chiffre  énorme 
pour  l'époque.    Elle  était   dirigée   par  Emile    de 

(1)  L' Aimable  Faubourien  parut  du  1"  au  24  juin. 


352  LA    VIE    PARISIENNE 

Girardin,  habile  logicien,  polémiste  redoutable  (1) 
et  qui  savait,  aussi  avide  d'argent  et  d'honneurs 
que  léger  de  scrupules,  dissimulersousl'apparente 
préoccupation  des  intérêts  publics,  l'unique  souci 
de  ses  intérêts  particuliers.  11  ne  ménageait  guère 
les  hommes  au  pouvoir.  Il  les  ménageait  si 
peu  qu'un  beau  soir,  le  30  mars  1848,  vers  8  heures, 
trois  à  quatre  cents  républicains  vinrent,  sous 
prétexte  de  lui  demander  des  explications,  assié- 
ger les  bureaux  de  son  journal.  Des  délégués  dési- 
gnés par  ces  manifestants  furent  reçus  par  lui,  et 
il  réussit  à  leur  prouver  qu'il  était  un  excellent 
démocrate.  La  petite  émeute  n'eut  pas,  à  part  quel- 
ques vitres  cassées,  de  suites  graves. 

La  Liberlé,  V Assemblée  nationale,  fondée  le 
29  février,  connurent  aussi  de  forts  tirages  et 
exercèrent  une  très  réelle  influence. 

U Evénement,  dont  les  bureaux  étaient  situés 
boulevard  Montmartre,  10,  paraissait  avec  cette 
épigraphe  de  ^'ictor  Hugo  : 

«  Haine  vigoureuse  à  l'anarchie,  tendre  et  pro- 
fond amour  du  peuple.  » 

(1)  «  Le  journal  qui,  i,n';'ice  à  l'acUvitc  de  son  administra- 
tion et  à  la  rudesse  de  sa  poiéinique,  se  répandit  le  plus 
dans  Paris,  fut  la  Presse,  de  M.  Giiardin  {sic).  On  se  rappelle 
la  guerre  violente  ijuil  lit  à  la  révolution,  avec  un«^  ioiriciue 
et  une  clairvoyance  si  perfides,  attaquant  la  Képublique 
dans  les  faux  républicains,  et  la  rendant  responsable  des* 
vices  d'un  Gouvernement  incapable  ou  traître.  »  Mémoires 
de  Caussidière,  t.  I,  p.  168. 


Hippolyle  Cogniard,  auteur  dramatique. 


JOURiNAUX  355 

Dans  une  brochure  publiée  en  1848  et  pleine  de 
détails  curieux  et  amusants  (1),  Petit  de  Baron- 
court  a  consacré  une  notice  de  quelques  lignes  à 
ce  journal  : 

('  WEvéncnienl ,  dit-il,  annoncé  à  l'avance  par 
des  affiches  placardées  sur  les  murs,  ce  qui  est  un 
luxe  en  ce  moment-ci,  a  paru  le  mardi  l'^'"  août 
(1848  .  Il  appartient  à  la  droite  de  l'assemblée 
nationale,  et  déclare  ouvertement  que  la  Républi- 
que sera  sauvée,  le  jour  où  elle  sera  dirigée  par. 
les  républicains  du  lendemain.  On  disait  cette 
feuille  placée  sous  la  direction  de  M.  Victor  Hugo 
maisce  bruit  a  été  démenti  publiquement  par  l'au- 
teur des  Orient  aies.  Yi' Evénement  a  ouvert  ses 
colonnes  à  la  queue  du  romantisme,  aux  derniers 
débris  de  l'art  chevelu  :  c'est  Tinfirmerie,  l'hôtel 
des  Invalides,  de  l'école  de  la  Fantaisie.  On 
remarque  parmi  les  collaborateurs,  Paul  Meurice 
et  Théophile  Gautier,  feuilletonniste  que  la  sus- 
pension (provisoire)  de  la  Presse  laissait  sans 
ouvrage,  inventeur  du  galbe,  du  mot  cliocnosopJie, 
de  la  tapisserie  appliquée  à  la  littérature  et  de 
mille  autres  hardiesses  qui  ont  enrichi  la  langue 
française.  Citons  encore  un  séide  du  maître,  l'en- 
fant terrible  du  romantisme,  le  descendant  du  célè- 

(1)  Physionomie  de  la  Presse  ou  Catalogue  complet  des  nouveaux 
journaux  qui  ont  para  depuis  le  2^i  février  jusqu'au  20  aoù<,  par 
un  r.liilTonnier  (Pitit  de  Baroxcourt).  Paris,  1848,  p.  63, 


356  LA    VIE    PARISIENNE 

bre  sculptenr Milo  qui  fit  la  \'énus  de  ce  nom  (1)  : 
chacun  a  deviné  l'infortuné  Vacquerie,  le  père  de 
Tragaldabas.  En  résumé  les  mauvaises  langues 
disent  que  ce  journal,  malgré  tout  le  bruit  qu'il  a 
fait,  est  un  événement  qui  n'aura  pas  grande  por- 
tée. » 

Les  mauvaises  langues  se  trompaient,  car  cette 
feuille  futnonseulementunedesmieuxfaitesdecette 
époque,  mais  aussi  une  de  celles  qui  contribuèrent 
le  plus  à  discréditer  les  théories  révolutionnaires. 

Le  Bien  public,  d'abord  fondé  à  Màcon  par  La- 
martine, s'était  tj'ansporté  à  Paris  (rue  Neuve-des- 
Mathurins),  où  il  eut  pour  rédacteur  en  chef  Eu- 
gène Pelletan. 

Un  écrivain  qui  ne  manquait  pas  de  talent  mais 
dont  le  talent  se  dépensa  dans  des  besognes  infé- 
rieures, Paul  Féval,  était  rédacteur  en  chef  de  V Ave- 
nir National,  journal  des  libertés  civiles,  poli- 
tiques et  religieuses ,  dont  le  premier  numéro  pa- 
rut le  4  juin  1848. 

Le  Conciliateur,  qui,  fondé  le  9  juin,  s'était 
d'abord  appelé  les  Nouvelles,  du  Jour,  et  devint  le 
Spectateur  républicain,  avait  parmi  ses  collabora- 
teurs, sous  la  direction  de  Louis  Jourdan,  Théo- 
phile Lavallée,  Ponsard ,  Emile  Augier,  Taxile 
Delord,  et  Gustave  Planche. 

(1)  Il  y  a  là  sans  doute  une  allusion  à  quelque  bévue 
de  Vacquerie. 


JOURNAUX  357 

Evidemment  ces  noms ,  et  ceux  de  Théophile 
Gautier,  de  Vacquerie,  d'Eugène  Pelletan,  sans 
parler  de  celui  de  Victor  Hugo,  ont  une  autre  si- 
gnification et  représentent  un  autre  idéal  que  les 
noms  des  citoyens  Bejot,  Declergues  ou  Thuil- 
lier. 

Les  journaux  bonapartistes  (1)  étaient  peu  nom- 
breux. En  voici  la  liste  à  peu  près  complèie  : 

Le  Napoléonien  (rédacteur  en  chef  :  J.  E. 
Bérard.  Premier  numéro,  le  L)  juin.  Il  ne  vécut 
([ue  ([iiel([ues  jours  . 

Le  Napoléon  républicain,  rue  Monhnai'tre,  70. 
(H  parut  du  12  au  27  juin,  e't  fat  sus[H'iidu  à  cette 
époque.  Son  principal  rédacteur  était  Mai'cel  Des- 
champs.) 

Le  Petit  Caporal,  journal  de  la  jeune  et  de  la 
vieille  garde,  rue  Saint-Louis,  4(1. 

Le  Bonapartiste  fondé  le  14  juin,  il  ne  vécut 
qu'une  semaine).  Il  racontait,  dans  son  premier  nu- 
méro, l'aventure  d'un  aigle,  <(  échappé  sans  doute 
du  jardin  des  plantes,  qui  est  allé  s'abattre  sur  une 
maison  de  la  rue  de  Rivoli,  le  jour  où  l'on  atten- 
dait l'arrivée  du  prince  Louis  à  la  Chambre.  » 

'.  (\)  Bonaparlisle^i  d'opinioti  et  (J't'li(]iit'tte.  La  |)liipail  des 
journaux  républicains,  tout  en  conservant  leur  lilre.  senti- 
rent leur  républicanisme  décroître  à  mesure  ([u'augmen- 
taient  les  chances  de  Louis-Napoléon  d'arriver  au  pouvoir. 
Quand  il  y.  fut  arrivé,  il  n'y  eut  plus  guère  que  des  journaux 
bonapartistes. 


338  LA    VIE    PARISIENNE 

La  Redingote  grise,  iplace  de  l'Ecole,  IG,  avec  un 
nouveau  gérant,  Simon  Jade,  c'était  une  continua- 
tion déguisée  du  Napoléon  républicain.  Son  pre- 
mier numéro  parut  le  17  juin  1848. 

Presse  royaliste,  presse  satirique:  il  était  diffi- 
cile, en  1848,  de  les  distinguer.  Gela  tenait  à  l'exis- 
tence, pendant  cette  période,  dune  bande  de  joyeux 
compagnons,  qui  n'avaient  pas  les  mêmes  opinions 
politiques,  mais  s'unissaient  pour  railler  un  ré- 
gime qui  prêtait  —  et  largement  —  au  ridicule, 
ou  pour  signaler  des  abus,  aussi  nombreux,  aussi 
odieux  que  sous  la  monarchie. 

Ainsi  la  France  républicaine,  peu  suspecte  ce- 
pendant de  tendances  réactionnaires ,  écrivait  : 
«  M.  Charles  Blanc  vient  d'être  nommé  directeur 
des  Beaux-Arts  avec  des  appointements  plus  qu'ho- 
norables. Nous  sommes  enchanté  de  voir  M.  Louis 
Blanc  organiser  le  travail dans  sa  famille.  « 

Cette  petite  note,  s'il  en  eut  connaissance,  ne  dut 
pas  plaire  beaucoup  à  Louis  Blanc.  Les  pires  at- 
taques contre  Louis-Philip})e  lui  avaient  paru  sans 
doute  très  légitimes,  très  naturelles,  mais  le  Cha- 
rivari ayant  effleuré  de  ses  railleries  le  Gouver- 
nement provisoire  et  l'infaillibilité  populaire,  il 
adressa  au  directeur  de  ce  journal,  Altaroche,  cette 
protestation  indignée,  datée  du  20  avril:  ^1) 

(l)  Celte  lettre  a  fait  partie    île  la  collpction  d'Autogra- 
phes d'Kdouard  Dcntu. 


JOUHNAUX  359 

«  Je  ne  puis  m'empêcher  de  vous  écrire  pour  vous 
exprimer  l'étonnement  où  nous  jettent,  mes  col- 
lègues et  moi,  les  injustes  attaques  du  Charivari. 
V'ous  ignorez  certainement  ce  qui  en  est.  Déjà  j'ai 
été  obligé  d'intervenir  énergiquement  auprès  d'un 
grand  nombre  d'ouvriers,  qui,  à  propos  d'un  ar- 
ticle dirigé  contre  moi,  voulaient  aller  briser  les 
presses  du  Charivari.  Car  rien  ne  serait  plus 
déplorable,  à  mes  yeux,  que  de  pareils  attentats 
dirigés  contre  la  liberté  de  la  pensée.  Toujours 
est-il  que  le  peuple  est  indigné  de  voir  récom- 
penser par  les  mêmes  sarcasmes,  lancés  il  y  a 
deux  mois  contre  la  royauté,  des  républicains 
qui  ne  recueillent  de  leur  zèle  à  servir  les  inté- 
rêts de  tous  que  d'accablantes  fatigues  et  d'af- 
freux périls. 

Je  m'empresse,  mon  cher  ami,  de  vous  écrire 
à  ce  sujet,  bien  convaincu  que  vous  n'avez,  pour 
faire  cesser  cet  état  de  choses,  qu'à  en  être  in- 
formé. » 

Dans  un  journal  fantaisiste,  dont  les  opinions 
politiques  restaient  très  indécises  et  qui  était  une 
manière  de  Charivari  ,  donnant ,  comme  cette 
feuille,  dans  chaque  numéro,  une  caricature,  dans 
\e  Diable  rose,  qui  servait  de  supplément  à  l'/nf/e- 
pendant,  on  lisait  : 

i«  —  Qu'est-ce  que  la  République  ? 

La  République  ?...  C'est  jusqu'à  j)résent  la  sub- 


3(i0  LA    VIE    PARISIENNE 

stilution  de  riiicapacité  orgueilleuse  à  la  vanité  in- 
capable; c'est  le  remplacement  de  ceux  qui  avaient 
rempli  leurs  poches  aux  dépens  du  trésor  public 
par  des  gens  dont  les  poches  sont  vides  et  qui 
tiennent  à  les  remplir  de  la  même  manière.  » 

Le  rédacteur  en  chef  du  Diable  rose,  Emile  de 
la  BédoUière,  était  un  «  libéral  »  mais  les  princi- 
paux collaborateurs  des  journaux  dont  il  nous 
reste  à  parler,  Villemessant,  Xavier  de  Montépin, 
Jouvin,  Balathier  de  Bragelonne,  René  de  Rovigo, 
Alphonse  de  Galonné,  le  marquis  de  Fondras, 
étaient  des  royalistes  convaincus. 

La  première  feuille  satirique  qu'ils  fondèrent, 
le  9  avril  1(S48,  rue  des  Bons-Enfants,  numéro  3, 
avec  Xavier  de  Montépin  pour  rédacteur  en  chef, 
ce  fut  le  CdiKird  —  et  voici  comment,  dans  son 
premier  numéro,  il  annonça  son  titre: 


«  Le  Canard  !  —  Ce  journal  a  pris  ce  titre  auguste, 
Pour  annoncer  d'un  mot.  dun  mot  candide  et  juste, 
La  place  que,  parmi  d'innombrables  écrits, 
Il  veut  trouver  au  sein  des  journaux  de  Paris. 
11  hésita  longtemps.  — Au  moment  de  paraître, 
Il  se  disait  tout  bas  qu'il  vaudrait  mieux  peul-tMre, 
Narguant  la  haute  presse  au  format  caoutchou, 
Adopter  le  prénom  de  :  La  Feuille  de  chou. 
Puis,  pariuslants,  cédant  à  la  folle  bouffée 
D'une  vanité  sotte  et  bien  vite  étouffée. 
Le  Canard  murmurait  qu'il  fallait  à  tout  prix, 
Se  proclamer  d'abord  VÉcho  des  gens  d'esprit  1 


JOURNAUX  Sfil 

Canard  aristocrate,  en  ton  instinct  inique, 

Tu  ne  songeais  donc  point  que  la  chose  publique 

Vit  rie  légalité,  qui  ne  souffrirait  pas 

Que  l'esprit  sur  les  sots  voulût  avoir  le  pas  ? 

Au  reste,  cet  orgueil  —  comme  un  Ilot  qui  se  brise 

Et  retombe  écumeux,  repoussé  par  la  brise  — 

Dura  peu.  Le  journal  qucn  vos  mains  le  hasard 

A  jeté,  rencontra  ce  titre  :  le  Canard, 

Et  des  oiseaux  d'eau  douce,  aux  navets  si  fidèles. 

Sachant  garder  le  nom,  il  gardera  les  ailes...  » 

Dans  son  6"^  numéro,  il  formulait  aussi  sa  pro- 
fession de  foi  —  de  foi  de  canard. 

ha. Canard  croit  à  la  liberté, 
Le  Ca/iard  croit  à  la  fraternité. 
Mais,  hélas  !  l'Egalité  lui  paraît  un  mythe. 
En  effi4,  si  tous  les  Français  étaient  égaux, 
Ils  auraient  tous  assez  d'esprit  et  assez  d'argent  pour 

[  s'abonner  au  Canard]. 
Or,  ils  ne  le  font  pas. 
Donc,  concluez.  » 

Quand  ils  ont  trop  d'esprit,  les  canards  meurent 
jeunes.  Celui  de  Xavier  de  Montépin  n'eut  que 
onze  numéros.  Le  onze  juin,  il  se  réunit  au  Lam- 
pion. 

Le  Lampion  avait  été  fondé  par  Villemessant, 
rue  Croix-des-Petits-Cliamps,  33,  le  28  mai.  Il 
fut  suspendu  le  21  août. 

Au  moins  égal  par  la  verve  au  Canard,  ce  jour- 
nal    avait    pour    spécialité   de    se     moquer    des 


3fi2  LA.    VIE    PARISIENNE 

hommes  au  pouvoir,  et  notamment  de  PMocon, 
«  ce  grand  ministre  de  TAgriculture  qui  prend  les 
céréales  pour  les  nymphes  de  la  déesse  Cérès.  » 
(Numéro  du  31  mai). 

Il  ne  fallait  lui  demander,  pas  plus  qu'aux 
feuilles  révolutionnaires,  ni  justice  ni  impartia- 
lité. Il  usa  et  abusa  du  droit  de  calomnier  ses 
adversaires. 

«  L;\  fut  inventée  la  fameuse  purée  d'ananas,  déli- 
ces des  membres  du  Gouvernement  provisoire; 
là  on  fit  voler  à  M.  Marrast  le  berceau  du 
comte  de  Paris  pour  l'usage  du  Fils  de  M.  Mar- 
rast; là  on  découvrit,  si  j'ai  bonne  mémoire, 
que  le  plus  beau  cachemire  de  la  duchesse  d'Or- 
léans servait  de  nappe  à  M.  Louis  Blanc;  là, 
à  toute  heure,  on  tint  boutique  ouverte  de  toutes 
sortes  d'invectives  sans  frein.  Les  femmes  mêmes, 
qui  sûrement  n'avaient  rien  à  faire  avec  les  fureurs 
de  partis,  ne  furent  pas  épargnées  par  cette  gros- 
sière licence... 

Il  y  a  dans  le  répertoire  de  l'éditeur  du  Lam- 
pion deux  mots  dont  je  no  voudrais  pas  être 
l'auteur  pour  tout  l'esprit  de  Voltaire.  C'était  en 
juin  1848.  Une  bande  d'hommes  désarmés  passait 
escortée  d'un  régiment  delà  ligne,  et  suivie  d'une 
voiture  remplie  des  fusils  des  insurgés  :  Voilà  les 
fourchettes  du  Père  Duc/tesne,  dit  amèrement 
l'auteur  du  Lampion,  en  voyant  passer  les   mal- 


JOURNAUX  303 

heureux.  Le  soir  même,  sous  le  titre  Variétés^ 
le  Lampion  contenait  ces  lignes  :  «  On  a  trouvé  sur 
le  cadavre  d'un  socialiste  le  billet  démocra- 
tique que  voici:  «  Bon  pour  trois  daines  du  fau- 
bourg Saint-Geriuain  ».  Et  pendant  ce  temps  le 
sang  coulait  à  flot  dans  les  quatre  quartiers  de 
Paris  (1).  » 

Le  Canard  et  le  Lampion  furent  continués  par 
la  Chronique  de  Paris  (\m,  avec  Villemessant  et 
René  de  Rovigo,  comme  rédacteurs  en  chef,  dura 
de  janvier  1850  à  septembre  1852.  Un  de  ses  ar- 
ticles les  plus  amusants,  si  on  peut  appeler  cela 
un  article,  indique  de  la  manière  suivante,  les 
domiciles  politiques  d'un  certain  nombre  de  per- 
sonnalités en  vue  : 


Victor  Hugo rue  du  Paon. 

Isaac  Crkmieux rue  des  Singes,  n"  t,  ci-de- 
vant rue  Jean-Beausire. 

Gkkpi'o rue  aux  Fèves,  hôtel  du  Pied 

Humide. 

Bedeau rue  du  Tourniquet. 

Cavaignac rue  Montorgueil. 

I.AxioRiciÈRE .• .  rue  Serpente. 

D'Hautpoul rue  de  l'Homme-Armé. 

Changaumer rue  Saint-Sauveur  et  rue  de 

la  Victoire. 

I.vgkange rue  de  la  Révolte,  ci-devant 

boulevard  desCapucines 

(1)  Chakles  Bataille,  Diogène.  N°  (iii  31  août  1856. 


3()t  LA    VIK    I>AIUSIKN'r<E 

Thiers nie  de  l'Observatoire. 

L^MAKTiNE rue  des  Quatre- Venls,  ci-de- 
vant rue  de  la  Harpe. 

BOUHIRR    DK    l'KcI.LSK.. 

De  la  Boui.ie 

Nettement ,     „.  ,  ,,.,  . 

rue  la  Fidélité. 
Léo  de  [.ahoiuh. 


De  Lahcy  

Et  beaucou[)  d'autres. 
Jules  Fa  vue rue  des  Orties,  et  rue  des  Mau- 
vaises-Paroles. 
MioT barrière  de  la  Chopinette, ci- 
devant  rue  delà  Treille. 

Dlpin rue   du    Henard,  et    rue   du 

Pied-de-Bœuf. 
De  Lakochejaqlklein  . . .  rue  des  Blancs- .Manteaux,  in- 
cessamment barrière  du 
Trône. 

Berhver rue  Boyale. 

Ledul-Bollin rue  Belle- Chasse  ;  pied-à- 
terre  rue  du  Petit-Car- 
reau. 

MuRAT rue  Bichepanse. 

Emmanuel  Arauo rue  du  Grand-Hurleur. 

Louis  Blanc barrière  de  Pantin,  ci  -de- 
vant rue  des  Marmou- 
sets, maintenant  rue  des 
Marionnettes  ou  des  En- 
fants-Bouges.. 

Nadauo rue  du  Plâtre. 

Anto.ny  Thocret l'ue  de  la  Boule-Bouge. 

François  Aragi' liarriére  de  IKtoile,  et  rue 

de  la  Lune. 

Pierre  Bonai'autk rue  des  Trois-Sabres. 

FouLD rue  Vide-Gousset. 

Jules  MuiEON rue  du  Foin. 


JOURN.VUX 


31).') 


Assemblée  îsation.u/ barrière  du  Combat. 

Pierre  Leroux rue  du  Lavoir,  maison  des 

bains. 

La  République rue  du  Hazard,  incessam- 
ment quai  de  la  Fer- 
raille. » 


CHOCOUT 


CHERCHEZ  Eï  VOIS  TUOLVEUEZ. 


Ce  fut  par  ce  conseil  cvangélique,  que  tors  de  la  gr.tnde  famine,  nos  pères  furent  chercher, 
et  jrouvèreni  df  s  blés  en  Egypte  ;  et  qu'en  iSiS  et  ISKÎ,  la  Franc;  en  trouva  aussi  en  R  issie  ; 
qu'eiMJouragrs  par  ces  exemples  et  confijnl  dans  les  effets  merveilleux  d<'  la  divine  l'rovidence. 
noas  sommes  allés  aussi,  cette  année  de  grande  dise  le  de  tous  les  fruits,  en' chercher  dans 
toutes  les  localités  de  la  i^rovence.  Nos  recherches,  comme  nous  nous  y  aiicndions  ont  été 
couronnées  d'un  plein  succès,  et  comment  a.crail-ilpu  en  éire  aulremenl  lorsque  noire  marche 
avait  pour  g  r.int  l'idenlilé  qu'il  y  aentre  Providence  et  l'rovcnce,  "'ayant  enlre  elles  d'autre 
différence  qu'une  idre  I.  D.  Aussitôt  que  nous  fûmes  informés  que  les  fruits  avaient  clé  pelés, 
nous  fimes  acheter  chez  une  intinii'é  de  propriétaires  de  nos  conirÉ-es  tous  ceux  qui  aùi'aient  pu 
résister,  et,  t'est  en  les  ayant -réunis,  que  nous  nous  trouvons  aujourd'hui  en  pivssession  d'une 
immejisil'  de  fruit  confiis  ne  laissant  rien  à  désirer  ,  dont  le  pri-x.  à  cause  des  cii'eonslaDces , 
oe  sera  pas  au^imenté.et  restera  fixé  à  2  fr.  50  c.  le  demiVkilog. ,  le  même  que  nous  les  avons 
vendus  dans  hs  années  des  n-rolics  les  pins  ahoudanles.  ' 


Une  réclame  en  1848. 


21 


IX 


CLUBS   ET  SOCIETES  SECRETES 


Les  clubs  étaient  des  journaux  parlés.  Il  y  en 
avait  de  professionnels,  de  régionaux,  d'étrangers. 
Presque  tous  étaient  républicains,  beaucoup  étaient 
révolutionnaires . 

Pour  bien  des  gens  qui  ignoraient  ou  qui  avaient 
oublié  l'histoire  de  la  Révolution  de  1789,  ce  mot 
était  nouveau  et  on  ne  savait  trop,  au  début,  com- 
ment le  prononcer.  Plus  tard,  remarque  Maxime 
du  Camp  (1),  la  prononciation  varia  d'après  les 
opinions  politiques.  «  Club  était  démoc-soc  ;  cloub 
était  réac  ;  cleub  n'était  pas  compris.  » 

Leur  nombre  s'élevait  à  plusieurs  centaines, 
sans  qu'on  puisse  le  fixer  d'une  manière  précise. 
Ils  s'abritaient  un  peu  partout.  «  Les  monuments 
publics,  prêtés  par  l'autorité,  les  salles  de  fête  et 

(1)  Souvenirg  de  l'année  I{:)'i8,  p.  123. 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES  367 

de  plaisir,  des  magasins  inoccupés,  des  maisons 
particulières  servaient  à  ces  réunions  »  (1). 

Le  Gouvernement  provisoire,  qui  espérait  s'en 
servir,  les  avait  d'abord  favorisés.  Le  19  avril  1848, 
il  faisait  afficher  sur  les  murs  de  Paris  cette  pro- 
clamation, où  se  devinent  l'influence,  les  naïves 
illusions,  et  le  style  de  Ledru-RoUin  : 

«  Citoyens  ! 

La  République  vit  de  liberté  et  de  discussion  ; 
des  clubs  sont  pour  la  République  un  besoin,  pour 
les  citoyens  un  droit. 

Aussi  le  Gouvernement  provisoire  s'est-il  féli- 
cité de  voir,  sur  divers  points  de  la  capitale,  les 
citoyens  s'assembler  pour  conférer  entre  eux  sur 
les  questions  les  plus  élevées  de  la  politique,  sur 
la  nécessité  de  donner  à  la  République  une  impul- 
sion énergique,  vigoureuse  et  féconde. 

Le  Gouvernement  provisoire  protège  les  clubs. 

Mais  pour  leur  liberté ,  pour  que  la  révolution 
ne  soit  point  arrêtée  dans  sa  marche  glorieuse, 
gardons-nous,  citoyens,  de  tout  ce  qui  peut  entre- 
tenir dans  l'opinion  des   inquiétudes    sérieuses  et 

(1)  Mémoires  de  Caussidière,  t.  I,  p.  lO-t.  «  On  n  était  point 
difficile  sur  le  local,  on  prenait  ce  qu'on  trouvait  :  boutique 
à  louer,  atelier  de  carrossier,  église  déserte  comme  lAs- 
somption,  salon  du  Palais-Royal.  »  M.  dl  Camp,  Souuemrs  de 
Vannée  tS'iS,  p.  123. 


368  LA    VIE    PARISIENNE 

permanentes  ;  rappelons-nous  que  ces  inquiétudes 
servent  d'aliment  à  des  calomnies  contre-révolu- 
tionnaires et  d'armes  à  l'esprit  de  réaction;  avisons 
donc  à  des  mesures  qui,  en  protégeant  la  sécurité 
publique,  coupent  court  aux  dangereuses  rumeurs, 
aux  calomnieuses  alarmes.  Si  la  discussion  libre 
est  un  droit  et  un  devoir,  la  discussion  armée  est 
un  danger,  elle  peut  devenir  une  oppression.  Si  la 
liberté  des  clubs  est  une  des  plus  inviolables  con- 
quêtes de  la  révolution,  des  clubs  qui  délibèrent 
en  armes  peuvent  compromettre  la  liberté  elle- 
même,  exciter  la  lutte  des  passions  et  en  faire  sor- 
tir la  guerre  civile. 

Citoyens,  le  Gouvernement  provisoire,  fidèle  à 
son  principe,  veut  la  sécurité  dans  rindépendance 
des  opinions.  Il  a  déjà  pris  des  mesures  propres  à 
la  protéger,  il  ne  peut  vouloir  que  les  armes  soient 
mêlées  aux  délibérations.  Notre  République,  c'est 
l'union,  c'est  la  fraternité  ;  et  ces  sentiments  ex- 
cluent toute  pensée  de  violence. 

La  meilleure  sauvegarde  de  la  liberté,  c'est  la 
liberté. 

Les  membres  du  Gouvernement  provisoire  : 

Dupont  (derEure),  Arma^dMaruast,  Garnier- 
Pagès,  Arago,  Albert,  Maire,  Crémieux,  Loms 
Blanc,  Ledru-Rollin,  Flocon,  Lamartine.  » 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES  3G9 

C'était  contre  lui-même  que  le  Gouvernement  pro- 
tégeait les  Clubs,  et  nous  aurons  plus  d'une  fois 
l'occasion  de  le  constater.  Dans  ces  foyers  d'anar- 
chie se  préparèrent  et  s'organisèrent  toutes  les 
émeutes,  celles  du  17  mars,  du  16  avril,  du 
15 mai,  etc.  (1).  Les  orateurs  les  plus  violents  y 
étaient  les  plus  écoutés. 

Ils  représentaient  non  seulement  un  danger, 
mais  une  véritable  folie  et  une  folie  contagieuse. 
Des  ouvriers  qui  savaient  à  peine  lire  venaient  y 
prononcer  des  discours  sottement  empliatiques, 
où  étaient  abordés  et  résolus  les  plus  difficiles 
problèmes  de  politique  intérieure  ou  extérieure. 
Des  toqués,  plus  dig'nes  d'occuper  un  cabanon 
qu'une  tribune,  y  apportaient  leurs  théories  extra- 
vagantes. Et  malheureusement,  toutes  ces  phrases 
d'aliénés,  d'ignorants  ou  d'imbéciles,  risquaient, 
à  un  moment  donné,  de  se  transformer  en  faits. 
Ce  n'est  jamais  impunément  qu'on  laisse  parler  les 
bêtes. 

Les  Etrangers  s'ajoutaient  aux  nationaux  pour 
organiser  le  désordre.  Chassés  de  leurs  pays,  ils 
se  rattrapaient  sur  le  nôtre. 

Il  existait  un  club  des  ouvriers  allemands,  une 
société  démocratique  allemande ,  et  une  réunion 
allemande  parisienne,  un  club  de  V Emigration 

(l)  AJJaire  de  l'altenlat  du   15  mai  I8'i8.  Réquisitoire  et  Réplique 
de  M.  le  Procureur  tjénêral  Baroche.  Paris,  1849,  pp.  8,  10,  etc. 


370  i>A   viK  1'\HISIE^•^E 

polonaise,  un  club  des  Emigrés  italien?,,  un 
club  démocratique  ibérique,  une  Société  suisse 
de  Gruttly,  une  Société  pour  l'émancipation 
des  peuples  slaves.  Un  o-roupement  qui  avait  un 
plus  large  programme,  h;  club  de  V émancipation 
des  peuples,  s'était  ouvei-t,  le  2  mars  1848,  dans 
la  salle  Montesquieu. 

Chaque  profession,  lil)érale  ou  manuelle,  avait 
formé  son  association  ou  bien  son  club: 

Club  des  Artistes  dramatiques,  passage  Jouf- 
froy,  fondé  en  avril  1848  et  présidé  par  Tisserant. 
Association     fraternelle    médicale,    rue    des 
Prouvaires,  17. 

Club  du  Cirque  National,  rue  des  Fossés  du 
Temple,  fondé  en  avril  1848  par  les  artistes 
du  Cirque.  Le  président  était  un  palefrenier. 
Club  des  domestiques  et  gens  de  maisons. 
Club  des  épiciers  (qui  deviendra  Club  du 
Salut  public,  du  salut  public  par  Tépicerie  pro- 
bablement). 

Société  républicaine  des  gens  de  lettres,  place 
du  Carrousel,  fondée  en  mars  1848  et  présidée 
par  L.  Kentzinger  (Il  y  avait  un  autre  club  des 
Hommes  de  lettres,  rue  de  l'Ecole  de  Médecine). 
Association  fraternelle  des  Instituteurs,  Ins- 
titutrices et  Professeurs  socialistes,  rue  Bréda, 
21,  fondé  eu  184'J.  (Il  avait  un  président,  Lefran- 
çois,  et  une  présidente,  Pauline  Roland.) 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES 


371 


Association  démocratique  des  niait i-es  d'étu- 
des. 

Club  des  maîtres  de  pension. 

Club  médical. 

Club  des  médecins  du  département  de  la 
Seine. 


AUX  OUVRIERS  CHAPELIERS  REUNIS  DE  PARIS. 

viagasini  •ue«arfale*  ■ 

ss       ôl.pass.dii  Piaar3Dii,el7i.r.  St-Boatré. 

^CCAn*TI/"kM  fondée  par  l'unanimit* 
■IoûULI/aIIUIi  dei  membre  de  la  So- 
.  iLté  des  SECOURS  MUTUELS.  S  l'aide  do 
\c\in  propre»  rensource»  —  Par  le  choix 
it  la  perfection  de  leurt  produits,  il»  o»ent 
compter  »ur  le  lyrapathique  concours  de  tous 
ceui  aui  détirent  l'Auociatlon  VRAIS. 
Inuenneinent  plac«  de  'a  Boune,  M 


L'âÇÇnpiATiniil  démocratique  des  ouvrières  che- 
HOOUulA  I  lUil  niisières.rue  delaCorderie-Saint- 
HoficTf,  7,  a  I  honneur  df  prévenir  le  public  que,  grâ<:e  à  son 
bienveillant  concours,  elle  est  aujourd  hui  à  même  de  sou- 
mettre à  son  choix  un  assoitimirnt  complet  de  chemises  à 
tout  prix,  tant  pour  hommes  que  pour  femmes.  Elle  entre- 
prend également  les  chemises  surmesure,.qu'elle  essaie  avant 
d'en  terminer  la  confection,  qui  peut  rivaliser  ajvec  celle  des 
meilleures  maisons  de  Pans. 

L'Association  se  charge  des  chemises  à  façon  et  de  gilets  de 
flanelle  à  un  prix  très-modéré,  (59) 


Club  fraternel  des  lingères,  etc,  etc..  (1). 

Malgré  cette  tendance,  qni  les  caractérisa  de 
tout  temps,  à  compter  sur  «  un  retour  du  bon 
sens  populaire  «  ou  sur   l'intervention  de  la  Pro- 

(1)  Les  agents  payeurs  des  Ateliers  nationaux  avaient 
fondé  en  mars  1848,  sous  la  présidence  de  Gariepug,  le  Club 
des  Bureaucrates. 


372  LA    VIK    PMUSIKNNE 

vidence,  transformée  en  gendarme  éternel,  les 
Modérés  avaient  senti  le  besoin  de  se  grouper.  Le 
Club  de  la  République  nouvelle,  au  Palais  Na- 
tional, fondé  en  avril  1848,  avait  comme  vice- 
président,  Auguste  Barbier,  l'auteur  —  un  peu 
calmé  —  des  ïambes.  C'était  aussi  dans  un  salon 
du  Palais  National  (ou  Royal)  que  se  réunissait 
V Association  démocratique  des  amis  de  la  Cons- 
titution, fondée  en  1848  par  Bûchez  et  dominée 
par  l'influence  du  général  Cavaignac  (1). 

Dans  les  clubs  rouges,  ils  avaient  des  repré- 
sentants, mais  après  l'élection  de  l'Assemblée 
nationale,  croyant  avoir  cause  gagnée,  ils  cessè- 
rent d'assister  aux  séances,  et  les  exaltés,  les  ré- 
volutionnaires, y  régnèrent  en  maîtres. 

Ces  clubs  rouges  étaient  très  nombreux,  sur- 
tout dans  les  quartiers  populaires.  Une  cinquan- 
taine d'entre  eux  jouaient  un  rôle  très  important. 

(1)  Au  mois  de  novembre  également  fut  fondé,  pour  sou- 
tenir la  candidature  de  Louis-Napoléon  à  la  Présidence,  le 
Comité  central  électoral  (boulevard  Montmartre,  10),  dont  les 
présidents  étaient  Martin-Bruerre,  iirnpriétaire,  et  Palornii 
ancien  consul  général  de  la  Réiiiiblu]ue. 

Quelques  jours  avant  rélection  le  bruit  courni  iiiic  lo  gé- 
néral Cavaignac  projetait  de  faire  enlever  son  concurr<'Ml. 
Le  Comité  central  électoral  organisa  ime  garde  (jni  dc\âil 
veiller  nuit  et  jour  aux  environs  de  Ihôtel  du  Rhin  (plaie 
Vendôme)  où  habitait  le  prince  Louis-Xapoléon.  (ielle  garde 
comptait  une  soixantaine  de  membres. 

Le  Comité  central  électoral  fut  l'origine  de  ^<(  Suciélé  <tii  dix- 
déccmbre. 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES  'M3 

Sous  l'inspiration  de  Ledru-Rollin  et  sous  la 
direction  d'un  ancien  détenu  à  Sainte- Pélagie, 
Villain,  qui  avait  pris  part  à  l'insurrection 
d'avril  1834,  la  Société  des  Droits  de  V Homme 
et  du  Citoyen  (1)  avait  succédé,  en  mars  1848, 
à  la  première  Société  des  Droits  de  VUomme, 
déjà  républicaine,  à  l'époque  de  sa  création,  en 
1830,  et  qui,  en  1848,  ne  comptait  plus  que  quel- 
ques membres. 

A  cette  société  se  rattachaient  le  Comité  cen- 
tral, au  Palais  national,  présidé  par  Villain,  placé 
sous  l'influence  de  Barbés  et  d'Huber,  et  le  Club 
central,  au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers, 
desquels  dépendaient  d'autres  clubs ,  imbus 
du  même  esprit.  Le  Comité  central  était  re- 
présenté par  des  commissaires  d'arrondissement, 
parmi  lesquels  Pelin,  peintre  d'histoire,  rédacteur 
en  chef  des  Doulets  Rouges,  président  du  Club 
pacifique  des  Droits  de  V  Homme  (2),  et  Munier, 

(1)  Elle  fut  continuée,  après  .sa  dissolution,  i^ar  la  Nemesls, 
dont  les  membres  les  plus  connus  étaient  Vitou,  un  des 
|)rincipaux  fondateurs;  Jean  .lournel,  Waltier,  dit  Crampon, 
(Ireppo,  Miol,  Joigneaux,  Charles  Corbet,  chez  qui  on  se 
ri'uiiissalt,  dans  une  cave,  boulevard  Montparnasse.  Il  y 
avait  aussi  des  i-éunions,  rue  h«aint-\  ictoi'  el  boulevard  du 
Temple,' 42.  l^a  Sociélc  des  défenseurs  de  la  fiépulili'iiie,  la  Société 
de  Union  dea  Communes,  continuée  ]iai"  la  Société  de  la  Com- 
mune de  Paris,  la  Société  de  la  Solidarité  répuljlicuine  {dirigée  par 
Martin  Bernard  el  Delescluze)  poursuivaient  le  même  but 
que  la  Nemesis. 

(2)  Dans  le  Nil»  arrondissement. 


374  LA    VIE    PAHISIENNE 

président  d'un  Club  également  (1),  et  qui  prenait 
le  titre  bizarre  de  «  chef  de  la  police  de  sûreté 
de  la  société  des  Droits  de  l'Homme  (2)  ». 

Chaque  membre  d'un  des  clubs  affiliés  devait 
avoir  un  fusil  et  une  certaine  quantité  de  car- 
touches. Il  recevait  comme  insigne  une  médaille 
qui  portait  d'un  côté  :  «  Société  des  Droits  de 
l'Homme  »  et  de  l'auti-e,  un  triangle,  avec  ces  mots  : 
«  Egalité,  Solidarité,  Fraternité.  » 

Quelles  étaient  les  tendances  de  cette  associa- 
tion, des  extraits  des  discours  prononcés  au  Club 
centi'dl  le  montreront  suffisamment. 

—  Séance  du  4  mars  1S48  Discours  du  citoyen 
Marx  :  «  Je  suis  révolutionnaire  :  je  veux  marcher 
à  Tombre  du  grand  Robespierre  !  Eh  bien  !  voici 
ce  que  nous  dirait  ce  vertueux  citoyen,  s'il  était 
encore  de  ce  monde  ■  Lorsqu'un  vaisseau  trop  plein 
est  surpris  en  mer  par  une  violente  tempête,  on 
jette  par  dessus  bord  une  partie  de  l'équipage, 
afin  de  sauver  le  reste.  » 

Cette  partie  de  l'équipage  que  le  citoyen  Marx 
conseillait  de  jeter  par-dessus  bord,  au  nom  de 
la  Solidarité  et  de  la  Fraternité,  c'était  celle  qui 
ne  partageait  pas  ses  opinions. 

—  Séance  du  19  mars.  Discours  du  président 
Villain,  sur  les  bruits  de  banqueroute  :  «  A  ([ui  la 

(1)  Dans  le  I"  arrondissement. 

(2)  A.  Llcas,  les  Clubs  et  les  Clubistes.  Paris,  1851,  p.  t»4. 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES  375 

République  doit-elle  en  définitive?  A  ses  ennemis, 
aux  sangsues  de  la  Restauration,  aux  corrompus 
du  dernier  règne.  Eh  bien  !  Quand  bien  même  la 
République  ne  paierait  pas  ces  gens-là,  où  serait 
le  mal  ?  Et  ne  serait-il  pas  beaucoup  plus  simple 
de  ne  pas  leur  donner  que  de  leur  reprendre  ?  » 

—  Séance  du  6  avril .  Discours  d'un  certain 
Denier,  qui  propose  que  désormais,  «  les  maisons 
n'étant  que  des  tas  de  pierres  plus  ou  moins  bien 
disposés  »  les  locataires  versent  leur  loyer  au  tré- 
sor public.  Et  ce  vœu  fut  adopté. 

Une  partie  du  Gouvernement  provisoire  proté- 
geait presque  ouvertement  la  Société  des  Droits 
de  r Homme  et  du  Citoyen  et  avait  mis  à  la  dis- 
position de  son  président,  Villain,  un  appartement 
au  Palais  National.  Il  y  avait  fait  monter  des  caves 
de  Louis- Philippe,  pour  abreuver  ses  visiteurs,  un 
tonneau  de  vin  où  était  attaché  par  une  chaînette 
un  gobelet  d'étain  (1), 

Barbes  présidait  le  Club  de  La  Révolution, 
inauguré,  le  21  mars  1848,  dans  la  salle  du  bal 
Molière,  rue  Saint-Martin.  Les  fondateurs  de  ce 
club  étaient  presque  tous  les  citoyens  qui,  durant 
le  dernier  règne,  avaient  représenté  dans  la 
presse,  dans  les  associations  politiques,  d'abord 
publiques  et  plus  tard  secrètes,  dans  les  conspira- 

(1)  Déposition  faite  devant  la  Haute-Cour  de  Bourges. 


376  LA    VIE    PARISIKNNE 

tions  et  dans  les  mouvements  insurrectionnels,  la 
tradition  révolutionnaire  (1).  A  côté  de  Barbes, 
on  y  voyait  souvent  Raisan,  Marc  Dufraisse, 
Dambel,  Kersausie.  Il  avait  pour  organe  le 
Travail,  dont  il  ne  parut  que  li  numéros  (jus- 
qu'au 21  juin  1848,  inclusivement). 

Raspail  avait  londé  et  présidait  le  Club  des 
Atnis  du  Peuple,  dans  la  salle  do  la  rue  Montes- 
quieu. 

«  Ce  Club,  remarque  Louis  Blanc  (2),  avait 
cela  de  particulier  que  ce  fut  plutôt  une  école  de 
science  et  de  philosophie  qu'une  arène  mêlée  à  la 
discussion...  »  et  Raspail  lui-même  disait,  devantla 
Haute  Cour  de  Bourges,  le  5  mars  1849  :  «  J'avais 
pour  auditeurs  mes  malades  guéris,  mes  disciples 
dévoués,  mes  vieux  compagnons  dans  l'œuvre 
d'instruire,  de  faire  le  bien  et  de  souffrir.  » 

La  Société  républicaine  centrale,  plus  connue 
sous  le  nom  de  Club  Prado  ou  Club  Blanqui, 
avait  été  inaugurée,  dans  la  salle  du  Prado,  le 
26  février  1848.  Elle  se  recrutait  dans  la  classe 
bourgeoise  beaucoup  plus  que  parmi  les  ouvriers, 
peu  séduits,  malgré  leur  admiration  pour  le  tri- 
bun,   par   l'éloquence    sèche   et  âpre  de    Blancpii. 


(1)  Comité  réuitlutionnaire.  Club  des  Clubs  ci  la  Commission,  par 
LoNGEPiED,  fondateur-président,  et  Laugier,  secrétaire-tréso- 
rier. Paris,  1850,  p.  32. 

(2)  Histoire  de  la  Révolution  de  /,V//,V,  t.  1",  p.  29». 


CLUBS    ET    SOCIÉTÉS    SECRETES  377 

Les  principaux  membres  étaient  Hippolyte  Bonne- 
lier,  Arnould  Frémy,  Alphonse  Esquiros. 

Si  la  séance  dont  on  va  lire  le  compte  rendu, 
plus  ou  moins  exact,  eut  réellement  lieu,  elle  se 
place  au  25  février  —  et  c'est  ce  jour-là  par 
conséquent  qui  aurait  été  celui  de  l'inaugura- 
tion —  ou  au  26  février.  Ce  compte  rendu  est 
d'un  journaliste  témoin  des  scènes  qu'il  évoque 
ou  qui  prétendait  en  avoir  été  témoin   (1): 

«  Nous  montons  au  club,  raconte  Victor  Bou- 
ton. On  délibérait.  La  crosse  des  fusils  retentissait 
sur  les  dalles^  et  la  salle  était  hérissée  de  baïon- 
nettes se  dessinant  au-dessus  des  bonnets  rouges. 
On  a  dit  que,  dans  cette  fameuse  séance,  je 
m'étais  placé  au  bureau,  près  du  président,  que 
j'étais  coiffé  d'un  bonnet  phrygien,  que  je  pre- 
nais des  notes,  et  quoi  encore?  Niaiseries!  Au 
bureau?  Est-ce  que  j'avais  besoin  d'opiner? 
Coiffé  d'un  bonnet  rouge?  Pourquoi  me  faire 
remarquer?  Prendre  des  notes?  Ce  n'était  pas  la 
peine. 

La  physionomie  du  club  était  singulière. 

Le  président  Crousse  (2)  à  la  figure  pâle,  à 
l'œil  voilé,  dirigeait  les  débats  avec  une  lenteur 
calculée. 

(1)  Victor  Boutox,  la  Patrie  en  danger.  Paris,  1850  C?),  pp.  34 
et  saiv.  (II  place  la  date  de  cette  sôaiice  au  2.")  février). 
^2^j  Ce  Crouâse  était  un  clerc  d'avoué. 


378  L\    VIE    PARISIENNE 

Delente,  à  la  haute  stature,  au  geste  net,  à  la 
parole  pleine,  colère,  vibrante,  dominant  ceux  qui 
l'entouraient. 

Fomberteaux  père,  au  l'egarJ  ardent,  au  visage 
bourgeonné,  à  la  parole  tranchante,  au  verbe  in- 
culte, faisait  retentir  son  arme. 

Vilcoq,  avec  une  ironie  cruelle  sur  les  lèvres, 
se  tenait  dans  un  coin,  appuyé  sur  sa  canne. 

Simard  se  distinguait  par  son  air  décidé.  Sa 
figure  accentuée,  ses  bras  musculeux,  sa  parole 
tombant  nette  comme  du  plomb,  son  fusil  à  la 
main,  son  chef  vêtu  d'un  bonnet  rouge  lui  don- 
naient l'air  d'un  sectionnaire  de  93. 

Grandménil,  lesyeux  hébétés,  la  bouche  baveuse 
y  traînait  ses  gros  souliers. 

Desamy,  au  front  fuyant,  au  grand  nez,  aux 
lèvres  pendantes,  aux  yeux  brillants  d'un  feu 
morne,  agitait  ses  bras  et  poussait  à  l'insurrec- 
tion.   » 

A  ce  moment,  Blan([ui,  dont  on  attendait  impa- 
tiemment l'opinion,  monta  à  la  tribune. 

«  Aux  premiers  mots  de  ce  petit  homme  grêle, 

la  tête  grisonnante,  aux  vêtements  usés  sur  les 
planches  des  cachots  et  conser-^ant  dans  ses  yeux 
les  éclairs  d'un  feu  sombre,  un  frémissement 
secret  parcourut  l'assemblée. 

—  «  Citovens,  dit  Blanqui  à  ce  monde  allumé, 
ne  mettons  pas  la  Républitiue  en  danger.  L'heure 


CLUBS    ET    SOCIÉTÉS    SECRETES  381 

n'est  pas  encore  venue  d'en  appeler  au  peuple  des 
décrets  de  l'Hôtel  de  ville.  Ils  ont  marché  lente- 
ment, mais  enfin  ils  ont  marché,  et  ils  ont  pro- 
mis satisfaction  à  nos  droits.  Si  nous  affichons 
cette  proclamation  (sur  le  drapeau  rouge),  Paris 
pourrait  se  lever  tout  entier  et  déraciner  l'Hôtel 
de  ville  dans  sa  fureur,  et  qui  sait  ce  qu'il  en  ad- 
viendrait. Toute  réflexion  faite,  il  faut  ajourner 
notre  projet.   » 

Une  explosion  de  cris  d'étonnement  accueillit 
cette  tortueuse  harangue... 

Cinq  cents  hommes  armés,  tout  chauds  encore 
de  l'émeute  et  dans  l'enivrement  de  la  proclama- 
tion de  la  République;  cinq  cents  hommes,  les 
plus  hardis  que  renfermât  Paris,  les  plus  rompus 
aux  tentatives,  ayant  joué  plus  d'une  fois  déjà 
leur  vie  sur  les  pavés,  eussent  surpris  le  Gouver- 
nement provisoire,  eussent  envahi  l'Hôtel  de  ville; 
immolé  Lamartine,  à  la  voix  duquel  le  drapeau 
rouge  était  tombé  de  la  statue  de  Henri  IV,  et 
eussent  gouvernés  Paris  par  la  Terreur. 

Sous  l'empire  de  quelle  crainte  Blanqui  avait-il, 
d'un  ofeste  de  sa  main,  commandé  à  ce  flot  de 
rentrer  dans  son  lit? 

L'un  dit  qu'en  sortant  de  l'ILHel  de  ville,  il  se 
crut  encore  possible  en  raison  des  difficultés  que 
le  (jouvernement  avait  à  vaincre:  il  espéra  qu'on 
l'appellerait  aux  affaires. 

9ô 


382  LA    VIE    PARISIENNE 

L'autre  dit  qu'il  ne  comprit  pas  le  secret  de  sa 
force,  qu'à  ses  yeux  un  (louvernement  improvisé 
ce  soir-là  par  des  hommes  qui  se  fussent  intitulés 
les  Sections  de  Paris,  et  dont  il  eût  été  le  Dicta- 
teur, lui  sembla  suranné  ;  qu'il  avait  désiré  un 
mouvement  populaire  grandiose,  un  grand  con- 
cours des  masses,  et  qu'au  lieu  d'une  manifesta- 
tion il  ne  vit  eu  définitive,  après  plusieurs  heures 
d'attente,  qu'une  conspiration  étroite,  et  qu'il 
aima  mieux  attendre. 

C'est  au  club  du  Prado  que  fut  distribuée  un 
jour  à  la  porte  cette  chanson  de  Lachambeaudie, 
qui  fut  ensuite  placardée  sur  les  murs  de  Paris. 

NE  CRIEZ  PLUS  :  A  BAS  LES  COMMUNISTES  ! 

Chanson. 
Air  :  De  Philoctèle. 

«  Quoi  !  désormais  tout  penseur  est  suspect  ! 

Pourquoi  ces  cris  et  cette  rage  impie? 

N'avons-nous  pas  chacun  notre  utopie 

Qui  de  chacun  mérite  le  respect  ! 

Ah  !  combattez  vos  penchants  égoïstes 

Parles  élans  de  la  fraternité. 

Au  nom  de  l'ordre  et  de  la  liberté, 

Ne  criez  plus  :  A  bas  les  Communistes  ! 

Pourquoi  ces  mots  seraient-ils  odieux  : 
Égalité,  Communisme,  Espérance, 
Quand  chaque  jour  de  l'horizon  s'élance 
Pour  tout  vivant  un  soleil  radieux? 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES  383 

Ah  !  croyez-moi,  les  cruels  anarchistes 
Ne  sont  pas  ceux  que  vous  persécutez. 
O  vous,  surtout,  pauvres  déshérités. 
Ne  criez  plus  :  A  bas  les  Communistes  ! 

Quand  des  chrétiens  réunis  au  saint  lieu 
S'agenouillait  la  lamille  pressée. 
Communiant  dans  la  même  pensée, 
Grands  et  petits  s'écriaient  :  Cloire  à  Dieu  I 
Frères,  le  ciel  ouvre  aux  socialistes 
Sa  nef  d'azur  pour  des  rites  nouveaux  ; 
Pas  d'intérêts,  pas  de  cultes  rivaux  : 
Ne  criez  plus  :  A  bas  les  Communistes  ! 

Amis,  la  ferre  a-t-elle  pour  les  uns 

Des  fruits,  des  fleurs —  des  ronces  pour  les  autres? 

D'un  saint  travail  devenons  les  apôtres  : 

Tous  les  produits  à  tous  seront  communs. 

Rassurez-vous,  esprits  sombres  et  tristes; 

La  nuit  s'envole,  espérons  un  beau  jour. 

Si  vous  brûlez  d'un  fraternel  amour. 

Ne  criez  plus  :  A  bas  les  Communistes  (1)  I  » 

Le  Club  de  V Egalité  s'était  ouvert,  le  4  mars, 
dans  la  rue  du  Bac,  et,  le  29  mars,  le  Club  de  V Ab- 
baye, dans  l'ancienne  abbaye  de  St-Germain-des- 
Prés.  Ce  dernier  club  avait  placé  dans  la  salle  de 
ses  réunions  un  tronc  destiné  à  recevoir  les  offran- 
des volontaires  de  ses  membres.  La  somme  ainsi 
recueillie  fut  envoyée  au  Gouvernement  provisoire. 


(1)  Le  Club  du  Prado  fut  fermé  par  un  arrêté  de  Ledru-Rol- 
lin,  le  23  mai  1848,  le  même  jour  que  le  (Jlub  de  la  Révolution 
ou  Club  /?a>po(7. 


38t  LA    VIE    PAIUSIK.NNE 

Elle    sélevait  à    un    franc    vingt-cinq    centimes. 

he  Club  de  la  barrière  du  Maine,  i'ondé  Chaus- 
sée dn  Maine,  en  mars  1848,  avec  le  lieutenant 
de  Barbes  ,  Flotte,  comme  président  honoraire 
et  Gorat,  comme  président  effectif,  était  presque 
entièrement  composé  de  cuisiniers.  Nous  avons 
déjà  remarqué  à  quel  point  la  chaleur  communi- 
cative  des  fourneaux  pouvait  influencer  les  opi- 
nions politiques. 

Gomme  condamné  politique  ii833},  l'ex-baron 
de  Richemont,  Hébert,  fils  de  Louis  XVI,  à  l'en 
croire,  faisait  partie  de  cette  association  démo- 
cratique et  culinaire,  et,  le  22  mars  1848,  il  lisait 
à  la  tribune  cette  profession  de  foi  : 

«  Plusieurs  électeurs  m'engagent  à  me  présenter 
comme  candidat  aux  prochaines  élections,  et  m'of- 
frent pour  cet  effet  leur  concours  et  leurs  voix. 
Sensible  à  cette  marque  de  leur  estime,  j'accepte 
avec  gratitude,  dans  la  conviction  que  je  ne 
resterai  pas  au-dessous  de  mon  mandat. 

J'ai  servi  ma  patrie  sous  la  République  juscjuau 
jour  où  celle-ci  fut  sabrée  par  qui  lui  devait  tout... 
Depuis  cette  époque,  j'ai  vécu  dans  la  retraite  et 
l'oubli.  Homme  de  juillet  1830  et  de  février  1848, 
je  suis  fier  d'appartenir  à  la  nation  héroïque  ([ui 
vient  d'obtenir  la  Liberté,  l'Egalité  et  la  Frater- 
nité, que  le  législateur  des  chrétiens  avait  prèchées 
et  sanctifiées. 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES  385 

Je  voterai  pour  les  Membres  du  Gouvernemeat 
provisoire.  La  Trauee,  et  la  capitale  en  particu- 
lier, leur  doivent  la  plus  grande  reconnaissance 
pour  les  prodiges  qu'ils  ont  opérés  en  "faveur  de 
l'Etat,  évidemment  préservé  parleurs  soins etleur 
énergie  de  Tanarchie  et  de  la  guerre  civile. 

Indépendant  par  position,  je  consacrerai  l'allo- 
cation accordée  pour  frais  de  représentation  à 
l'acquit  de  la  dette  contractée  envers  les  caisses 
d'épargne,  fonds  (jue  le  pouvoir  immoral,  cupide 
et  déprédateur,  qui  vient  d'être  ignominieusement 
expulsé,  aA'ait  détourné  au  mépris  de  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  sacré,  des  misères  toujours  crois- 
santes et  qui  avaient  justement  alarmé  la  conscience 
et  la  probité  publique. 

L'ex-baron  de  Richemont 

Coiiduinné  politique  en  IS3'i.  » 

Le  Club  des  Antonins  (rue  ÎNIoreau,  faubourg 
Saint- Antoine)  ouvert  en  mars  1848,  avait  pour 
président  Delacollonge,  connu  par  ses  opinions 
révolutionnaires. 

Là  les  ouvriers  dominaient.  ((Ce  club  était  le  plus 
abominable  de  tous  les  clubs  rouges  de  Paris. Nous 
avons  plusieurs  fois  entendu  dire  près  de  nous  lors 
du  désarmement  du  faubourg  Saint-Antoine,  que 
la  bannière  sur  la([uelle  des  insurgés  avaient  écrit 
ces  mots  :  ((  Sucées  ■'  viol ,  pillage.  —  Insuccès  : 


386  LA    VIE    PARISIENNE 

meurtre  et  incendiey),  sortait  du  Club  des  Anto- 
nins  (1).  » 

On  peut  encore  citer  parmi  les  clubs  rouges  où 
s'organisèrent  avec  le  plus  de  passion  les  journées 
de  juin  : 

Le  Club  de  la  Belle  Moissonneuse,  ainsi  nommé 
par  ce  qu'il  se  réunissait  chez  un  marchand  de 
vins  à  la  barrière  d'Ivry,  A  la  Belle  Moisson- 
neuse (2);  quelques-uns  des  futurs  meurtriers  du 
général  Bréa,  et  entre  autres,  Choppart  et  les 
frères  Vappreaux,  en  faisaient  partie. 

Le  Club  des  Blessés  de  février; 

Le  Club  des  Blessés  et  Combattants  delà  bar- 
ricade Saint-Merry,  fondé  par  Kerseausie; 

Le  Club  du  Château  du  Brouillard,  k'Slont- 
martre  ; 

Le  Club  des  Condamnés  politiques,  rue  Saint- 

(1)  Alphonse  Lucas,  le^  (Jlubs  et  les  Clubisles...,  p.  26.  .<  Les 
journaux  rouges,  ajoule-t-il,  ont  nié  (ils  le  devaient)  l'exis- 
tence de  la  bannière  du  club  des  Antonins,  et  nous  devons 
le  dire,  bien  que  cette  bannière  ait  été  vue  et  touchée  par 
des  milliers  de  personnages,  leurs  dénégations  ont  obtenu 
une  certaine  créance.  Il  est  en  effet  difficile  de  croire  à  cer- 
taines choses...  »  V.  le  chapitre  sur  les  journées  de  juin. 

(21  J'ai  déjà  cité  plusieurs  cafés-clubs,  on  en  ajouterait 
facilement  beaucoup  d'autres:  Bouet,  rue  Saint-Victor; 
Café  du  Progrès,  faubourg  du  Temple,  n"  1  ;  Café  de  la  Li- 
berté, faubourg  Sainl-Antoine  ;  Café  de  l'Union,  rue  du 
Roule-Saint-Honoré,  siège  de  l'Association  des  garç-ons  li- 
monadiers, etc.,  etc.  Les  gardons  limonadiers  se  réunis- 
saient aussi  dans  un  café  de  la  Cour  des  Fontaines,  au  Pa- 
lais National. 


CLUBS    ET    SOCIÉTÉS    SECRETES  38T 

Honoré  (salle  Valentine),  fondé  en  mars  1848. 
Président:  Barbes;  vice-présidents:  Blanqui, 
Martin- Bernard; 

Le  Club  des  Démocrates  fraternels,  rue  de 
Gharonne,  un  des  plus  violents,  un  des  plus  ac- 
tifs ; 

Le  Club  de  l'Émeute  révolutionnaire,  rue  Mouf- 
fetard,  69,  fondé  en  mai  1848.  Il  avait  pour  pré- 
sident le  docteur  Palanchon.  A  la  fin  de  chaque 
séance,  avant  de  se  séparer,  les  membres  de  ce 
club  entonnaient  une  chanson,  célèbre  à  cette 
époque,  et  dont  le  refrain   était: 

«  Chapeau  bas  devant  ma  casquette, 
A  genoux  devant  l'ouvrier  (1)!  » 

Le  Club  central  des  Jacobins  (2),  dans  le  pa- 
lais des  Thermes,  présidé  par  un  ancien  membre 
du  club  des  Jacobins  de  1793,  Roybin,  qui  avait 
été  libraire  de  la  Convention  nationale. 

Les  cinq  ou  six  Clubs  des  Montagnards  ou  de 
la  Montagne.  Le  plus  connu,  qui  mériterait  à  lui 
seul  une  étude  détaillée  était  le  Club  de  la  Mon- 
tagne, rue  Frépillon,  24,  fondé  en  mars  1848. 
Président:  l'abbé  Constant;  secrétaire:  Madame 


(1)  A.  LccAS,  les  Clubs  el  les  Clubistes,  p.  130. 

(2)  Il  y  avait  plusieurs  clubs  des  Jacobins,  un  entre  autres  qui 
siégeait  dans  lécole  communale  de  la  rue  du  Faubourg-du- 
Roule  (président:  Buclioz-Hilton). 


388  LA    VIE    PARISIENNE 

Noémie  Constant  ;  membres  du  Ijureau  :  Léonard 
Gallois,  Alffed  Boiigeart,  Louise  Collet,  Ganeau 
(\e  Mapa/t),  Jean  Journet,  Adèle  Esquiros,  Cons- 
tant Hilbey,  l'ouvrier  (tailleur")  poète,  exaspéré 
contre  Lamartine,  parce  que  celui-ci  n'avait  pas 
assez  apprécié  ses  vers. 

Alphonse  Lucas  affirme  (1)  avoir  entendu  l'abbé 
Constant  prononcer  dans  le  club  de  la  Montagne 
ces  paroles  que  n'aurait  pas  désavouées  un  des  cui- 
siniers du  club  de  la  Barrière  du  Maine  : 

((  Nous  ferons  bouillir  le  sang  des  aristocrates 
dans  les  chaudières  de  la  Révolution  et  nous  en 
ferons  des  boudins  pour  rassasier  les  prolétaires 
affamés  »  ; 

Le  Club  de  VOrgdJiisdtion  du  Travail  ; 

Le  Clah  du  Progrès,  fondé  par  Hubert,  le 
18  mars  1848; 

Le  Club  de  la  Révolution  sociale  ; 

Le  Club  des  Quinze-Vin^t  (celui-là  se  rendait 
justice:  il  s'était  logé  rue  de  Charenton). 

Réunir  tout  ces  petits  groupements  politiques 
dans  une  œuvre  commune,  avec  le  même  pro- 
oframme,  avec  le  même  mot  d'ordre,  les  soumettre  à 
une  direction  unique,  et  les  rendre  ainsi  })lus  actifs 
plus  redoutables,  refaire  ce  qu'avait  fait  ou  es- 
sayé de  faire,  sous  la  Révolution,  le  club  des  Ja- 

(\)  Les  Clubs  et  les  Cliihisles,  p.  183. 


CLUBS    ET    SOCIÉTÉS    SECRKTES  389 

cobins,  ce  fut  l'idée  du  citoyen  Longepied,  mais, 
heureusement,  suspect  dès  le  début  (l),  il  ne  put 
la  réaliser  que  d'une  manière  très  incomplète. 

Il  fonda  le  Club  des  Clubs,  et,  dans  la  Commis- 
sion Révolutionnaire  instituée  par  celui-ci,  il  se 
fit  donner  la  présidence.  La  Commission  com- 
mença par  nommer  des  délégués  chargés  d'aller 
républicaniser  la  province,  qui  en  avait  grand 
besoin.  «  Ces  apôtres  partirent  en  efl'et;  mais  la 
plupart  d'entre  eux  restèrent  en  gage  pour  leurs 
frais  d'auberges.  Ceux  qui  purent  s'échapper 
revinrent  à  Paris,  et  accusèrent  Longepied  de  les 
avoir  laissés  en  plan.  » 

La  Commission  révolutionnaira  avait  d'abord 
siégé  dans  la  maison  de  Sobrier,  rue  de  Rivoli, 
numéro  16.  C'est  là  qu'elle  recevait  les  rapports 
envoyés  des  départements.  Plus  tard  elle  s'ins- 
talla dans  une  autre  maison  de  la  rue  de  Rivoli, 
au  numéro  6.  Longepied  y  fut  arrêté,  et  les  pa- 
piers du  Club  des  Clubs  y  furent  saisis  ou  détruits 

(1)  Charles  de  la  Varenne  assure  que  Longepied  avait  reçu 
de  Ledru-Roliin  une  somme  de  100. oOO  francs  pour  les 
missions  qu'il  envoya  dans  les  départements.  [Les  Rouges 
peints  par  eux-mêmes.  Paris,  1850,  p.  57.) 

«  Le  Club  des  Clubs  avait  été  institué  par  la  police  du 
gouvernement  provisoire  pour  centraliser  l'action  des  clubs 
sur  les  élections,  ce  qui  signifiait  faire  élire  ces  messieurs 
et  leurs  coteries  respectives.  »  Procès  et  défense  du  citoyen 
F.-V.  fiaspnil  devant  la  Haute-Cour  si'ant  à  Bourges  (brochure 
écrite  par  Raspail). 


390  LA.    VIE    PARISIENNE 

ce  qui  simplifia  considérablement  le  règlement  des 
comptes  (1). 

Le  6  mars  1848  avait  paru  le  prospectus  de  la 
Voix  des  Clubs,  Journal  des  Assemblées  popu- 
laires (rue  des  Bons-Enfants,  27)  : 

Ce  prospectus  disait  :  «  Le  droit  de  réunion  a 
été  conquis  au  milieu  des  barricades.  Désormais 
il  n'est  au  pouvoir  de  personne  d'en  priver  les 
citoyens.   »  * 

A  peine  en  ont- ils  été  investis  qu'un  grand 
nombre  de  clubs  se  sont  formés  dans  la  capi- 
tale ;  la  vie  politique  s'y  est  réfugiée  tout  en- 
tière, un  mouvement  incessant'  y  règne  !  Le  pa- 
triotisme le  plus  ardent  inspire  tous  ceux  qui  s'y 
rendent. 

Dans  ces  clubs  se  sont  déjà  révélés  des  talents 
hors  ligne.  Le  prolétaire  y  traite  les  questions  so- 
ciales, avec  éloquence,  souvent;  avec  un  bon  sens 
remarquable,  toujours  (2).  L'homme  du  peuple 
et  le  fils  du  l)Ourgeois  y  confondent  leurs  vœux. 
La  fraternité  unit  les  cœurs,  enflamme  les  coura- 
ges, ennoblit  les  esprits.  » 

Fondée  par  Gustave  Robert,  dirigée  ensuite 
par  Garet  de  ISIontglave,  inspecteur  des   sourds- 

(1)  Comilé  révolutionnaire,  Club  des  Clubs  cl  la  Commission,  par 
LoxGEPiF.D,  fondateur-président, et  Laugier,  secrétaire-tréso- 
rier. Paris,  1850. 

(2)  Nous  allons  en  voir  (juelques  exemples. 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES  391 

muets,  la  Voix  des  Clubs  (i),  que  domina  quel- 
que temps  l'influence  de  Cabet,  était  quotidien. 
Elle  avait  pour  principaux  rédacteurs  Victor 
Bouton,  et  cet  Hippolyte  Bonnelier,  dont  la  Revue 
rétrospective  publia  un  jour  ce  petit  billet: 

a  J'ai  reçu  des  mains  de  M.  Génie,  de  la  part 
de  M.  Guizot,  la  somme  de  deux  cents  francs. 

Paris,  ce  10  octobre  1846. 

Hippolyte  Bonnelier.  » 

Violence,  imbécillité  :  ces  deux  mots  caracté- 
risent très  bien,  si  je  ne  m'abuse,  l'éloquence  de 
la  plupart  des  orateurs  des  clubs,  en  1848. 

A  une  extrême  confiance  en  lui-même  le  peuple 
unissait  la  nicdcLclie  de  la  persécution.  Il  se  ju- 
geait non  seulement  sacrifié,  mais  méconnu.  Il  s'es- 
timait bien  supérieur  aux  hommes  qui  le  gouver- 
naient.  Ceux-ci   avaient  beau  lui   prodiguer   les 
.éloges,  les  témoignages  d'admiration,  il  n'en  était 
jamais    rassasié,  il  ne  les  trouvait   jamais   suffi- 
sants .L'idée  que  toutes  ces  louanges  pussent  être 
intéressées,  ou  exagérées,  ne  lui  venait  même  pas. 
On  avait  développé  chez  lui  un  amour-propre  à 
la  fois  ingénu  et  démesuré.  On  parlait  sans  cesse 
de  son    dévouement,  de  sa  générosité,  de  son  pâ- 
li) N'est-il  pas  bizarre  (lu'un  inspecteur  de  sourds-muets 
soit  devenu  directeur  dun  journal  qui  s'intitulait  :  la  Voix? 


392  lA    VIE    l'AniSIElS.NE 

triotisme,  de  son  bon  sens,  de  ses  vertus.  II  y 
croyait,  tout  en  trouvant  qu'on  ne  lui  faisait  pas 
encore  assez  large  mesure.  Et  il  s'étonnait  de  se 
voir  condamné,  avec  tant  de  qualités,  par  une  so- 
ciété inique,  à  bâtir  des  maisons,  à  fabriquer  des 
meubles,  à  tailler  des  habits,  à  cirer  des  parquets, 
pour  des  bourgeois,  pour  des  capitalistes,  qui  lui 
étaient  si  inférieurs. 

Cette  société  qui  ne  leur  rendait  pas  justice,  qui 
les  opprimait  puisqu'elle  leur  refusait  l'argent,  les 
honneurs,  les  privilèges,  beaucoup  d'ouvriers  pen- 
saient qu'il  fallait  la  réformer  de  fond  en  comble, 
et  tous  s'en  sentaient  capables. 

Les  uns  étaient  exaspérés,  ulcérés,  et  la  haine  de 
classe  perçait  dans  chacune  de  leurs  phrases. 
D'autres,  assez  nombreux  en  1848,  étalaient  un 
humanitarisme  naïf.  Ils  détrônaient  les  rois  et  les 
empereurs,  ils  décrétaient  la  République  univer- 
selle, ils  fermaient  les  prisons,  ils  supprimaient 
les  armées,  et  sur  la  terre  épurée,  pacifiée,  il  n'y 
avait  plus  que  des  frères.  La  France,  couronnée 
d'olivier,  tendait  ses  bras  à  tous  les  peuples  des 
deux  continents  et  tous  venaient  s'y  précipiter. 

Imbu  de  ces  idées,  un  savetier  socialiste,  con- 
vaincu qu'on  fabrique  une  constitution  aussi  aisé- 
ment qu'un  soulier,  montait  à  la  tribune  de  son 
club,  et,  devant  un  auditoire  attentif  et  sympa- 
thique, exposait  longuement  son  système  politique, 


CLUBS    ET    SOCIÉTÉS    SECI\ETES  393 

OÙ  raffranchissemeut  de  lii  Pologne  voisinait  avec 
la  suppression  du  Capital. 

Celui-là  n'était  pas  dangereux  mais  il  y  en  avait 
de  pires.  Dans  ces  clubs  de  1848,  l'envie,  le  fa- 
natisme, prenaient  la  parole  au  moins  aussi  sou- 
vent que  la  niaise  sentimentalité  d'un  humanita- 
risme de  brave  homme. 

Le  2  avril  1848,  le  Club  de  la  Montagne  adop- 
tait ces  deux  propositions  : 

1"  Que  le  monument  élevé  à  la  mémoire  de 
Louis  XVI  soit  consacré  aux  victimes  du  9  Ther- 
midor. 

2"  Que  les  statues  des  rois  disparaissent  de 
nos  places,  de  nos  jardins  et  de  nos  monuments. 

Le  17  octobre  1848,  dans  le  Club  du  Château 
des  Brouillards,  le  président,  Arthur  de  Bonal, 
faisait  cette  déclaration  qui  ne  choquait  et  n'éton- 
nait aucun  de  ses  auditeurs  : 

«  Ceux  qui  sont  au  bagne  ne  sont  pas  les  plus 
coupables.  Un  galérien  est  un  homme  d'élite  placé 
dans  un  faux  milieu,  et  qui  a  brisé  le  lien  qui 
l'unissait    à  la  société.  » 

A  côté  des  fanatiques  et  des  naïfs,  les  toqués 
abondaient,  et  ils  n'étaient  pas  les  moins  loquaces 
ni  les  moins  écoutés. 

Le  citoyen  Muré  s'exprimait  ainsi,  en  posant  sa 
candidature  qui  fut  admise  ,  dans  le  Club  des 
Amis  fraternels. 


31)4  LA.    VIE    PARISIENNE 

«  Ce  n'est  point  d'organiser  le  travail  qu'il 
s'agit,  il  faut  organiser  l'oisiveté  par  la  multipli- 
cation infinie  des  machines  ;  il  faut  que  l'homme, 
au  lieu  de  courber  sa  tête  vers  la  terre,  au  lieu 
d'appliquer  ses  bras  aux  métiers,  soit  entouré 
d'agents  mécaniques  qui,  sur  un  signe  de  sa  main, 
enfantent  des  prodiges...  » 

Et  les  agents  mécaniques  ne  lui  suffisant  pas, 
il  ajoutait  : 

«  Il  faut  que  tous  les  ouvriers  soient  remplacés 
par  des  chiens  savants  chargés  de  surveiller  les 
usines  (1).  » 

A  la  Société  des  Droits  de  VHomme  et  du  Ci- 
toyen ^  le  citoyen  Duvivier,  le  4  mars,  terminait 
ainsi  un  long  panégyrique  du  Communisme  : 

«  Pour  mettre  nos  doctrines  en  pratique  et  accep- 
ter fi'anchement  leurs  conséquences,  les  hommes 
parvenus  à  l'âge  de  trente  ans  sont  trop  corrom- 
pus par  les  anciennes  mœurs,  trop  endurcis,  trop 
encroûtés  dans  l'ancien  système  ;  on  ne  saurait  dé- 
raciner chez  eux  des  habitudes  invétérées  et  qui 
sont  passées  à  l'état  de  seconde  nature.  Il  faut  que 
ces  hommes  disparaissent  de  la  société  pour  qu'elle 
soit  régénérée.  Il  est  indispensable,  en  un  mot,  de 
supprimer  les  hommes  de  trente  ans  et  au-dessus. 
Ceux  qui  sont  dévoués  à  nos  principes,   qui  en 

(1)  Alphonse  Lucas,  les  Clubs  et  les  Clubistes,  p.  23. 


CLUBS    ET    SOCIETES    SECRETES  39S 

veulent  sérieusement  le  triomphe ,  doivent  donc 
prendre  une  généreuse  initiative  en  sortant  volon- 
tairement de  la  vie,  et  s'immoler  en  philosophes 
pour  assurer  le  régénération  du  monde  et  le  bon- 
heur de  l'humanité  (1).  » 

Je  m'arrête  là  .    Il   est  impossible    de  trouver 
mieux. 

(1)  A.  Luavs,  ouv.  cilé,  p.  IIP. 


X 


LES  ATELIERS    NATIONAUX 


«  La  classe  laborieuse  veut 
simplement  ne  pas  Iravailler, 
comme  vous,  comme  tout  le 
monde. 

(Alphonse  Karu,  les  Guêpes, 
octobre  1890.) 


A  peine  installé  au 
pouvoir,  le  Gouverne- 
ment provisoire,  pour 
remédier  à  la  misère 
[troduite  par  la  Révo- 
lution avait  reconnu  et 
proclamé  le  u  droit  au 
travail  ». 

Louis  Blanc,  à  qui 
était  dû  en  grande 
partie  ce  décret,  mettait  généreusement  à  la  dispo- 
sition de  la  République  et  du  pays  tout  un  système 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  .  397 

de  théories  sociales  qui  en  rendait,  affirmait-il, 
l'application  aussi  facile  que  féconde. 

Ce  système,  dont  il  importe  de  dire  quelques 
mots,  avant  de  parler  des  ateliers  nationaux,  la 
commission  des  Délégués  du  Luxembourg  le  for- 
mula en  son  nom  : 

Suppression  de  la  concurrence,  du  laissez-faire, 
du  laissez-passer,  qui  ne  permettent  pas  de  propor- 
tionner l'offre  et  la  demande  et  qui  entraînent  inévi- 
tablement, la  surabondance  des  produits  et  l'avilis- 
sement des  salaires. 

Sur  les  bases  de  l'association,  création  par 
l'Etat,  pour  la  population  ouvrière  (par  le  rachat 
des  chemins  de  fer,  des  canaux,  des  mines,  etc.)  de 
nouveaux  centres  de  travail,  transformés  en  ate- 
liers sociaux. 

Création  d'ateliers  agricoles  (un  par  département) 
à  l'aide  d'un  crédit  de  cent  millions. 

Organisation  unitaire  d'assurances,  de  banque 
nationale  ou  banque  d'état. 

Les  ateliers  sociaux  différaient  considérablement 
des  ateliers  nationaux  et  Louis  Blanc  lui-même  n'a 
pas  manqué  de  le  constater  : 

hes  ateliers  nationan.v,  disait-il,  tels  que  je  les 
avais  proposés  (sous  le  nom  d'ateliers  sociaux) 
devaient  réunir  chacun  des  ouvriers  appartenant 
tous  à  la  même  profession. 

Les   ateliers  nationaux   tels  qu'ils  furent  gou- 

26 


398  LA    VIE    PARISIENNE 

vcrnés  })ar  M,  Marie,  montraient  entassés  pêle- 
mêle  des  ouvriers  de  toute  profession,  lesquels, 
chose  insensée,  furent  soumis  au  même  genre  de 
travail. 

Dans  les  ateliers  sociaux,  tels  que  je  les  avais 
proposés,  les  ouvriers  devaient  travailler  à  l'aide 
de  la  commandite  de  l'Etat,  mais  pour  leur  propre 
compte,  en  vue  d'un  bénéfice  commun,  'c'est-à 
dire  avec  l'ardeur  de  l'intérêt  personnel  ,uni  à  la 
puissance  de  l'association  et  au  point  d'honneur 
de  l'esprit  de  corps. 

Le  système  de  Louis  Blanc  ne  fut  pas  appliqué, 
ce  qui  lui  donne  le  droit  de  prétendre  qu'il  aurait 
donné  d'excellents  résultats. 

Pour  venir  en  aide  à  la  classe  ouvrière,  victime 
de  ses  propres  illusions,  le  Gouvernement  se  con- 
tenta de  recourir  à  ce  moyen,  déjà  employé,  mais 
avec  moins  d'étendue  et  moins  de  frais,  par  la  pre- 
mière Révolution. 

Les  cahiers  de  1789  demandaient  «  que  l'on  créât 
des  ateliers  de  charité  (1),  publics,  provinciaux, 
nationaux,  où  les  personnes  valides  ou  invalides  de 
tout  âge  et  sexe  pussent  trouver  en  tout  temps  une 

(1)  C'est  le  vrai  mot,  et  il  s'applique  aux  ateliers  nationaux 
qui  furent,  comme  le  remarquait  Lamartine,  dans  son  dis- 
cours à  l'Assemblée  nationale  sur  le  droit  au  travail,  non 
pas  un  système  mais  «  une  fatale  et  courte  nécessité  de  la 
circonstance...,  l'entrepôt  secourable  et  momentané  de  cette 
immense  population  souffrante  de  Paris  ». 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  399 

occupation  convenable  à  leur  état  et  à  leur  situation». 

En  mai  1789,  la  commune  de  Paris  ouvrit  des 
ateliers  de  terrassement  à  la  butte  Montmartre. 

En  mai  1790,  un  décret  de  l'assemblée  natio- 
nale ouvrit  dans  Paris  des  ateliers  pour  hommes  et 
femmes,  «  attendu  que  la  société  doit  à  tous  ses 
membres  et  la  subsistance  et  le  travail  »  formule 
qui  se  retrouvera  dans  la  Constitution  de  1793. 

Comment  le  Gouvernement  provisoire  fut  amené 
à  créer  —  par  un  décret  du  27  février  —  à  régle- 
menter les  ateliers  nationaux,  et  avec  quelle  rapi- 
dité et  par  suite  de  quelles  causes  les  déceptions 
se  produisirent,  Daniel  Stern  va  nous  le  dire  (1)  : 

«  Le  gouvernement,  averti  de  l'embarras  où 
se  trouvaient  les  directeurs  d'ateliers  et  de  1  agi- 
tation qui  commençait  à  fermenter  dans  le  peuple, 
crut  Y  j)orter  remède  en  faisant  faire  des  distri- 
butions d'argent,  à  titre  de  secours,  aux  ouvriers 
sans  travail.  Chaque  mairie  fut  autorisée  à  déli- 
vrer à  l'ouvrier,  sur  la  vue  d'un  timbre  constatant 
qu'il  n'y  avait  pas  de  place  dans  les  ateliers  ou- 
verts, la  somme  d'un  franc  cinquante  centimes 
par  jour.  Cette  mesure  exhorbitante  produisit  un 
effet  désastreux.  Le  nombre  des  o  ivriers  oisifs 
s'accrut  hors  de  proportion.  Tous  ceux  à  qui  des 
professions  sédentaires  rendaient  le  travail  du  ter- 

(1)  Histoire  de  la  Révolution  de  tS'i8,  t.  I,  p.  484. 


400  LA.    yiE    PAUISIENNt: 

rassernent  trop  pénible,  les  ouvriers-  artistes,  fon- 
deurs, graveurs,  ciseleurs,  mécaniciens,  bijou- 
tiers, etc.,  dont  les  mains  délicates  répugnaient  à 
remuer  la  terre,  les  employés  dans  les  librairies 
et  dans  les  magasins,  inhabiles  à  manier  le  pic  ou 
la  pioche,  préféraient  à  un  labeur  très  rude  et  pas 
rétribué  une  grève  que  payait  le  Gouvernenient. 

L'appât  d'un  salaire  assuré  sans  travail  attira 
à  Paris  une  masse  énorme  d'ouvriers  des  départe- 
ments et  d'ouvriers  étrangers  (1).  Le  désordre 
arriva  à  un  tel  point  que,  le  2  mars,  radministra- 
tion  se  déclara  dans  l'impuissance  de  contenir  plus 
longtemps  cette  multitude  oisive.  » 

Ce  futà  cette  époque  qu'un  jeune  ingénieur  civil, 
Emile  Thomas  (2  ,  proposa  au  Gouvernement  une 

(1)  Des  mesures  (insuffisantes,  inefficaces)  furent  prises 
pour  arrêter  cette  invasion  des  ouvriers  provinciaux  ou 
étrangers.  Au  début  d'avril  des  ordres  furent  donnés,  ou 
plutôt  confirmés,  pour  qu'on  n'admit  dans  les  ateliers  na- 
tionaux que  des  ouvriers  domiciliés  à  Paris  avant  le  'lU  fé- 
vrier. 

Par  contre  ,'et  les  difficultés  s'en  trouvèrent  considérable- 
ment augmentées),  les  ouvriers  parisiens  refusaient  de  quit- 
ter Paris.  Lamartine  (dans  son  discours  sur  le  Droit  au 
irav'ail)  rapporte  re  fait  tvjiique  que,  dans  les  premiers  jours 
de  mars,  un  ingénieur  en  chef,  chargé  de  la  construction 
d'une  ligne  de  chemin  de  fer,  demand.i  au  ("louvernenient  de 
lui  envoyer  6.0U0  ouvriers  des  ateliers  nationaux,  qu'il 
aurait  payés  au  même  taux  qu'à  Paris.  Aucun  ne  voulut 
partir. 

(2)  Né  à  Paris,  en  1822.  Élève  de  l'École  centrale  des  arts 
et  manufactures,  créée  en  1829.  Il  avait  professé,  en  1816, 
l'économie  rurale  à  VAlhénée  de  Paris. 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  401 

nouvelle  organisation  des  ateliers  nationaux.  Le 
6  mars,  Marie,  ministre  des  Travaux  publics,  prit 
cet  arrêté  : 

«  Il  sera  établi  à  Paris  un  bureau  central  pour 
l'organisation  des  ateliers  nationaux  du  départe- 
ment de  la  Seine. 

Ce  bureau  sera  placé  sous  la  direction  de 
M.  Emile  Thomas,  nommé  à  cet  effet  commissaire 
de  la  République.  »> 

Et  l'arrêté  spécifiait  en  outre  que  les  travaux 
ne  pourraient  être  confiés  qu'à  des  ouvriers  domi- 
ciliés à  Paris. 

Comment,  en  principe^  était -on  admis  ? 

«  L'ouvrier  se  munissait  d'abord  d'un  certificat 
de  son  propriétaire  ou  du  logeur  de  son  garni, 
constatant  sa  résidence  à  Paris  ou  dans  le  dépar- 
tement de  la  Seine.  Ce  certificat  était  soumis  au 
visa  et  au  timbre  du  commissaire  de  police  du 
quartier.  ^luni  de  cette  pièce,  l'ouvrier  se  rendait 
à  la  mairie  de  son  arrondissement,  où  on  lui  déli- 
vrait, en  échange,  un  bulletin  d'admission  aux 
Ateliers  nationaux,  lequel  portait  les  indications 
du  nom,  du  domicile  et  de  la  profession.  Au  moyen 
de  ce  bulletin,  l'ouvrier  était  reçu  par  le  directeur 
de  l'atelier  sur  lequel  le  personnel  pouvait  être 
augmenté. 

Tant  que  le  nombre  des  travailleurs  inoccupés 
n'atteignit  ])as  le  chiffre   de   six  mille,  tout  alla 


402  LA    VIE    PARISIENNE 

bien  ;  mais  lorsque  ce  nombre  fut  dépassé,  les  ou- 
vriers de  chaque  arrondissement,  après  avoir  vi- 
sité successivement  et  infructueusement  chacun 
des  ateliers  ouverts,  revenaient  à  leur  mairie, 
harassés  de  fatigue,  mourant  de  faim  et  mécon- 
tents (1).  » 

Poussées  par  un  sentiment  de  pitié,  louable  mais 
dangereux,  les  municipalités  donnaient  des  bulle- 
tins d'admission  à  des  enfants.  Emile  Thomas 
raconte  (2),  que,  le  15  mars,  il  en  réunit,  à  la  place 
de  Vosges,  quarante  à  cinquante  dont  le  plus  âgé 
avait  dix  ans.  Il  fallut  bientôt  créer  pour  cette 
catégorie  de  travailleurs  en  bas  âge  une  demi- 
solde. 

Comme  un  bourgeois  a,  autant  qu'un  prolétaire, 
besoin  de  manger,  le  ministre  des  Travaux  publics 
était  sans  cesse  assiégé  par  des  demandes  pres- 
santes d'une  multitude  d'employés,  d'artistes  dra- 
matiques, de  littérateurs,  de  peintres,  de  sculp- 
teurs, etc.,  qui  revendiquaient  le  même  droit  au 
travail,  c'est-à-dire  qui  désiraient,  jusqu'au  mo- 
ment où  les  affaires  reprendraient,  et  même  après, 
au  besoin,  être  nourris  par  Tlîltat.  Emile  Thomas 
en  reçut  six  cents,  d'un  seul  coup  (3).  Incapables 


(1)  Emile  Tiiomvs,  Histoire  des  AUiicrs  nationaux.  Paris,  IS-tS, 
p.  29. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  172. 

(3)  Id.,  ibid.,  p.  127. 


LES    ATELIEHS    NATIONAUX  403 

d'un  travail  manuel,  et  d'ailleurs  peu  désireux  de 
s'y  astreindre,  ils  étaient  chargés  des  émargements 
de  la  paye  quotidienne  et  des  inspections  à  domi- 
cile. Ces  fonctions,  peu  fatigantes,  étaient  aussi 
attribuées  à  des  pseudo  -  ouvriers  qui,  à  défaut  de 
titres  sérieux,  invoquaient  d'exceptionnelles  recom- 
mandations. Là  aussi,  comme  ailleurs,  s'exerça 
presque  ouvertement  le  favoritisme  (1). 

Les  salaires  avaient  été  réglés  ainsi    pour  les 
jours  de  travail  et  les  jours  d'inactivité  : 


Brigadier  \^^.     . 

3  fr. 

>. 

3  fr. 

.. 

Chef  d'escouade 

.       2  fr. 

50 

1   fr. 

50 

Ouvriers .      .      .     . 

i  fr. 

» 

1  fr. 

» 

Les  dépenses  du  premier  mois  s'étaient  élevées 
à  1.400.000  francs.  Pour  les  réduire,  on  se  décida 
à  abaiser  à  un  franc  par  jour  la  paye  des  ouvriers. 

Les  embrigadements  n'avaient  pas  tardé  à  at- 
teindre un  chiffre  énorme  : 

(1)  Id  ,  ibiil.,  p.  128.  «  Solliciteurs,  coureurs  de  places,  pro- 
tégés des  protégé?,  courtisans  de  toute  sorte  affluaient  de 
toute  part.  David  (d'.\ngers)  demanda  lui  seul  plus  de 
7uu  places.  Tous  les  membres  du  Provisoire,  et  surtout 
MM.  Louis  Blanc,  Flocon,  Albert,  le  général  Courtais,  Caus- 
sidière.  Sobrier  et  autres,  ne  tarissaient  point  en  épHres, 
pour  recommander  les  amis.  •>  Ch.  de  la.  Varenxe,  le  Gouver- 
neinenl  provisoire  et  Vllôlel  de  ville  dévoilés.  Paris,  18.50. 

(2)  Les  brigadiers  avaient  d'abord  été  nommés  par  la  di- 
rection des  ateliers  nationaux.  Les  ouvriers  se  plaignirent 
qu'ils  les  faisaient  trop  travailler,  et  ils  obtinrent  le  droit 
de  les  élire  eux-mêmes. 


-404  LA    VIE    PARISIENNE 

Du    9  au  i5  mars 5.100 

Du  \6  au  31  mars 23.230 

Du    l"au  15  avril 36.500 

Du  16  au   30  avril 34.530 

Du    le-  au  13  mai 13.610 

Du  16  au  31  mai 3.100 

Du     l'^'-  au  13  juin 1.200 

97.290(1) 

On  avait  donné  à  cette  multitude  d'ouvriers 
une  sorte  d'organisation  militaire. 

L'escouade  comprenait  douze  hommes  du  même 
arrondissement.  Cinq  escouades  formaient  une 
brigade  (2),  quatrebrigades  une lieutenance,  quatre 
lieutenances  une  compagnie  de  900  hommes, 
sous  l'ordre  d'un  chef  de  compagnie. 

L'Etat-major  était  installé  dans  le  pavillon  du 
parc  Monceau.N:,  meublé  par  les  soins  du  directeur 
du  Garde-Meuble,  Germain  Delavigne. 

Il  se  composait  d'Emile  Thomas  et  de  quatre 
sous-directeurs,  dont  l'un  était  son  frère,  Pierre 
Thomas,  et  un  autre  Jaime,  ancien  vaudevilliste. 

On  reprocha  plus  tard  à  cet  état-major,  bien 
intentionné  sans  doute,  mais  mal   préparé    à    la 
tâche  qu'il  assumait,  de  n'avoir  pas  su  empêcher 
le  coulage,  et  même  les  véritables  vols  qui  se  pro- 
duisirent dès  le  début. 

(1)  Rapport  de  lu  Commission  d'eiujuclc...,  t.  Il,  j).  136. 

(2)  La  brigade  complaît  ôO  hommes,  en  y  comprenant  le 
brigadier. 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  405- 

Un  rapport  de  trois  membres  de  la  Cour  des 
Comptes,  publié,  avec  les  documents  de  l'en- 
quête parlementaire,  le  3  août  1849,  disait  à  pro- 
pos des  comptes  qui  furent  centralisés  au  pavillon 
du  parc  Monceaux  : 

«  Les  irréf^ularités  sont  innombrables.  Elle» 
résultent  tantôt  designatures  omises, tantôt  d'attes- 
tations incomplètes  pour  les  paiements  faits  à 
ceux  qui  ne  savent  pas  signer,  tantôt  des  supplé- 
ments de  paye  non  justifiés,  des  feuilles  d'émar- 
gement mal  dressées,  des  surcharges  non  approu- 
vées, des  justifications  accessoires  non  rappor- 
tées... 

Tantôt  ce  sont  des  feuilles  où  la  même  main  a 
évidemment  émargé  pour  un  grand  nombre  de  ti- 
tulaires, tantôt  ce  sont  d'autres  feuilles  où  la  si- 
gnature du  même  individu  est  tout  à  fait  diffé- 
rente du  jour  au  lendemain  ;  tantôt  enfin  ce  sont 
des  brigades  où,  pendant  quinze  jours,  pendant 
un  mois,  aucune  absence  n'est  mentionnée  sur 
les  états,  ce  qui  est  certainement  une  grave  pré- 
somption de  fraude...  » 

Les  fraudes  en  effet  étaient  fréquentes.  Des 
ouvriers  se  faisaient  payer  deux  fois.  Des  briga- 
diers touchaient  le  salaire  de  travailleurs  fictifs, 
qu'ils  inscrivaient  sur  leurs  listes. 

Des  vols  dont  on  ne  s'aperçut  que  par  hasard 
témoignent  d'une  remarquable  ingéniosité:  «  Cer- 


406  LA    VIE    PARISIENNE 

tain  contrôleur  d'un  des  principaux  théâtres  de 
Paris,  voyant,  après  février,  le  chômage  drama- 
tique, s'imagina  d'organiser  un  service  médical 
pour  les  ateliers  nationaux.  Naturellement  il  se 
plaça  à  la  tète  de  ce  service  et  il  eut  sous  ses  or- 
dres une  brigade  tout  aussi  médicale  qu'il  l'était 
lui-même.  Ses  fonctions  consistaient  à  faire  cons- 
tater la  maladie  des  travailleurs  et  à  compter  20 
sous  à  chaque  malade  au  lieu  de  35  (1)  que  rece- 
vait chaque  ouvrier  valide.  Qu'arrivait-il?  C'est 
que  nombre  de  travailleurs  allaient  toucher  au 
chantier  leur  paye  comme  valide,  puis  se  diri- 
geaient vers  le  service  médical  où  ils  étaient  en- 
core payés  comme  malades. 

C'était  là  d'ailleurs  une  des  mille  et  une  escro- 
queries qui  se  pratiquaient  journellement  dans 
les  chantiers  et  les  ateliers  nationaux.  Surprenait- 
on  un  ouvrier  ou  un  employé  en  flagrant  délit,  on 
se  bornait  à  lui  faire  rembourser  la  somme  détour- 
née par  lui,  cil  le  luemiçant  île  le  mettre  à  la 
porte,  s'il  recoîumençait. 

Mais  comment  aurait-on  exécuté  cette  menace  ? 
Au  bout  de  quelques  jours,  les  ouvriers  se  refu- 
saient hautement  à  subir  les  appels  sur  les  chan- 
tiers. Ils  invectivaient  leurs  chefs,  se  moquaient 
de   leurs  ordres  et  étaient  toujours  prêts  à  com- 

(li  La  paie  élait  descentlue  de  2  francs  à  3."j  sous. 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  407 

mettre  contre  eux  des  actes  de  violence.  Ainsi, 
dans  les  bureaux  de  ce  service  médical  dont  nous 
parlons,  il  avait  fallu  placer  un  poste  de  gardes 
mobiles  pour  présenter  la  baïonnette  aux  réclama- 
tions les  plus  forcenées (1).  » 

Pour  occuper  ces  ouvriers,  qui  coûtaient  si  cher 
à  l'Etat,  M.  Emile  Thomas  avait  proposé  au  Gou- 
vernement provisoire  de  ^I.  Marie  l'exécution  de 
divers  travaux,  parmi  lesquels  je  me  bornerai  à 
citer  les  plus  importants  : 

Le  terrassement  d'un  chemin  de  fer  de  ceinture  ; 

La  construction  du  chemin  de  fer  d'Argenteuil  ; 

L'achèvement  des  chemins  de  fer  de  Lyon,  de 
Chartres,  de  Strasbourg,  de  Bordeaux  et  du 
Centre  ; 

Le  creusement  de  canaux  de  Saint- Maur,  de 
Saint-Denis  ; 

Le  dock  sec  et  à  flot  d'ivrv  ; 

Le  prolongement  de  la  rue  des  Pyramides,  et  de 
la  rue  de  la  Bourse  ]usqu\ui  boulevard  ; 

Le  prolongement  de  la  rue  de  Bivoli  ; 

Un  pont  sur  la  Seine  en  face  de  la  Préfecture  de 
police  ; 

Un  chemin  de  lialage  de  Neuilly  au  canal  Saint- 
Denis  ; 

L'exécution  du  boulevard  Montmartre  ; 

(1)  Les  Mois  de  nourrice  de  la  Héf)iiltli>iHc.  Paris,  s.  d.  (1850?) 
p.  46. 


408  LA    VIE    PARISIENNE 

L'abaissement  des  buttes  Saint- Chaumont  au 
profit  de  la  commune  de  Belleville  ; 

La  continuation  du  Louvre  ; 

La  construction  de  l'Opéra  aux  Cljamps-Elysées. 

En  réalité,  la  plantation  des  boulevards  fut,  de 
tous  ces  travaux,  à  peu  près  le  seul  auquel  on  put, 
tant  bien  que  mal,  astreindre  les  ouvriers  des  ate- 
liers nationaux.  Les  uns  grattaient  la  terre  en 
ayant  soin  de  se  fatiguer  le  moins  possible.  Les 
autres  allaient  prendre  des  arbres  dans  les  pépi- 
nières et,  en  formant  des  cortèges,  en  chantant 
des  chansons  patriotiques  ou  bachiques,  en  inter- 
pellant les  passants,  en  se  moquant  de  leurs  chefs, 
apportaient  triomphalement  sur  les  boulevards  ces 
arbres,  dont  le  petit  voyage  revenait  à  un  prix  très 
élevé  (1). 

Se  faire  nourrir  par  l'Etat,  c'était  le  véritable 
but  que  se  proposaient  la  plupart  de  ces  ouvriers. 
Beaucoup  d'entre  eux  étaient  communistes  et  ne 
s'en  cachaient  pas.  «  Il  s'était  forme,  remarque 
Philarèthe  Ghasles(2),  chez  les  ouvriers  des  gran- 
des villes,  à  Paris  surtout,  des  associations  terri- 
bles qui  avaient  pour  but  de  prendre  l'argent  des 
riches.  » 

Leur  paresse,  une  paresse  volontaire,  systéma- 
tique, et  en  quelque  sorte  agressive,  s'accommodait 

(1)  Daniel  Stekn,  Hisloire  de  la  Révolution  de  /^W,  t.  I,  p.  -187. 

(2)  Mémoires,  t.  II,  p.  127. 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  409 

très  bien  de  ces  théories,  où  l'envie  jouait  un  rôle 
important  : 

Chaque  mairie  fut  autorisée  à  délivrer  à  l'ouvrier 
inemplo3é,  et  sur  la  vue  d'un  timbre  constatant 
que  nulle  place  n'existait  aux  ateliers  ouverts,  la 
somme  de  1  fr.  50  par  jour. 

L'ouvrier  travaillant  aux  ateliers  de  terrassement 
recevait,  lui,  quel  que  fut  son  âge,  la  tâche  accom- 
plie et  sa  profession,  la  somme  fixe  de  deux  francs. 

L'ouvrier  faisait  ce  calcul  bien  simple  et  le  faisait 
tout  haut  :  l'Etat  me  donne  trente  sous  pour  ne  rien 
faire,  il  me  paye  quarante  sous  quand  je  travaille. 
Donc,  je  ne  dois  faire  que  pour  dix  sous  de  travail  (1  ) . 

Aussi,  et  dès  le  !'=■■  mars,  la  grève  payée  était 
autorisée,  instituée,  provoquée  ;  à  côté  delà  garde 
mobile,  cohorte  prétorienne  qu'on  enrôlait  à  trente 
sous  par  jour,  mais  qui,  du  moins,  avait  des  mo- 
tifs de  création  plausible,  on  créait  un  autre  corps 
de  lazzaroni  officiels,  payés  de  même  trente  sous 
par  jour  (2). 

(1)  Le  Rapport  delà  Cour  des  comptes  donne  ces  détails, 
sur  les  Ateliers  nationaux,  fondés  à  Lyon  par  Emmanuel 
Arago  :  «  Le  travail  exécuté  depuis  le  31  mars  jusqu'au 
27  mai  par  l'atelier  national  proprement  dit  consiste  en 
3.001  mètres,  25  centimètres  cubes  de  terre  extraite  et  trans- 
portée à  la  distance  moyenne  de  30  mètres.  La  dépense 
correspondante  est  de  48.1%  francs.  Le  prix  du  mètre  cube 
est  donc  revenu  à  16  fr.  06.  En  temps  ordinaire,  le  même 
travail  serait  payé  à  un  entrepreneur  ôi  centimes.  » 

(2)  Emile  Thomas,  Histoire  des  Ateliers  nationaux,  p.  30. 


410  LA    VIE    PARISIENNE 

Ces  lazzaroni  officiels,  menaient,  à  côté  des 
vrais  ouvriers  Immiliës  par  leur  situation  (1), 
une  existence  aussi  agréable  que  peu  fatigante. 

«  J'eus  plusieurs  fois,  écrit  clans  ses  Souvenirs  2) 
le  Dr.  Fournies  de  la  Saboutie,  occasion  de  voi  r 
les  prétendus  ateliers  nationaux.  Il  y  avait,  et  en 
grand  nombre  assurément,  de  braves  gens,  à  la 
figure  honnête,  aux  manières  convenables,  de 
bons  ouvriers  qui  auraient  désiré  gagner  le  salaire 
qu'on  leur  donnait  ;mais  là  comme  ailleurs,  ré- 
gnait la  minorité  turbulente,  perverse,  ne  rêvant 
que  le  trouble  et  le  désordre,  ne  travaillant  pas  et 
ne  laissant  pas  travailler  les  autres.  Les  journées 
se  passaient  à  crier,  à  chanter,  à  pérorer.  Quel- 
quefois, divisés  en  plusieurs  groupes,  ils  jouaient 
au  loto,  aux  cartes,  aux  dés,  ils  dansaient  entre 
eux  des  sortes  de  danses  sauvages  (3).  Ils  ne  disaient 
pas  les  ateliers,  mais  les  râteliers  nationaux.  Au 
refrain  de  l'air  des  Girondins  : 

Mourir  pour  la  Pairie 


(1)  «  Au  lieu  de  dépenser  tant  d'argent  dans  les  Ateliers 
nationaux,  où  l'on  me  donnait  à  moi,  par  exemple,  50  sous 
par  jour  pour  ne  rien  faire,  naurail-on  pas  eu  raison,  plutôt 
que  de  laisser  mourir  des  hommes  de  faim,  tandis  que  d'au- 
tres regorgent,  d'organiser  le  travail  ?  »  Déposition  de  Ha- 
cary,  chef  de  barricade  dans  le  quartier  Saint-Antoine  (il 
était  mécanicien).  Audience  du  2*  Conseil  de  guerre. 

(2)  Souvenirs  d'un  Médecin  de  Paris. 

(3)  Danses  sauvages,  c'est  sans  doute  exagéré. 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  411 

ils  avaient  substitué  : 

Nourris  par  la  Patrie, 
C'est  le  sort  le  plus  beau... 

D'autrefois,  ils  faisaient  des  lectures,  l'Histoire 
des  Girondins  était  commentée  par  eux  à  leur 
manière.  » 

Un  autre  témoin,  Alphonse  Balleydier  (1)  repro- 
duit le  récit  que  lui  fit  une  dame  de  ses  amies  de 
la  visite  qu'elle  avait  faite  à  l'un  des  ateliers  natio- 
naux : 

«  Les  travailleurs  du  Champ  de  Mars  jouaient, 
les  uns  au  bouchon,  les  auti'es  lisaient  la  Gazette 
comme  de  vieux  rentiers  de  province,  d'autres  se 
reposaient  doucement  sous  de  frais  ombrages  et  sur 
le  vert  gazon,  comme  les  amoureux  bergers  de 
Fiorian  ;  ceux-là  sans  doute  me  prirent  pour  quel- 
que princesse  déguisée  en  Estelle,  car  ils  se  pré- 
cipitèrent en  criant  :  A  bas  les  aristocrates  !  Ils  se 
disposaient  à  me  faire  mettre  pied  à  terre,  lorsque, 
fort  lieureusement  pour  moi,  un  jeune  garde  mo- 
bile qui  se  trouvait  là,  prenant  chaudement  ma 
défense,  retint  à  la  distance  de  son  sabre  mes 
agresseurs,  et  donna  à  mon  cocher  le  temps  de 
reprendre  au  grand  galop  le  chemin  de  Paris.  » 

Ces  ouvriers  étaient  atteints  comme  le  reste  du 

(1)  Histoire  de  la  Garde  mobile  dans  les  Journérs  de  février.  Pa- 
ris, 1848,  p.  17. 


412  LA    VIE    PARISIENNE 

pays,  de  celte  clabomania  que  nous  avons  signa- 
lée dans  le  chapitre  précédent. 

Le  5  avril,  s'était  formé,  au  parc  Monceaux,  salle 
du  Manège,  le  Clah  central  des  Ateliers  natio- 
naux^ avec  Emile  Thomas  comme  président  : 

Chaque  brigade  y  envoyait  pour  la  représenter 
un  délégué  qui  touchait  2  fr.  50  par  jour,  plus  un 
cachet  de  présence  de  25  centimes. 

Le  vaudevilliste  Jaime  recevait  dix  francs  par 
jour  pour  prendre  la  parole  dans  chaque  séance  du 
club.  11  lui  arriva  souvent  (et  c'était,  d'ailleurs, 
dans  ses  attributions)  de  calmer  par  un  mot  d'es- 
prit, et  plus  encore  par  un  calembour,  les  clubistes 
les  plus  exaltés.  Ils  riaient  et  ils  étaient  désarmés. 
Ce  maintien  de  l'ordre  par  le  vaudeville  est  une 
-des  plus  ingénieuses  inventions  de  l'époque.  Mal- 
heureusement, à  la  longue,  elle  perdit  beaucoup 
de  son  efficacité. 

Dans  la  même  salle  du  Manège  fonctionnait  le 
Club  des  Brigadiers  des  Ateliers  nationaux. 

Ce  fut  ce  club  qui  se  chargea  de  répondre  par 
une  affiche  placardée,  le  22  juin,  sur  les  murs  de 
Paris,  à  un  discours  dans  lequel  le  ministre  des 
Finances,  Goudchaux,  qui  avait  succédé  à  Marie 
montrait  combien  les  ateliers  nationaux  étaient  à 
la  fois  ruineux  et  inutiles  (^1)  : 

(1)  Et  il  convient  de  rappeler  à  ce  propos  que  la  plupart 
des  brigadiers  étaient  de  pseudo-ouvriers  (les  pseudo-ou- 


les  ateliers  nationaux  413 

<(  Les  Travailleurs  des  Ateliers  Nationaux 
AU  Citoyen  Goudchaux 

Citoyen  Goudchaux, 

Est-ce  bien  vous  qui  avez  été  le  premier  mi- 
nistre des  Finances  de  la  République,  conquise  au 
prix  du  sang  par  le  courage  des  travailleurs  ;  de 
cette  République  dont  la  première  promesse  a  été 
d'assurer  le  pain  de  chaque  jour  à  tous  ses  enfants 
en  proclamant  le  droit  de  tous  au  travail  ?  Ce 
travail,  qui  nous  le  donnera,  si  ce  n'est  l'Etat, 
lorsque  l'industrie  a  fermé  partout  ses  ateliers, 
ses  magasins  et  ses  usines?  N'avons-nous  pas 
reçu  les  premières  et  les  plus  profondes  blessu- 
res dans  le  duel  social  du  crédit  aux  abois  avec 
l'enfantement  des  idées  nouvelles?  Hier,  martyrs 
pour  la  République  sur  les  barricades,  aujourd'hui 
ses  défenseurs  dans  les  rangs  de  la  garde  na- 
tionale^ les  travailleurs  pourraient  la  considé- 
rer comme  leur  libératrice;  ils  aiment  mieux  la 
regarder  comme  leur  mère.  Voudriez-vous  qu'elle 
fût  pour  eux  une  marâtre  ? 

vriers  abondaient  dans  les  Ateliers  nationaux).  Maxime  du 
Gamp  reraarijue  dans  ses  Souoenirs  de  l'année  IS'iS  que  pres- 
que tous  les  concieij^es  de  FarPs  en  faisaient  partie.  La 
paie  (le  ces  brigadiers  s'élevait  à  elle  seule  à  i)rès  de 
300.000  francs  par  jour. 

27, 


414  LA    VIE    PARISIENNE 

Pourquoi  ces  clameurs,  ces  préventions  injus- 
tes, ces  accusations  calomnieuses  contre  les  ate- 
liers nationaux  ?  Ce  n'est  pas  notre  volonté  qui 
manque  au  travail,  c'est  un  travail  utile  et  appro- 
prié à  nos  professions  qui  manque  à  nos  bras  ; 
nous  le  demandons,  nous  l'appelons  de  tous  nos 
vœux!  Quel  appoint  avons-nous  fournis  aux  ras- 
semblements, aux  émeutes?  Quelles  sont  les  ar- 
restations sérieuses  faites  parmi  nous  ? 

Que  d'absurdités,  que  de  mensonges  ont 
égaré  l'opinion  publique  à  notre  égard!  Tantôt 
c'étaient  des  brigadiers  trouvant  le  moyen  de 
faire  20.000  francs  d'économies  sur  5.000  francs 
de  recette  employés  à  la  paye  de  cinquante-six 
travailleurs  pendant  trois  mois.  Tantôt  les  briga- 
diers étaient  transformés  en  espèce  d'agents  de 
police  ou  de  commissaires  interrogateurs,  chargés 
de  demander  les  professions  de  foi  politique  des 
travailleurs.  Une  autre  fois,  c'était  une  dilapida- 
tion effrayante  des  deniers  publics,  parce  qu'une 
direction  encore  inexpérimentée,  confiante  en  la 
loyauté  de  ses  intentions  et  dans  celle  des  ou- 
vriers, s'était  montrée  plus  soucieuse  de  leur  venir 
en  aide  que  d'observer  les  règles  et  la  forme  ad- 
ministratives. Un  épurement  complet,  un  recense- 
ment détaillé,  admirablement  improvisé  en  quel- 
ques heures,  ont  fait  justice  de  ces  imputations. 

Des  ouvriers  préfèrent,  dit-on,  recevoir  1  fr.  15 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  415 

par  jour  à  ne  rien  faire  dans  les  ateliers  natio- 
naux, tandis  qu'ils  pourraient  gagner  6  à  8  francs 
chez  leurs  patrons.  De  grâce,  qu'on  nous  indique 
les  maisons  qui  offrent  ces  avantages;  qu'on  nous 
signale  les  noms  des  ouvriers  récalcitrants  qui 
abusent  du  pain  de  la  misère.  Leur  place  n'est 
pas  dans  les  ateliers  nationaux. 

Pourquoi  les  ateliers  nationaux  excitent-ils  au- 
tant votre  réprobation,  citoyen  Goudchaux  ?  Ce 
n'est  pas  leur  réforme  que  vous  demandez,  c'est 
leur  suppression  complète.  Mais  que  fera-t-on 
de  cette  masse  de  cent  dix  mille  travailleurs  atten- 
dant chaque  jour  de  leur  modeste  paye  les  moyens 
d'existence  pour  eux  et  leur  famille  ?  Les  livrera- 
t-on  aux  mauvais  conseils  de  la  faim,  aux  entraî- 
nements du  désespoir?  Les  jettera-t-on  en  pâture 
aux  factions  liberticides  ?  Vous  préféreriez  sans 
doute  que  les  fonds  versés  dans  les  ateliers  natio- 
naux fussent  remis  à  des  chefs  d'industrie  et  à 
des  entrepreneurs,  qui  les  emploieraient  d'abord 
à  payer  leurs  billets  en  souffrance.  Vous  êtes  ban- 
quier, citoyen  Goudchaux,  comme  ce  bon  M.  Josse 
était  orfèvre. 

Loin  d'être  une  mauvaise  institution,  les  ate- 
liers nationaux  sont  une  création  admirablement 
philanthropique  qui  peut  avoir  les  meilleurs  résul- 
tats, sous  une  administration  sage  et  habile  :  c'est 
l'organisation  qui  leur  a  manqué.  Il  faut  à  l'indus. 


416  LA    VIE    PAFUSIENNE 

trie  un  réservoir  pour  alimenter  et  une  pépinière 
pour  lui  fournir  des  ouvriers  connus,  de  bons  em- 
ployés et  de  bons  comptables.  Il  faut  un  déversoir 
pour  recevoir  ses  blessés  et  ses  invalides.  L'Etat, 
qui  .a  droit  au  dévouement  de  tous,  doit  aussi 
assurer  l'existence  de  tous. 

Le  citoyen  Goudchaux  veut  évidemment  étouf- 
fer les  idées  socialistes  qui  germent  dans  toutes 
les  tètes,  et  c'est  sans  doute  pour  arriver  à  ce 
but  qu'il  propose  de  commencer  par  la  désorga- 
nisation des  ateliers  nationaux,  qui  auraient  pu, 
dans  l'avenir,  former  de  vastes  associations  de 
chaque  corps  d'état.  Mais  qu'importe  !  Quoi  qu'il 
fasse,  il  ne  parviendra  pas  plus  à  nous  désunir 
qu'à  déraciner  de  nos  esprits  et  de  nos  cœurs 
l'idée  dominante  dont  le  triomphe  est  assuré! 

Ouvriers  appelés  à  la  construction  de  l'édifice 
social,  organisez,  instruisez,  moralisez  les  ateliers 
nationaux,  mais  ne  les  détruisez  pas.  La  Répu- 
blique démocratique  ne  peut  vouloir  cet  attentat 
fratricide. 
.  .  Vive  la  République  ! 

Pour  tous  les  travailleurs,  les  membres  de  la 
commission  nommés  pour  représenter  les  quatorze 
arrondissements. . . 

Les  membres  du  bureau  provisoire  du  Club  de 
l'Union  des  brigadiers  des  ateliers  nationaux  : 

Le  Président:  A.  Lampehièue 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  417 

Les  Vice-Présidents  :  Corteuil,  Leprestre-Du- 

BOCAGE 

Les  Secrétaires:  G.  Florimond,  Loyot 

Les  Commissaires:  Giffard,  Goffixon,  Lefran- 
SAY,  Gadion,  Vignon 

Le  Trésorier:  Fayet.  » 

L'opinion  publique,  et  même,  ce  qui  est  signifi- 
catif, une  partie  notable  de  l'opinion  ouvrière  se 
montraient  de  plus  en  plus  hostiles  aux  ateliers 
nationaux.  On  commençait  à  trouver  qu'ils  coû- 
taient beaucoup  trop  cher  (1)  non  seulement  pour 
les  travaux  qui  leur  étaient  confiés  (et  dont  ils  s'ac- 
quittaient fort  mal)  mais  aussi  pour  les  services 
qu'on  en  attendait. 

En  effet,  dans  la  pensée  du  Gouvernement,  les 
Ateliers  nationaux  devaient  être  à  la  fois  «  un  ex- 
pédient loyal  pour  offrir  à  la  populatien  ouvrière 
un  salaire  et  du  pain  (2)  »  et  un  moyen  de  former 
«  au  lieu  d'une  force,  à  la  merci  des  socialistes 
et  des  émeutes,  une  armée  prétorienne,  mais  oisive, 
à  la  merci  du  pouvoir  (3)  ». 

(1)  Seuls  les  ateliers  de  femmes  organisés  dans  les  douze 
arrondissements  de  Paris  ;ct  où  on  confectionna,  pour  les 
armées,  des  chemises  et  autres  objets  de  lingerie)  rappor- 
tèrent à  peu  près  ce  qu'ils  avaient  coûté. 

(2)  Garnier-Pagès. 

(3)  Lamartine,  Histoire  de  la  Rêvolalion  de /écrier,  t.  II,  p.  120 
—  et  il  ajoute  :  "  Commandés,  dirigés,  soutenus  par  des 
chefs  qui  avaient  la  pensée  secrète  de  la  partie  antisocia- 
liste du  Gouvernement,  les  ateliers  contre-balancèrent  jus- 


418  LA    VIE    PARISIENNE 

Or  cette  armée  prétorienne,  qui  était  aussi  dans 
son  ensemble  une  armée  de  fainéants,  devenait 
par  ses  tendances,  par  sa  masse,  chaque  jour  plus 
dangereuse. 

On  ne  pouvait  plus,  dans  la  détresse  financière 
où  se  trouvait  le  pays,  la  nourrir  ';[].  Il  fallut  la 
supprimer. 

Mais  ces  ouvriers  des  Ateliers  nationaux,  ou 
du  moins  beaucoup  d'entre  eux,  s'étaient  bien  vite 
habitués  à  être  payés  à  ne  rien  faire.  Ils  ne  deman- 
daient qu'à  continuer. 

Dans  la  séance  du  16  mai,  à  la  Chartre,  Dupin 
avait  dit:  «Nous  avons  tous  le  même  but;  nous  som- 
mes animés  des  mêmes  sentiments  ;  nous  formons  le 
même  désir,  et  ce  désir  est  le  vœu  de  la  France 
entière,  le  vœu  de  Paris,  du  bo?i  Paris.  Car  il  ne 
faut  pas  prendre  pour  l'expression  de  la  capitale 
cette  population  de  travailleurs  en  disponibilité 
qu'on  devrait  envoyer  dans  des  ateliers  militaire- 
ment organisés,  pour  lui  faire  gagner,  en  travail- 


quà  l'arrivée  de  l'Assemblée  nationale,  les  ouvriers  sectaires 
du  Luxembourg  et  les  ouvriers  séditieux  des  clubs.  Ils 
scandalisaient  par  leur  niasse  et  l'inutililé  de  leurs  travaux 
les  yeux  de  Paris  ;  mais  ils  protégèrent  et  sauvèrent  plu- 
sieurs fois  Paris  à  son  insu.   » 

(1)  Le  dernier  recensement  des  Ateliers  nationaux,  le 
20  juin,  comptait  120.000  ouvriers,  et  constatait  (fu'il  y  avait 
encore  à  cette  date  50.000  demandes  d'admission.  «  Tout 
Paris,  disait  Léon  Faucher,  dans  son  rapport  à  l'.Vssemblée, 
y  passera.  » 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  419 

lant,  des  salaires  qu'elle  obtient  aujourd'hui,  en 
ne  travaillant  pas.  » 

A  cette  déclaration  répondirent  de  nombreuses 
affiches  placardées  par  des  ouvriers  et  entre  autres 
celle-ci  qui  parut  aussi  en  brochure,  et  qui  est  due 
à  un  certain  Sibert,  qui  avait  la  spécialité  de  ce 
genre  d'affiches,  et  en  vivait  : 

«    RÉPONSE 

DES  Ouvriers 
A  Monseigneur  Dupi:? 

Monseigneur  Dupin, 

Nous  ne  sommes  pas  des  gens  qui  demandent 
V aumône.  La  république  a  promis,  par  le  travail, 
de  faire  vivre  ses  enfants  ;  donnez-nous  donc  du 
travail  qui  nous  permette  de  vivre  comme  des 
hommes  libres  doivent  vivre,  et  vous  verrez,  mes- 
sieurs les  satisfaits,  si  nous  sommes  des  Lazza- 
roni,  ne  demandant  pas  mieux  que  de  nous  nour- 
rir des  deniers  publics.  Ce  n'est  pas  nous,  du  reste, 
qui  avons  demandé  qu'on  instituât  les  ateliers  na- 
tionaux, et  ce  ne  sont  pas  les  hommes  qui  ont  fait 
le  24  février  que  vous  embrigaderez  militai- 
rement. Peuple  de  votre  mauvais  Paris  (vous  qui 
pensez  et  agissez  comme  M.  Dupin)  vous  ne  nous 
trouvez  beaux  que  sur  nos  barricades  ;  dans  ces 
moments-là  nous  sommes  magnifiques,  généreux. 


420  LA    VIE    PARISIENNE 

grands,  braves,  héroïques  même  ;  il  n'est  de  flatte- 
ries que  vous  ne  nous  prodiguiez  et  sur  tous  les 
tons  vous  nous  faites  nos  louanges  ;  nous  sommes 
enfin,  quand  vous  tremblez,  quand  a^ous  craignez 
la  vengeance,  le  Peuple  du  bon  Paris  ;  oh  !  c'est 
qu'alors  vous  savez  (|ue  nous  pouvons  vous  faire 
demander  grâce,  messieurs  les  satisfaits  :  tant 
c[u'il  y  aura  des  caves  pour  vous  cacher,  les  jours 
que,  poussés  par  la  souffrance,  éclate  notre  colère, 
nous  ne  vous  verrons  jamais  en  face  ;  ce  n'est  que 
gardés  par  40.000  soldats,  à  l'ombre  de  40.000 
baïonnettes,  que  vous  oserez  épancher  votre  bile,  en 
prodiguant  au  peuple  l'outrage  que  nous  ne  savons 
pas  punir.  Gardez-vous  d'oublier,  messieurs  les 
monarchistes,  que  ce  n'est  pas  pour  rester  vos 
esclaves  que  nous  avons  fait  une  troisième  réA^olu- 
tion  ;  nous  avons  combattu  votre  organisation  so- 
ciale, seule  cause  du  désordre  et  de  la  misère  qui 
dévore  et  ravale  la  société  actuelle,  et  où  la  force 
brutale  fait  seule  la  loi.  Inspirés  par  l'esprit  de 
justice,  par  le  saint  amour  de  nos  droits,  nous 
voulons  nous  régir  par  ces  institutions,  dont  l'har- 
monique sagesse  émane  do  Dieu  même  ;  nous 
sommes  certains,  par  l'association,  de  pouvoir  nous 
appartenir  et  n'avoir  plus  de  maîtres.  L'associa- 
tion était  la  seule  institution  équitable  qui  soit  dans 
la  nature,  et  la  seule  par  conséquent  qui  puisse 
donner  au  monde,  à  tous  les  peuples,  la  Liberté^ 


LES    ATELIERS    NATIONAUX  i^ll 

la  vraie  Fraternité^  La  vraie  Indépendance  et  la 
Paix  universelle.  Sans  l'association,  toutes  ces 
belles  paroles  ne  sont  que  des  mots  morts  qu'on  lit 
sur  nos  drapeaux,  mais  dont  les  cœurs  sont  vides  ; 
il  n'y  a  dans  ce  monde,  chez  tous  les  peuples^ 
qu'asservissement  éternel,  qu'anarchie,  des  maîtres 
et  des  esclaves. 

L'aumône  que  vous  nous  faites  n'est  vraiment 
qu'une  aumône,  elle  de^a^ait  être  quelque  chose  de 
plus  digne,  c'est-à-dire  une  restitution.  De  vrais 
républicains  ne  font  pas  l'aumône,  ils  donnent  à 
leurs  frères  et  leurs  frères  -leur  donnent,  ils  agis- 
sent comme  Dieu.  Celui  qui  s'écarte  de  cette  loi 
de  justice,  de  cette  loi  suprême,  est  un  impie  par 
Dieu  maudit.  C'est  nous,  M.  Dupin,  qui  avons 
pris  sous  notre  sauvegarde  vos  fortunes  et  vos 
propriétés,  pendant  les  trois  journées  ;  à  ce  seul 
titre,  riches  égoïstes  aux  instincts  de  Caïn,  qui, 
comme  lui,  assassinez  vos  frères. 

Vous  avez  à  rougir  de  nous  faire  qu'une  aumône. 
Vous  serez  toujours  les  mêmes,  et  cette  fois  encore 
le  cœur  généreux  des  travailleurs  que  vous  insul- 
tiez vous  a  sauvés  ;  sévir  contre  vous  pourtant 
eût  été  justice,  mais  si  nous  mettons  en  l'Etre  su- 
prême toutes  nos  espérances,  c'est  parce  que  nous- 
sentons  qu'inspirés  par  lui  nous  saurons,  avec  une 
ferme  volonté,  faire  triompher  l'ordre  et  l'intégrité, 
là  où  vos  institutions  égoïstes  et  corruptrices  n'ont 


422  L\    VIE    PARISIENNE 

jamais  l'ait  régner  que  l'anarchie  et  propager  ces 
maximes  vraiment  avilissantes,  au  contact  desquel- 
les l'esprit  humain  s'altère  et  se  dégrade,  où  le  cœur 
se  corrompt  et  n'offre  à  la  société,  à  la  patrie  que 
des  âmes  avilies.  Hommes  du  bon  Paris,  vos  légis- 
lateurs ont  si  bien  travaillé  que  si  nous  les  avions 
laissé  plus  longtemps  gouverner,  ils  auraient  fini 
par  extirper  tout  ce  que  Dieu  a  mis  de  généreux 
et  de  sublime  dans  la  nature  humaine.  Plaignez- 
vous,  messieurs  les  satisfaits,  messieurs  les  hom- 
mes d'élite,  du  fardeau  qu'en  ce  moment  le  pauvre 
peuple  fait  peser  sur  vous  !  Reprochez-nous  les 
vingt-trois  sous  de  pain  que  vous  nous  donniez  de 
si  mauvaise  grâce  !  en  ces  jours  de  crise  et  de 
misère  profonde,  où  tous  les  travaux  sont  suspen- 
dus !  en  ces  jours  où  il  ne  manque  plus  que  la 
famine,  où  la  mère  manquant  de  nourriture 
n'aura  plus  bientôt  à  donner  à  son  enfant,  à 
sa  pauvre  créature,  qu'un  sein  desséché  ou  un 
lait  corrompu  par  la  faim  !  Plaignez-vous,  mes- 
sieurs, cela  ne  vous  empêche  pas  de  manger  les 
meilleurs  morceaux  et  de  boire  le  Champagne 
à  votre  dessert.  Nos  sueurs  vous  enrichissent  et  se 
changent  en  vins  fins  dans  a-os  go.siers  aristocra- 
tiques ;  oui  !  votre  bien-être  et  vos  fortunes  en- 
fin vous  ont  été  acquis  par  notre  travail,  car,  vous 
le  savez  bien,  nous  ne  sommes  malheureux  que  par 
vous  et  à  cause  de  vous  ;  nos  maux  sont  votre  ou- 


LES    A.TELIERS    >'ATIONAUX  423 

vrage.  Vous  avez  exploité  et  voulez  toujours  exploi- 
ter le  producteur,  et  la  société  ne  parait  si  diffi- 
cile à  réorganiser  que  parce  que  vous  seuls  y  met- 
tez des  entraves  en  écartant  de  la  vérité  des  mil- 
liers de  nos  frères,  que  vous  influencez  autant 
par  vos  positions  qui  leur  imposent  que  par  le  mot 
d'utopistes,  par  lequel  si  déloyalement  vous  nous 
désignez.  Allez,  quoi  que  vous  fassiez,  la  vérité  se 
ferajour,  et  comme  l'eau  qui  coule,  le  progrès  dont 
vous  êtes  ennemis  intéressés,  suivra  son  cours. 
Vous  aurez  beau  faire,  nous  mépriserons  toujours 
vos  insultes,  et  le  temps  n'est  pas  loin  qu'à  votre 
grand  regret  vous  n'aurez  plus  d'esclaves,  et  que 
le  seul  et  vrai  titre  de  noblesse  qu'ambitionnera 
l'honnête  homme,  le  bon  l'épublicain,  sera  le  titre 
d'ouvrier. 

Signé  par  tons  les  ouvriers' 

Frères  nous  ne  sommes  pas  riches,  apportez- 
nous  votre  coopération,  ne  serait-ce  que  5  centimes 
pour  répandre  cette  affiche  à  10.000  exemplaires. 

On  reçoit  les  lettres  affranchies. 

Auguste  Sibeut,  brigadier, 

82,  rue  de  la  Tixeranderie,  au  2%  recevra  les 
souscriptions.  » 

On  se  décida  à  une  mesure  qui  devenait  inévi- 
table. 


-424  LA    VIE    PARISIENNE 

Le  docteiii'  Trelat,  qui,  le  11  mai,  avait  remplacé 
Marie  aux;  Travaux;  publics,  reçut  mission  de  débar- 
rasser Paris  des  ateliers  nationaux. 

Il  prit  un  arrêté  (le  4  juin    d'après  lequel  : 

1*^  Les  hommes  de  18  à  25  ans  seraient  tenus  de 
s'enrôler  ou  congédiés  ; 

1"  Tous  ceux  qui  ne  justifieraient  pas,  avant  le 
24  mai,  de  six  mois  de  domicile,  ne  recevraient 
plus  aucune  solde  ; 

3"  Les  patrons  auraient  le  droit  de  requérir  sur 
les  listes  d'embrigadement,  et  au  prix  de  deux  francs 
par  jour,  les  ouvriers  dont  ils  auraient  besoin  . 

Tout  le  reste  devait  être  congédié  dans  un  bref 
délai. 

Emile  Thomas  alla  transmettre  la  protestation 
des  iVteliers  nationaux  au  ministre  des  Travaux 
publics.  Il  ne  put  obtenir  qu'un  répit  de  vingt - 
quatre  heures.  Le  25  mai,  on  créa  une  commission 
dont  faisait  partie  son  futur  remplaçant,  Louis 
Lalanne.  On  l'obligea  à  donner  sa  démission,  et, 
après  avoir  été  gardé  à  vue, il  fut,  le  27  mai, 
expédié  à  Bordeaux,  sans  avoir  manifesté  le 
moindre  désir  d'y  aller.  C'était  ce  qu'on  appela 
une  «  mission  extraordinaire  » 

Les  Ateliers  nationaux  n'existaient  pour  ainsi 
dire  plus,  lorsque  parut  l'arrêté  de  Trélat,  relardé 
depuis  un  mois.  Les  ouvriers  y  avaient  déjà  répondu 
par  les  émeutes  de  juin. 


XI 

Manifestations  et   Émeutes, 
Les  Journées  de  Jujn. 


Cette  période  de  qua- 
tre mois  environ  qui 
s'étend  de  la  révolution 
j^  '',  aux  journées  de  juin 
I  d-  ./'-^^^  '^^  ^'\  n'a  été  qu'une  sucees- 
i  '^v'i-tih  ,X''^  sion  d'émeutes.  Elles 
tendaient  à  appliquer 
les  tliéories  de  certains 
membres  du  Gouverne- 
ment. Les  discours  so- 
nores et  creux,  dont  on  était  si  prodigue  à  cette 
époque,  elles  essayaient  de  les  transformer  en 
réalités. 

Tant  que  le  peuple  conserva  ses  illusions  sur 
ceux  qui  le  gouvernaient,  ces  émeutes  furent  plutôt 


Socialisme. 


4''26  LA    VIE    l'AUISIENNE 

des  manifestations  un  peu  bruyantes,  où  les  élé- 
ments mauvais  formaient  l'exception. 

Le  17  mars,  à  trois  heures  de  l'après-midi  Ma- 
dame de  Lamartine  recevait  de  son  mari,  qui  se 
trouvait  alors  à  l'Hôtelde  ville,  ce  billet  :  «  Tout  va 
à  merveille.  Ledru-Rollin  se  conduit  très  bien.  Le 
peuple  défile  tranquillement.  » 

Le  15  avril  les  ouvriers  criaient  :  «Vive  la  bonne 
République  !  Vive  l'Égalité  !  Vive  la  vraie  Répu- 
blique du  Christ  !  » 

Le  15  mai,  ce  qui  dominait  dans  cette  plèbe  soule- 
vée et  frémissante,  ce  n'était  pas  le  mécontente- 
ment ni  la  haine  de  classe,  mais  le  désir  de  mani- 
fester en  faveur  de  la  Pologne. 

Le  Gouvernement  était  en  grande  partie  respon- 
sable de  cet  accès  de  Donquichottisme.  L'affran- 
chissement de  la  Pologne,  et  de  tous  les  peuples 
opprimés,  était  une  des  utopies,  les  plus  généreu- 
ses, et  les  moins  réalisables,  en  1848.  Le  2  mars, 
Marrast,  qui  habillait  son  scepticisme  à  la  mode 
du  jour,  disait,  devant  la  tombe  d'Armand 
Garrel  : 

«...  Nous  avons  aujourd'hui  un  grand  devoir  à 
remplir...  Ce  devoir,  c'est  de  prêcher  partout 
l'union,  la  concorde...  C'est  de  montrer  que  nous 
sommes  un  peuple  indivisible,  fort,  décidé  ferme- 
ment à  maintenir  nos  droits,  et  aussi  les  droits  de 
tous  les  peuples  qui  ont  combattu  pour  la  liberté  de 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  4"27 

la  Suisse,  de  l'Italie,    de   l'Espagne  et  de   la  Po- 
logne ! 

Au  pied  de  cette  tombe,  je  suis  heureux  de  pou- 
voir saluer  tous  ces  peuples  pour  lesquels  s'ouvre 
une  nouvelle  ère. 

Nous  succédons  à  un  Gouvernement  qui  subis- 
sait la  paix;  nous  sommes  en  position,  aujourd'hui, 
de  l'imposer  à  l'Europe...  On  nous  disait,  il  y  a 
quelque  temps  :  Si  la  France  est  sage,  elle  aura  la 
paix. ..  Et  nous  maintenant  nous  disons  à  l'Europe  : 
Si  elle  est  sage  !...  » 

Et  à  ce  moment  la  voix  de  l'orateur  était  cou- 
verte par  les  applaudissements.  L'Europe  républi- 
canisée,  les  empereurs  et  les  rois  oblig-és  de  briser 
les  chaînes  de  leurs  malheureux  sujets  et  de  se  coif- 
fer, comme  jadis  Louis  XVI,  du  bonnet  rouge, 
voilà  ce  que  voyaient  des  milliers  d'auditeurs  à 
travers  les  phrases  enflammées  de  son  discours. 

Le  13  mai,  près  de  cent  mille  citoyens,  presque 
tous  de  la  classe  ouvrière,  avaient  parcouru  les 
boulevards  en  criant  :  «  Vive  la  Pologne  !  » 

Ce  sentiment  domina,  jusqu'à  la  fin,  dans  la  par- 
tie saine  du  peuple.  Louis  Blanc  le  constate  et  il 
cite  un  exemple  très  caractéristique  de  cette  exal- 
tation :  «  Je  tiens,  dit-il,  de  M.  Moukton  Milnes 
qu'au  plus  fort  du  tumulte,  il  remarqua  un  vieil- 
lard, un  Français,  qui  pleurait  à  chaudes  larmes 
et  s'écriait  d'une  voix  passionnée  :  a  Pauvre  Polo- 


428  LA    VIE    PARISIENNE 

gne  !  pauvre  Pologne  !  Elle  sera  donc  sauvée  (1)  !  » 
Les  meneurs  le  savaient  bien,  qu'en  s'adressant 
à  la  générosité  —  et  à  la  naïveté  et  à  l'ignorance  — 
du  peuple  le  pluscapaljle  d'emballement  et  le  moins 
capable  de  réflexion,  ils  arriveraient  à  leur  but. 
Dans  la  matinée  du  15  mai,  Sobrier  avait  fait 
afficher  sur  les  murs  de  Paris  cet  appel  : 

«  Manifestation  en  passeur  de  la  Pologne. 

Les  citoyens  qui  veulent  concourir  à  la  mani- 
festation démocratique  du  peuple  français  en  fa- 
veur de  la  Pologne  sont  prévenus  qu'on  se  réu- 
nira aujourcVhui  lundi,  à  dix  heures  du  matin, 
autour  du  monument  de  la  place  de  la  Bastille. 

Les  délégués  des  départements  qui  se  trouvent  à 
Paris  sont  invités  à  se  réunir  à  ceux  de  Paris,  afin 
que  cette  manifestation  puisse  être  considérée  comme 
l'expression  des  sentiments  de  toute  la  France. 

La  marche  sera,  comme  toujours,  grave  et  so- 
lennelle, car  il  s'agit  du  salut  d'une  nation  amie 
qu'on  opprime. 

Point  de  tambour,  point  de  musique,  point 
d'armes,  point  d'autres  cris  que  ceux  de  : 

Vive  la  République  !  Vive  la  Pologne  !  » 

Un  autre  mot  d'ordre  avait  été    donné  par  le 

(1)  Histoire  de  la  Bévolution  de  IS'iS,  t.  II,  p.  95. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  4^29 

chef  du  mouvement  aux  fidèles,  aux  frères  et  amis_, 
à  ceux  dont  on  se  croyait  sur.  Il  s'agissait  de 
greffer  sur  cette  manifestation  d'apparence  paci- 
fique une  véritable  émeute,  La  Pologne  ne  devait 
être  que  le  prétexte. 

Louis  Blanc  reproduit  cette  déposition  de 
]NL  Danduran,  ingénieur  civil,  membre  du  club 
centralisateur,  devant  la  haute  cour  de  Bourges 
le  10  mai  1849:  «  Je  jure  que  la  manifestation 
devait  s'arrêter  à  l'obélisque.  Qui  Ta  dirigée?  Je 
ne  saurai  le  dire  en  conscience  ;  mais  il  y  avait 
une  direction  occulte;  et  si  la  manifestation  est 
devenue  désordonnée,  il  faut  l'attribuer  à  des 
hommes  apostés  à  la  tête  du  pont  (1).  » 

Cette  direction  occulte,  pour  Louis  Blanc,  qui 
se  défend  d'y  avoir  eu  la  moindre  part  —  proba- 
blement parce  que  Témeute  n'avait  pas  produit 
les  résultats  espérés  —  émanait  de  la  fraction 
modérée  du  Gouvernement,  qui  ne  prévoyait  pas 
les  excès  qu'elle  allait  provoquer  (2). 

(1)  Histoire  de  la  Rcuolution  de  18'i8,  t.  II,  p.  90. 

(2)  Il  sappu}  ait  sur  ce  passage  de  Daniel  Stern  :  «  Le  parli 
de  la  République  qu'on  appelait  bourgeois —  MM.  Marrasf, 
Bûchez  et  autres  —  ne  trouvait  nul  danger  et  voyait  quel- 
ques avantages  à  une  manifestation  inoHensive  qui  lui  per- 
mettrait d'intervenir  comme  régulateur  entre  le  socialisme, 
dont  on  écarterait  les  chefs  compromettants,  et  les  dynas- 
tiques, que  Ion  protégeait  contre  les  prolétaires,  mais  en 
leur  faisant  sentir  ce  qu'ils  avaient  encore  à  craindre.  » 
Histoire  de  la  Révolution  de  IS'iS,  t.  III,  p.  21. 

28 


430  LA   VIE    PARISIENNE 

Raspail,  assure-t-il,  était  favorable  à  la  mani- 
festation, mais  la  voulait  pacifique.  Blanqui  ne 
l'approuvait  pas  mais  était  entraîné  par  son  club. 
Proudhon  écrivait  dans  son  Représentant  dit. 
Peuple  (1)  :  «  Pour  servir  la  liberté  là-bas,  nous 
allons  la  compromettre  ici,  »  et,  dans  le  numéro 
suivant,  il  engageait  les  patriotes  à  ne  pas  agir 
comme  «  des  clubistes  sans  cervelle  ». 

Dans  la  soirée  du  14,  des  séances  secrètes 
avaient  eu  lieu  au  Club  central,  présidé  par 
Blanqui,  et  au  Clab  du  Comité  révolutionnaire, 
présidé  par  Sobrier.  On  y  avait  préparé  la 
revanche  de  la  journée  du  15  avril. 

Pendant  ce  temps,  une  quinzaine  de  personnes, 
convoquées  par  Barbés,  s'étaient  réunies  chez 
Louis  Blanc.  Gelui-ei  affirma  plus  tard  qu'il  n'y 
avait  été  nullement  question  de  la  manifestation, 
mais  plusieurs  témoins,  entendus  lors  de  l'instruc- 
tion judiciaire,  opposèrent  à  cette  affirmation  un 
démenti  formel. 

Le  lendemain,  dans  la  matinée,  après  avoir  reçu 
la  visite  d'une  soixantaine  de  manifestants,  il  sor- 
tit et  se  dirigea  du  côté  de  la  place  de  la  Bastille. 
Il  avait  probablement  l'intention  de  s'y  rendre, 
mais  les  circonstances  lui  parurent  peu  favora- 
bles, il  craignit  sans  doute  de  trop  s'engager,  et 
il  put  prétendre,  lorsque  sonna  l'heure   des  res- 

(I)  N"  i4. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  431 

ponsabilités,  qu'il  était  allé  simplement  assister, 
dans  le  passage  des  Panoramas,  à  un  diner  donné 
en , l'honneur  d'un  de  ses  parents  qui  s'apprêtait 
à  partir  pour  la  Corse.  Ce  qui  est  certain  c'est 
que,  peu  après  le  moment  où  il  avait  quitté  son 
appartement  de  la  rue  Taitbout,  une  colonne  de 
deux  ou  trois  cents  ouvriers  —  qui  se  signala 
pendant  l'émeute  et  qui  semblait  chercher  un  chef 
ou  bien  un  drapeau  —  était  venue,  sous  ses  fenê- 
tres, crier;  Vive  Louis  Blanc  ! 

Pendant  tout  le  cours  de  la  Révolution  de  1848, 
ce  petit  homme,  convaincu  qu'il  portait  dans  les 
plis  de  sa  redingote  le  salut  delà  patrie,  essaya  de 
caser  son  système  de  l'Organisation  du  travail;, 
mais,  parmi  ceux  qui  affectaient  de  le  suivre,  beau- 
coup trouvaient  ses  opinions  trop  modérées  et  ne 
songeaient  qu'à  exploiter  sa  popularité,  dans  l'inté- 
rêt de  leurs  propres  théories. 

Quels  étaient  les  projets,  le  programme,  le  but 
de  ceux  qui,  le  15  mai,  tentèrent  de  terminer  une 
manifestation  en  faveur  de  la  Pologne  par  un  coup 
d'Etat  socialiste  ? 

Dans  la  maison  de  Sobrier,  où  s'imprimait  son 
journal,  la  Commune  de  Paris,  on  trouva  des 
brouillons  de  décrets,  sur  la  formation  d'une 
nouvelle  garde  nationale  qui  se  serait  appelée 
«  garde  ouvrière»,  sur  un  «  impôt  fraternel  »  exigé 
des  capitalistes,  connus  comme  tels,  et  versé  par 


432  LA    VIE    PARISIENNE 

eux  dans  le  délai  de  cinq  jours,  après  le  triomphe 
du  peuple,  impôt  qui  aurait  représenté  la  moitié 
de  leurs  revenus. 

Julien  Travers  assure  ^^i  i  qu'on  sema  à  profu- 
sion, dans  la  salle  des  séances  de  l'Assemblée 
nationale,  lorsqu'elle  fut  envahie,  de  petits  billets 
impi'imés,  de  couleur  rouge,  sur  lesquels  on  lisait: 
«  L'argent  n'a  plus  de  cours  en  France.  Toute 
propriété  privée  est  déclarée  propriété  nationale. 
Un  impôt  de  500  millions  est  mis  à  la  charge  de  l'in- 
fàmo  ville  de  Paris.  »  D'autres  billets  auraient 
porté  cette  inscription  :  w  Incendions,  incendions, 
jusqu'à  ce  que  nous  ayons  obtenu  le  partage  des 
terres!  »  Tout  cecijne  semble  fort  douteux. 

Jusqu'où  peuvent  aller  les  haines  politiques,  so- 
ciales, religieuses,  le  plus  aveugle  optimisme  ne 
peut  pas  l'ignorer,  mais  il  faut  cependant  se  tenir 
en  garde  contre  les  calomnies  qui  frappent  les  par- 
tis vaincus. 

Un  document  officiel,  le  Moniteur,  rendant 
compte  de  l'envahissement  de  l'Assemblée,  le 
15  mars,  par  liuber  et  les  émeutiers  dont  il  était 
ou  paraissait  être  le  chef  (2),  racontait  (jue  lorsque 
Barbes,  à  la  tribune,  avait  demandé  ([u'on  décré- 


^  (l)  Almanach  historique  de  la  République  J'ran<;aise,  par  un  ami 
de  l'ordre.  Paris,  1851,  p.  22. 

(2)  Louis  Blanc  affirme  qu"IIul)er  était  lliamme  de  Marrast 
et  des  modérés. 


MVMFESTATIOiNS    ET    EMEUTES  433 

tàt  un  impôt  d'un  milliard  sur  les  riches,  une  voix 
s'était  écriée  :  «  Non,  Jion,  ce  n  est  pas  cela  :  deux 
heures  de  pillage  !  » 

La  plupart  des  journaux  modérés  reprodui- 
sirent ce  propos,  sans  émettre  de  doute  sur  son 
authenticité.  Doit-on  se  montrer  aussi  aft'irmatif  ? 
Je  ne  le  crois  pas. 

«  Il  faut  savoir,  remarque  Louis  Blanc,  qu'il 
existe  dans  le  Moniteur  deux  comptes  rendus  de 
la  séance  du  15  mai,  dont  le  second,  rédigé  après 
coup,  est  une  version  arrangée.  »  Et  c'est  ce  qui  ré- 
sulte de  la  déposition  que  fut  amené  à  faire  devant 
la  haute  cour  de  Bourges  (audience  du  12  mars  1849) 
le  réviseur  de  la  sténographie  de  l'Assemblée.  Or 
c'est  dans  l'édition  arrangée  que  plusieurs  membres 
des  clubs  sont  représentés,  criant  :  «  Il  nous  faut 
deux  heures  de  pillage.  »  C'était  une  grossière 
calomnie.  L'homme  qui  avait  porté  ce  renseigne- 
ment au  Moniteur  fut  sommé  de  comparaître,  au 
procès  de  Bourges .  Il  se  rétracta  formelle- 
ment (  1  ).  » 

Le  14  mars  1849,  un  certain  Turmel  adressa  au 


(1)  Histoire  de  la  Révolution  de  IS'iS,  t.  II,  p.  97.  —  Et  il  renvoie 
au  compte  rendu  du  procès  (audience  du  21  mars  1849)  dans 
le  n°  124  du  Peuple.  «  Ce  faux,  avoué  plus  tard  par  celui  qui 
l'avait  commis,  un  M.  Cruveilher.  secrétaire  de  M.  Buckez, 
fit  vite  son  chemin  dans  la  bourgeoisie.  »  Victor  Mabrous, 
Juin  iS'iS.  Paris,  1880,  p.  14. 


AU  LA    VIE    PARISIENNE 

président  de  la  haute  cour,  cette  lettre  (  1  )  qui  se 
rapporte  à  l'épisode  dont  nous  parlons  : 

«  Citoyen 

Je  dois  au  peuple  et  à  Dieu, 

Je  dois  à  l'histoire  et  aux  clubistes  de  Paris, 

Je  dois  à  la  justice  et  à  moi-même, 

De  vous  dire  que  les  paroles  rapportées  par  le 
Moniteur  des  17  et  18  mai  dernier  sont  fausses  et 
calomnieuses  ;  que  ces  mêmes  paroles  relatées  dans 
l'acte  d'accusation  du  15  mai  sont  une  nouvelle  ca- 
lomnie jetée  au  peuple,  et  que,  dans  aucun  cas,  le 
citoyen  Barbés  ne  pourrait  en  être  responsable. 

//  s\tgit  de  deux  /leiires  de  pillage  (2)  qn  un  c\u- 
biste  aurait  demandé  à  Barbés,  en  l'interrompant, 
lorsqu'il  était  à  la  tribune,  le  15  mars.  Non,  ci- 
toyen, non!  le  Peuple  ne  pille  pas,  il  l'a  prouvé 
dans  ses  derniers  combats  de  1830  à  1848,  il  se 
bat  et  chasse  ses  tyrans,  et,  après  la  victoire,  il  n'a 
institué  jusqu'alors  ni  conseil  de  guerre,  ni  cour 
exceptionnelle  ;  il  a  toujours  pardonné. 

L'individu,  le  clubiste  qui  seul  interrompit  Bar- 
bés, ne  devait  pas  être  considéré  comme  tel  par 

(1>  Elle  est  reproduite  dans  le  Peuple  (N=  du  15  mars  1849). 

(2(  «  Cette  exclamation;  si  elle  a  été  pi-oférée,  na  pu  être 
regardée  comme  établissant  une  connivence  entre  un  misé- 
rable bandit  et  le  fa  dieux  égaré,  mais  honorable  jusque  dans 
ses  erreurs.  »  Annuaire  de  Lesur.  Année  IfetS,  p.  188. 


MANIFESTATIONS    ET   ÉMEUTES  433 

ceux  qui  le  qualifiaient  ainsi,  quoiqu'il  en  iùt  bien 
un,  car  c'était  un  capitaine  de  la  garde  nationale 
et  en  tenue.  C'était  moi. 

Les  paroles  que  je  dis  à  Barbes,  les  voici  : 

Ce  lï est  pas  ç«,  nous  demandons  une  solution 
sur  la  Pologne. 

Je  jure  devant  Dieu  et  devant  le  monde  entier 
qu'aucune  autre  parole  ne  fut  dite. 

Me  croira  qui  sera  juste. 

Salut  et  fraternité. 

P.    TURMEL. 

Condamné  par  le  conseil  de  guerre 
à  deux  ans  de  prison,  détenu  à  Sainte-Péiagie.  » 


Désavouée  par  tous  ceux  qui  avaient  espéré  en 
profiter,  cette  émeute  du  15  mai  n'avait  eu  d'autre 
résultat  que  de  creuser  encore  plus  le  fossé  entre 
le  peuple  et  la  bourgeoisie  et  d'augmenter  la  mi- 
sère publique  : 

«  Le  travail  était  suspendu  dans  les  atelier.«>  ; 
les  marchands  ne  vendaient  plus,  car  on  n'ache- 
tait rien  ;  on  se  limitait  à  l'acquisition  des  denrées 
indispensables  à  la  vie  ;  la  valeur  des  propriétés 
immobilières  avait  baissé  dans  des  proportions  in- 
concevables ;  la  Rente  était  tombée  de  moitié  ,  les 
craintes  ressenties  étaient  telles  et  si  pressantes, 
que  le  Gouvernement  —  commission  ou  ministère, 


436  LV    VIE    PARISIENNE 

je  ne  sais  —  avait  fait  engager  confidentiellement 
les  notaires  de  Paris  à  retirer  les  panonceaux  ac- 
crochés à  leur  porte  (  1  ) .  » 

Peu  rassurés  sur  les  suites  de  leur  victoire, 
convaincus  qu'elle  n'était  pas  définitive,  les  vain- 
queurs prévoyaient  de  nouvelles  luttes.  Exaspérés 
par  la  défaite,  les  vaincus  ne  songeaient  qu'à  pren- 
dre leur  revanche.  L'émeute  du  15  mai  ne  fut 
qu'une  répétition  générale  des  journées  de  juin, 
mais  les  acteurs  savaient  mal  leur  rôle. 

«  On  a  essayé  de  jeter  sur  ceux  qui  avaient  con- 
seillé et  pressé  la  dissolution  immédiate  des  ate- 
liers nationaux  la  responsabilité  des  journées  de 
juin  ;  ils  sont  tout  au  plus  responsables  de  la  pré- 
cipitation" de  l'attaque,  et  cette  responsabilité  est 
légère,  car  cette  attaque  aurait  eu  lieu  plus  tard 
infailliblement,  dans  des  conditions  bien  autre- 
ment formidables(2).  » 

Il  aurait  fallu,  a-t-on  dit,  supprimer  progressive- 
ment, comme  on  le  fit  à  Lyon,  ces  foyers  d'anar- 
chie. Peut-être  le  Gouvernement  tenait-il  au  con- 
traire à  brusquer  les  événements  et  à  donner  en 
quelque  sorte  le  signal  d'un  combat  qu'on  pouvait 
encore    engager    avec    des    chances    de    succès. 

Bourgeois  et  prolétaires  étaient  également  dési- 
reux et  également  impatients  d'en  venir  aux  mains. 

(1)  Maxime  dl  Camp,  Souvenirs  de  l'an  ée  IS'tS,  p.  206. 

(2)  Odilo:«  Barrot,  Mémoires.  Paris,  1875,  t.  II,.  p.  254. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  437 

L'anarchie  et  l'ordre  avaient  hâte  de  se  colleter. 
L'assemblée,  où  dominaient  de  plus  en  plus  les  ten- 
dances modérées,  voulait  échapper  à  la  tyrannie 
des  clubs.  Ceux-ci  de  leur  côté  visaient  chaque  jour 
davantage  à  constituer,  comme  sous  la  pr.emière 
Révolution,  un  pouvoir  occulte,  irresponsable,  et 
d'autant  plus  dangereux.  Les  capitalistes,  les  ren- 
tiers tremblaient  pour  leur  argent  que  menaçaient 
sans  cesse  de  nouveaux  impôts.  Les  boutiquiers 
souffraient  du  désarroi  du  commerce  et  de  l'indus- 
trie.  Le  peuple   s'étonnait  et  s'irritait  qu'on   ne 
s'empressât  pas  de  tenir  les  promesses  qu'on  lui 
avait  faites,  et  il  ne  voulait  pas  comprendre  qu'on 
ne  pouvait  pas  les  tenir.  Quant  aux  ouvriers  entre- 
tenus dans  les  ateliers  nationaux,   ils  touchaient 
sans  gratitude  une  solde  qu'ils  jugeaient  insuffi- 
sante et  ils  revendiquaient  comme  un  droit  le  pri- 
vilège d'être  nourris  par  l'Etat.  Ce  droit,  ils  pré- 
tendaient même  l'exercer  là  où  il  leur  plairait,  et 
comme  le  Gouvernement   semblait  disposé  à  les 
expédier  en  province,  où  ils  auraient  plus  aisé- 
ment trouvé  du   travail,    quelques-uns   de    leurs 
délégués,  envoyaient,  dès  le  début  de  la  lutte,  le 
23 juin,  au  ministre  des   Travaux   publics,  cette 
adresse  comminatoire  : 

<(  Citoyen  ministre. 
Au  nom  des    ouvriers   des   ateliers  nationaux, 


438  LA    VIE    PARISIENNE 

dont  nous  sommes  délégués,  nommés  par  le  club 
central  des  brigadiers  des  quatorze  arrondisse- 
ments de  la  Seine,  nous  venons  vous  rappeler, 
citoyen,  que  le  Gouvernement  de  la  République 
issu  des  barricades,  a  pris  le  formel  engagement, 
le  vingt  quatre  février,  de  garantir  l'existence  à 
tous  les  ouvriers  par  le  travail,  mais  qu'il  n'a  pas 
mis  pour  condition  l'abandon  de  nos  familles,  à  tel 
moment  qu'il  lui  plairait. 

En  présence  des  graves  événements  qui  pour- 
raient découler  de  la  position  actuelle  des  ouvriers 
des  ateliers  nationaux,  le  renvoi  de  nos  frères 
dans  les  départements  est  pour  nous  le  plus  grand 
des  dangers.  Le  peuple  souverain  ne  peut  et  ne 
veut  obéir  à  un  ordre  liberticide  dont  l'exécution 
serait  un  grand  malheur  pour  la  République  démo- 
cratique et  sociale. 

Nous  déclarons,  au  nom  des  ouvriers  que  nous 
représentons,  qu'aucune  fraction  de  notre  corps  ne 
quittera  Paris,  sans  qu'une  constitution  démocra- 
tique,  sociale  et  populaire,  ne  soit  faite  et  acceptée, 
par  tout  le  peuple,  pour  mettre  notre  sainte  Répu- 
blique en  sûreté  ;  après  quoi  nous  nous  confor- 
merons aux  lois  qui  seront  dans  l'intérêt  géné- 
ral. 

Seulement,  inquiets  de  toutes  ces  graves  ques- 
tions, et  désirant  connaître  de  suite  ce  que  l'on 
veut  faire  de  nous,  nous  vous  invitons,  citoyen 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  439 

ministre,  à  nous  faire  une  réponse  immédiate  que 
nous  sommes  chargés  d'attendre. 

Salut  et  fraternité. 
Vive  la  République  démocratique  et  sociale  ! 

23Juinl8U8. 

Pour  les  membres  du  bureau  central  des  briga- 
diers : 

Le    président  Lampérier    ;  le    vice-président  : 

LePRESTE-  DuBOC  AGE 

Les  membres  de  la  commission  :  l®*"  arrondisse- 
ment, DouTREVANT  ;  2«,  Happey  ;  3%  Crochu  ; 
4%  Grain  ;  5",  Vadureau  ;  6%  Geray  ;  7%  Giroir; 
8%  Grenon  dit  Meunier  ;  d^Ca.  Lamy  ;  10%  Robert  , 
(par  délégation)  ;  11%  Forget  ;  12%  Jeru  ;  13% 
E.  Moncel  ;  14»,  Gibert.  » 

Il  faut  en  finir!  C'était  le  cri  général.  De  part 
et  d'autre  on  se  préparait  à  la  lutte. 

Du  côté  du  Gouvernement,  on  ne  pouvait  guère 
compter,  à  défaut  de  troupes  régulières,  en  nombre 
très  insuffisant,  que  sur  la  garde  nationale,  qui 
pouvait  fort  bien,  cette  fois  encore,  se  rallier  à  l'in- 
surrection, ou  sur  la  garde  mobile,  composée  de 
tout  jeunes  gens,  d'adolescents,  dont  les  sen- 
timents n'étaient  pas  connus  (1). 

(1)  C.  Lolvet,  Souvenirs  de  l'Assemblée  constituante  en  ISiS 
(publiés  dans  la  Revue  de  France,  en  1876|. 


440  LA    VIE    PARISIENNE 

Les  insurgés,  devinant  que  le  combat  serait 
décisif,  s'étaient  organisés  beaucoup  mieux  que 
dans  les  émeutes  précédentes. 

Chacun  des  chefs  avait  son  poste  et  comman- 
dait à  une  ou  plusieurs  barricades. 

«  Legénissel,  dessinateur  et  ancien  déserteur, 
capitaine  de  la  garde  nationale,  dirigeait  la  défense 
de  la  place  Lafayette.  Le  clos  Saint-Lazare  avait 
pour  chef  un  journaliste,  Benjamin  Laroque. 
Un  vieillard  de  soixante  ans,  cordonnier  en 
vieux,  Voisembert,  commandait  la  rue  Planche- 
Mibray.  Un  jeune  ouvrier  mécanicien,  Barthé- 
lémy, dirigeait  les  barricades  de  la  rue  Grange- 
aux-Belles.  Au  faubourg  Saint-Antoine,  on  remar- 
quait l'ouvrier  Marche,  Lacollonge,  rédacteur  en 
chef  de  inorganisation  du  travail,  journal  des 
ouvriers,  le  lieutenant  de  vaisseau  Frédéric  Cour- 
liet.  Le  mécanicien  Racary  commandait  la  place  des 
Vosges.  Touchard,  ex-montagnard,  était  chef  rue 
de  Jouy,  et  Hibruit,  un  chapelier,  rue  des  Nonains 
d'Hyères,  du  Figuier  et  Charlemagne.  Au  Pan- 
théon se  trouvait  Raguinard,  et,  à  la  barrière 
d'Italie,  le  maçon  Lahr,  accompagné  du  maqui- 
gnon Wappreaux,  de  Ghappart  et  de  Daix  (1).  » 

Les  insurgés  allaient,  de  maison  en  maison, 
pour  obliger  de  paisibles  bourgeois  à  prendre  part 

(1)  ViCTon  Mabuoi  K,  Juin  iS'iS!,  p.  .SC). 


I 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  443 

à  la  construction  des  barricades  (1).  Un  marchand 
d'estampes  de  la  rue  Saint  Jacques,  71,  Gosselin, 
capitaine  de  lali®  légion,  les  menaçait,  s'ils  n'obéis- 
saient pas,  de  tirer  des  coups  de  fusils  à  leurs 
fenêtres  (2),  Un  certain  Givet  traitait  d'aristocrates 
ceux  qui  résistaient:  «  Personne  ne  veut  marcher, 
disait-il,  l'un  a  mal  au  pied,  l'autre  à  la  poitrine  ; 
quand  tout  sera  fini  ils  auront  leur  compte  (3).» 

Aux  meneurs  se  mêlaient,  sur  bien  des  points, 
des  agents  provocateurs.  «  Voici,  raconte  un  té- 
moin, Albert  Maurin  (4),  ce  que  nous  avons  vu 
sur  le  théâtre  des  premières  hostilités,  le  23,  vers 
les  onze  heures  et  demie,  quelques  instants  avant 
la  fusillade,  à  l'entrée  de  la  rue  Saint-Denis,  au 
coin  de  la  rue  Bourbon-Villeneuve,  une  vingtaine 
d'individus,  à  la  physionomie  indécise,  dont  un 
seul  portait  le  fusil,  élevaient  ou  plutôt  fei- 
gnaient d'élever  un  commencement  de  barricade  ; 
et  ils  s'y  prenaient  de  telle  manière,  avec  un  em- 
pressement si  affecté  et  suivi  de  si  peu  de  résul- 
tats,  qu'on   se  demandait  dans  la  foule  qui  les 


(1)  V.  Déposition  de  Saintard,  chef  de  barricade  dans  le 
quartier  du  Jardin  des  Plantes.  Audience  du  1='  conseil  de 
guerre  du  21  août  1848. 

(2)  Audience  du  2'  conseil  de  guerre  du  24  août  1848. 

(3)  Audience  du  1"  conseil  de  guerre  du  25  août  1848. 

(4^  Jownées  révolutionnaires  des  22,  29,  2U,  25  et  '26  juin  i8!i8- 
Paris,  1848,  p.  65.  L'auteur  de  cette  brochure  s'y  montre 
plutôt  favorable  aux  insurgés. 


444  LA    VIE    PARISIENNE 

entourait  s'ils  travaillaient  réellement  pour  le 
compte  de  l'insurrection  ou  s'ils  ne  formaient  pas 
l'avant-garde  déguisée  de  quelque  brigade  de 
police.  » 

Beaucoup  da  prétendus  agents  provocateurs 
n'étaient  d'ailleurs  que  des  émeutiers,  aussi  con- 
vaincus que  les  autres  mais  qui,  suivant  l'ex- 
pression populaire,  «  marquaient  mal  ». 

L'exaspération  chez  les  insurgés  —  on  en  don- 
nera plus  loin  de  nombreuses  preuves  —  confinait 
à  la  folie.  La  haine  de  classes  s'y  combinait  avec 
l'antimilitarisme.  Le  soldat  était  l'ennemi,  puis- 
qu'il défendait  le  bourgeois.  Pendant  le  procès 
qui  suivit  ces  atroces  journées,  le  commissaire 
du  Gouvernement  reçut  cette  lettre  dont  il  donna 
lecture  dans  la  séance  du  premier  conseil  de 
guerre  du  25  août  : 

«  Tu  te  crois  bien  malin  parce  que  tu  fais  com- 
damner  de  bons  enfants  aux  galères,  ou  à  la 
pein£  de  mort;  tu  te  crois  bien  malin  encore, 
parce  que  tu  portes  des  épaulettes  et  un  grand 
sabre...  Eh  bien!  moi,  je  ne  suis  pas  si  ficelé  que 
toi;  mais  j'en  ai  d'autres  aussi  malins  que  toi  à 
descendre,  et  que,  s'il  y  a  moyen  de  te  faire  la 
tiiMine,  on  te  soignera.  Je  te  p...  au  c...,  brigand, 
canaille,  assassin.  » 

Contre  ces  fous  furieux,  qui  l'étaient  avant  la 
lutte   ou  qui  le  devinrent  pendant  le  combat,   la 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  445 

résistance  fut  organisée,  dirigée,  par  un  homme, 
dont  nul  n'osa  suspecter  l'honnêteté,  le  dévoue- 
ment   et  le  patriotisme,  et  qui,  sacrifiant  sa  po- 


I.e  général  Eugène  Cavaignac. 


pularité  (1)  à  son  devoir  civique,   sauva,  certain 

(1)  Popularité  d'ailleurs  très  relative  et  basée  sur  leslime 
beaucoup  plus  que  sur  la  sympathie.  Cavaignac  avait  été 
nommé,  vers  1SB9,  commandant  d'un  des  trois  bataillons  de 
chasseurs  d'Afrique,  appelés  zéphyrs  et  qui  étaient  loimés 
de  soldats  ayant  passé  devant  le  conseil  de  guerre  pour 
faute  grave  contre   la  discipline.  Il  en  rapporta  des  habi- 

29 


446  LA     VIE    FAIUSIKNNE 

qu'il  serait  méconnu,  calomnié,  la  patrie.  U  y  a 
des  victoires,  des  victoires  douloureuses  mais  né- 
cessaires, que  ceux  même  qui  en  profitent  le  plus 
ne  pardonnent  pas. 

«  Dans  nos  jours  indécis  et  troublés  où  tant  de 
médiocres  personnages  ont  posé  devant  nous,  la 
figure  de  Gavaignac  se  détache  isolée,  sereine,  im- 
peccable, sur  le  piédestal  de  l'histoire,  comme  une 
statue  de  marbre  antique  au  milieu  de  moulages 
informes —  Son  intelligence,  plus  élevée  qu'éten- 
due, dédaignait  les  petits  compromis  de  la  politique 
des  ambitieux  et  regardait  vers  un  objectif  très 
haut  placé.  Il  répétait  souvent  un  adage  qui  le 
peint  tout  entier  :  «  Pour  savoir  commander,  il  faut 
apprendre  à  obéir.  »  En  effet,  il  eut  pour  la  léga- 
lité un  respect  religieux  ;  cela  seul  lui  crée  une 
situation  exceptionnelle  dans  les  annales  de  la 
France  moderne.  Le  26  juin  1848,  il  était  le  maître  ; 
il  eût  pu  faire  tout  ce  qu'il  eût  voulu  ;  la  nation 
entière,  qui  proclamait  en  lui  son  sauveur,  l'eût 
suivi  sans  hésiter.  Il  exerça  le  pouvoir  dans  des 
temps  difficiles,  avec  une  intégrité  et  une  doiu'eur 
incomparables.  Nul  déboire  cependant  no  lui  fut 
épargné,  nulle  insulte,  nulle  injure,  nulle  injustice; 
il  fut  condamné  un  jour  à  entendre  Garnier-Pagès 

tudes  de  sévérité  et  quelque  chose  de  dur  dans  le  langage 
et  dans  l'accent  dont  il  ne  se  débarrassa  jamais.  Il  était  un 
de  ces  hommes  qu'on  respecte  plus  qu'on  ne  les  aime. 


I 


MANIFESTATIONS   ET    EMEUTES  447 

lui  reprocher  de  l'avoir  nommé  général  de  division. 
Il  but  les  fiels  et  resta  ce  qu'il  était  :  letvpe  même 
de  l'honnête  homme,  le  c//'  prohus  que  l'antiquité 
eût  offert  en  exemple  ;  la  boussole  de  sa  vie  avait 
été  bien  réglée,  l'aiguille  s'en  dirigeait  naturelle- 
ment vers  le  pôle  du  devoir.  Si  la  République  eût 
été  possible  en  France,  il  l'eût  fondée  ;  mais 
l'heure  n'était  pas  venue,  et  il  descendit  du  pou- 
voir avec  autant  de  dignité  et  d'abnégation  qu'il  v 
était  monté.  Il  eut  à  un  haut  degré  ce  (|ui  fait  la 
véritable  g'randeur  de  l'homme  et  ce  qui  manque 
le  plus  souvent  aux  p4us  subtils,  aux  plus  intelli- 
gents :  le  caractère  [ï).  » 

L'insurrection  avait  commencé  à  mobiliser  dans 
la  soirée  du  22  juin.  Vers  8  heures,  la  place 
du  Panthéon  s'était  couverte  d'ouvriers.  Vers 
8  heures  et  demie,  une  colonne  forte  de  4  à 
5.000  hommes,  s'était  avancée  drapeau  en  tête, 
du  faubourg  Saint-Antoine,  jusqu'au  faubourg  du 
Temple,  où  elle  comptait  faire  sa  jonction  avec  les 
émeutiers  de  ce  quartier. 

Peu  de  temps  après,  des  convocations  partielles 
de  la  garde  nationale  étaient  faites  à  domicile,  et 
des  troupes  occupaient  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville 
et  la  cour  de  la  Préfecture  de  police. 

(1)  Ma\.imë  ul   Camp,  Souvenirs  de  l'année  /iS''/6',  p.  ^U-l. 


448  I-A     Ml.    PAHISIENNE 

Le  lendemain,  pendant  toute  la  matinée,  de  quar- 
tier en  quartier,  de  rue  en  rue,  on  battait  le  rap- 
pel, et,  avec  un  empressement  significatif,  les 
gardes  nationaux  accouraient  de  tous  les  côtés. 

Des  barricades  s'élevaient  rue  Saint-Martin, 
rue  du  Faubourg-Saint-Martin,  lue  Saint-Denis, 
rue  du  Faubourg- Saint- Denis,  jusqu'à  la  hauteur 
de  la  rue  d'Enghien,  boulevard  Bonne-Nouvelle. 
Chaque  passant  était  obligé  d'apporter  un  pavé. 

Cafés  et  boutiques  se  fermaient.  En  attendant 
l'issue  de  la  lutte,  bien  des  gens  avaient  pris  le 
parti  de  se  réfugier  dans  leurs  caves. 

Par  la  rue  Saint-Martin  s'avançaient  des  déta- 
chements de  la  garde  nationale,  chassant  devant 
eux  les  insurgés  qui  se  repliaient  sur  la  porte 
Saint- Denis.  La  barricade  qu'on  y  avait  construite 
était  une  des  plus  difficiles  à  prendre.  Un  bataillon 
de  la  2"  légion  vint  l'assiéger.  Il  ne  réussit  à  s'en 
emparer  qu'après  une  assez  longue  lutte,  vers  une 
heure. 

Au  commencement  de  l'après-midi,  de  om- 
breuses troupes,  le  il''  léger,  deux  bataillons  de  la 
garde  mobile,  plusieurs  bataillons  de  la  2'^'  légiou, 
un  escadron  de  lanciers,  une  batterie  d'artillerie, 
arrivaient  par  le  boulevard,  du  côté  de  la  Made- 
leine, sous  le  commandement  du  général  Lamo- 
ricière.  Des  combats  s'eno^aareaient  sur  divers 
points.  Un  des  |>lus  meurtriers  fut  livre  place  La- 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  449 

fayette.  Deux  cents  gardes  nationaux  restèrent 
sur  le  carreau,  mais  les  insurgés,  après  avoir  ré- 
sisté pendant  près  de  deux  heures,  prirent  la  fuite 
vers  la  N'illette. 

Au  même  moment,  le  général  Lamoricière,  à  la 
tète  d'une  compagnie  de  la  5''  légion,  s'emparait 
de  la  barricade  de  la  caserne  Saint-Martin. 

A  la  fin  de  la  journée,  l'insurrection,  chassée 
des  boulevards  et  des  rues  voisines,  s'était  canton- 
née et  fortifiée  dans  le  quartier  de  la  Cité,  où,  à 
cinq  heures,  une  compagnie  de  la  garde  républi- 
caine, ayant  voulu  fraterniser  avec  le  peuple,  re- 
çut le  feu  de  deux  barricades  et  fut  massacrée 
jusqu'au  dernier  homme   l'i. 

Pendant  la  nuit  du  23  au  24,  les  émeutiers,  éle- 
vant à  la  hâte  de  nouvelles  barricades,  avaient 
concentré  la  résistance  dans  la  Cité,  dans  le  fau- 
bourg Saint-Antoine,  dans  la  rue  Saint-Jacques. 
Le  Panthéon  était  leur  quartier  général. 

Dans  les  autres  quartiers,  on  attendit  toute  la 
matinée  avec  anxiété.  Pas  de  nouvelles  ou  des  nou- 
velles contradictoires.  Le  bruit  de  la  fusillade,  le 
grondement  du  canon  annonçaient  que  la  lutte  était 
terrible.  Qui  était  vainqueur  ?  On  l'ignorait. 

Rue  Saint-Jacques,   les  soldats  devnnt  chaque 


(1)  Événemenls  de  l'(iri.<.  .lournrc^  des  'J.'i,  'J'i,  'Jô  et  •J6  juin   IS'iS. 
Paris,  s.  d.  (1848),  [..  7. 


450  LA    ME    PARISIENNE 

barricade  livraient  un  nouveau  combat.  Des  mai- 
sons étaient  démolies  à  coups  de  canon. 

A  une  heure,  toute  la  rue  était  déblayée,  le 
Panthéon  était  pris,  et,  sur  la  place,  1.500  insurgés 
se  rendaient. 

Vers  deux  heures,  le  combat  contrôle  faubourg 
Saint-Denis,  presque  entièrement  soulevé,  prenait 
fin. 

Les  insurgés,  a  la  fin  de  cette  journée  du  24,  ne 
se  montraient  plus  ({ue  dans  le  clos  Saint-Lazare, 
où  on  se  battait  encore  à  sept  heures  du  soir,  et 
sur  la  place  des  Vosges,  où,  pour  se  venger  d'un 
discours  récent  de  Victor  Hugo  contre  le  socialisme, 
ils  avaient  pillé  sa  maison  (1). 

Le  25,  dans  la  matinée,  la  lutte  qui  semblait 
terminée  —  et  qui  l'était  dans  le  quartier  latin  — 
reprit  avec  violence  aux  barricades  Rochechouart, 
Poissonnière,  Saint-Denis,  Saint-Martin,  du 
Temple,  à  Montmartre,  à  la  ^'illette. 

L'émeute  occupait  la  rue  Saint- Louis,  la  mairie 
du  W"  arrondissemet,  l'église  Saint-Gervais, 
l'église  Saint-Merri  et  les  rues  voisines. 

Au  faubourg  du  Temple  le  combat  était  terrible. 

(Il  «  M.  \  iclor  Hugo  était  à  lAssemblée  ;  ses  deux  fils 
combattaient  dans  les  rangs  de  la  garde  nationale.  Mme  Hugo 
a  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  s'enfuir,  les  insurgés 
voulaient  la  prendre  pour  otage.  »  Précis  des  événements  de 
Paris  pendant  l'insurrection  des  23,  2'i,  '2ô  et  26  juin  IS'4S.  Paris, 
1848,  p.  41. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  4SI 

Le  faubourg  Saint-Antoine  se  liérissait  encore  de 
barricades.  Défendue  par  une  compagnie  de  la 
garde  nationale  de  la  12'^  légion,  que  commandait 
le  capitaine  Amyot,  la  barricade  du  pont  Saint- 
Michel,  opposait  aux  troupes  qui  l'attaquaient  — 
et  à  qui  elle  fit  perdre  400  hommes  —  une  résis- 
tance {{u'on  parvint  difficilement  à  vaincre. 

A  mesure  qu'ils  se  sentaient  faiblir,  les  insur- 
gés devenaient  plus  violents,  plus  incapables  de 
contenir  leurs  haines.  L'assassinat  du  général 
Bréa  (1)  fut  le  résultat  de  cette  exaspération. 

Quoi  qu'il  se  trouvât  en  disponibilité,  il  était 
Venu  le  23  juin,  offrir  ses  services  au  général 
Cavaignac  et  à  l'Assemblée.  Le  25,  accompagné 
de  son  aide  de  camp,  le  capitaine  Mangin,  il 
avait  assisté  à  la  prise  de  deux  barricades, 
du  côté  de  la  barrière  de  Fontainebleau  lorsqu'il 
s'avança  vers  la  troisième  barricade  pour  enga- 
ger les  émeutiers  à  cesser  le  feu.  On  s'empara 
de  lui  et  de  son  aide  de  camp.  On  les  enferma 
dans  une  maison  qui  servait  de  quartier  général 
et,  après  une  longue  agonie  qui  dura  plusieurs 
heures,  et  dont  on  lira  plus  loin  les  détails, 
ils    furent  non  pas  exécutés  mais  massacrés  [2). 

(1)  V.  Appendice,  n°  I. 

(2)  «  Le  malheureux  général,  mortellement  blessé,  a  été 
cruellement  mutilé  par  les  sauvages  auxquels  il  s'était  fié. 
Quand  la  barricade  a  été  emportée  d'assaut,  et  quand  les  sol- 


452  T.A    VIE    PARISIENNE 

Un  autre  épisode  tragique  de  cette  même  jour- 
née, la  mort  de  l'archevêque  de  Paris,  Monsei- 
gneur Affre,  reste  enveloppé  de  mystère.  Es- 
sayons de  l'exposer  clairement,  impartialement. 

Voici  d'abord  le  récit  officiel  du  Moniteur 
(numéro  du  28  juin). 

«  Dimanche  (25  juin)  M.  l'archevêque  de 
Paris  a  quitté  l'archevêché  à  cinq  heures  et  demie, 
se  rendant  chez  le  général  Gavaignac  pour  lui 
demander  s'il  lui  serait  interdit  d'aller  au  milieu 
des  insurgés  porter  des  paroles  de  paix. 

Le  général  a  reçu  le  prélat  avec  les  démonstra- 
tions d'une  vive  émotion,  et  lui  a  répondu  qu'il 
ne  pouvait  prendre  sur  lui  de  donner  un  conseil 
en  de  telles  circonstances,  qu'une  telle  démarche 
était  nécessairement  très  périlleuse,  mais  qu'en 
tout  cas  lui-même  ne  pourrait  qu'en  être  très  recon- 
naissant, et  qu'il  ne  doutait  pas  que  la  popula- 
tion de  Paris  n'en  fût  aussi  vivement  émue. 

Monseigneur  l'archevêque  a  annoncé  aussitôt 
que  sa  résolution  était  prise.  11  est  rentré  rapi- 
dement à  l'archevêché,  a  pris  quelques  disposi- 
tions personnelles,  et,  vers  huit  heures,  il  se  pré- 
sentait au  pied  de  la  colonne  de  la  Bastille. 


dais,  qui  lui  étaient  très  attachés,  sont  arrivés  jusqu'à  lui, 
ils  n'ont  pas  même  trouvé  son  cadavre,  mais  seulement  un 
tronc  informe  dont  les  bras  et  les  jambes  avaient  été  cou- 
pés. »  Noiv\tvM(Y,   nnf  Année  de  Révolution,  t.  Il,  p.   118. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  ■',•]?, 

On  a  dit,  par  erreur,  que  le  prélat  avait  dc- 
manclé  ou  accepté  le  secours  de  plusieurs  repré- 
sentants   (1).   Monseigneur    l'archevêque   a    bien 


Monseigneur  Affre,  archevêque  de  Paris. 

reçu,  il  est  vrai,  plusieurs  offres  empressées, 
mais  il  les  a  toutes  refusées.  Pendant  le  trajet 
de  l'archevêché  à  la  Bastille,  il  s'entretenait  avec 
une   extrême  sérénité  du  texte  saint  :  Pastor  bo- 

(1)  Monseigneur  Affre  n'avait  en  elVet  demandé  le  secours 
de  personne,  mais  trois  députés  s'étaient  joints  à  lui,  MM.  La- 
rabit,  Galy-Cazalat  et  Druet-Desvaux. 


454  LA    VIE    l'MUSIRNNE 

nus  dal  aiiimam  suam  pro  ovibus  suis.  Ses  deux 
grands  vicaires  seuls  l'accompagnaient. 

L'autorité  militaire  a  fait  cesser  le  feu.  On  a 
cueilli  une  branche  d'arbre  sur  le  boulevard,  et 
cet  insigne  de  paix  a  précédé  seul  le  prélat  et  les 
deux  ecclésiastiques  (1),  qui  sont  montés  ensemble 
sur  la  barricade,. où  les  insurgés  avaient  accueilli, 
quelques  instants  avant,  un  parlementaire  annon- 
çant la  démarche  de  Monseigneur  l'archevêque. 

Le  vénérable  pasteur  leur  avait  adressé  à  peine 
quelques  paroles  pleines  d'onction,  lorsqu'un  coup 
de  feu  est  parti,  comme  au  hasard,  sans  qu'il  soit 
possible  de  préciser  de  quel  côté.  Ce  coup  de  feu 
a  jeté  aussitôt  les  insurgés  dans  une  extrême  agi- 
tation. Une  décharge  est  pai'tie  de  leurs  rangs. 
La  garde  mo!)ile  y  a  répondu  avec  énergie.  La 
nature  de  la  blessure  laisse  supposer  que  le  coup, 
venu  de  haut  en  bas,  aurait  été  tiré  probablement 
d'une  fenêtre.  Quoi  qu'il  en  soit,  Monseigneur 
l'archevêque  est  tombé  atteint  d'une  balle  dans 
les  reins,  et  a  été  relevé  par  les  insurgés.  Bien- 
tôt ils  l'ont  transporté  dans  leur  quartier,  chez 
M.  le  curé  des  Quinze- Vingts  (2).  Il  a  reçu  les  soins 
d'un  des  médecins  des  insurgés,  et,  le  lendemain 
matin,  lorsque  les  négociations  de  trêve  ont  été 


(1)  Ses  deux  grands  vicaires,  MM.  Jacquemef  et  Ravinet. 

(2)  Chez  le  curé  de  Saint-Antoine. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  455 

entamées,  on  s'est  hâté  de  déposer  le  prélat  sur 
un  brancard  et  de  le  ramener  à  l'archevêché.  » 

J'ai  déjà  fait  remarquer  que  les  révolutionnai- 
res de  1848  n'étaient  pas  antireligieux.  Dieu  ne 
passait  pas  encore  pour  un  réactionnaire.  Mon- 
seigneur Affre,  dont  on  connaissait  la  sincère 
piété,  la  dignité  de  vie  et  l'indépendance  de  carac- 
tère, était  très  populaire  à  Paris.  Les  insurgés 
qui  l'avaient  vu  frapper,  au  moment  où  il  venait 
d'accomplir  si  héroïquement  ce  qu'il  pensait  être 
son  devoir  (1),  le  relevèrent,  avec  les  plus  gran- 
des marques  de  respect,  et,  le  transportèrent  chez 
l'abbé  Delamarre,  curé  de  la  paroisse  Saint-An- 
toine. 11  n'avait  pas  perdu  connaissance.  Pendant 
qu'on  le  transportait,  il  remarqua  un  des  gardes 
mobiles  qui  faisaient  partie  de  l'escorte,  François 
Delavrignère,  dont  le  visage  révélait  une  vive 
émotion.  Il  eut,  quoique  grièvement  blessé,  la 
force  de  soulever  les  bras  et,  prenant  à  son  cou  un 
crucifix,  il  le  tendit  à  ce  jeune  homme,  en  lui  di- 
sant :  «  Ne  quitte  pas  cette  croix  ;  mets-la  sur  ton 
cœur,  elle  te  portera  bonheur.  » 

(1)  Le  mot  célèbre  qu'on  lui  attribue  fut-il  prononcé?  Un 
passage  dune  lettre  du  général  Cavaignac  au  grand  vicaire 
semble  le  prouver:  "  L'archevêque,  disait-iL  a  la  double 
gloire  d'être  mort  en  bon  citoyen  et  en  martyr  de  la  reli- 
gion. Demandez  à  Dieu  que,  selon  les  dernières  paroles  de 
son  digne  ministre,  «  ce  sang  soit  le  dernier  versé.  »  (Cité 
par  VÉclnir,  n"  du  4  juin  1898.) 


456  I-A    VIE    PARISIK-NNE 

De  la  cure  de  Saint- Antoine  il  fut  transporté  à 
l'Archevêché  et  c'est  là  qu'il  mourut,  le  mardi  27 
juin. 

Les  insurgés  se  défendirent  toujours,  et,  je  crois, 
à  juste  titre,  d'avoir  tiré  le  coup  de  fusil  qui  le  tua. 
Ils  firent  signer  par  un  des  vicaires  généraux  qui 
avaient  accompagné  sur  la  barricade  Monseigneur 
Affre  ce  certificat  : 

«  Je  soussigné,  vicaire  général  de  l'archevêque 
de  Paris,  qui  avais  l'honneur  de  l'accompagner 
dans  la  mission  de  paix  et  de  charité  qu'il  aA'ait 
entreprise,  atteste,  autant  qu'il  a^été  possible  d'en 
juger  au  milieu  d'une  grande  confusion,  qu'il  n'a 
pas  été  frappé  par  ceux  qui  défendaient  les  barri- 
cades. 

Jaquemet,  vicaire  général. 

26  juin  1848.  » 

Les  journaux  du  temps,  même  les  plus  défavo- 
rables à  l'insurrection,  voient  dans  la  mort  de 
Monseigneur  Affre  un  accident  (i),  une  «  méprise 
fatale  (2)  ».  La  plupart  d'entre  eux  supposent  que 
la  blessure  se  dirigeant  de  haut  en  bas,  le  coup 
avait  été  tiré  d'une  fenêtre  (3). 

(1)  National,  n"  du  27  juin. 

(2)  Univers,  n°  du  28  juin. 

(3)  «  C'est  de  notre  côté  qu'il  reçut  la  balle.  ■>  Farole.-i  du 
député  r.h.  Beslay,  à  la  séance  du  2(i  juin  lS-18,  et  celle  af- 
firmation  fut  appuyée  par  celle  de  Monseigneur   Parisig, 


MANIFESTATIONS    ET    ÉMEUTES  451 

Cette  méprise  fatale,  comment  se  produisit-elle  ? 
V Univers  l'explique  daas  le  numéro  du  28  juin  où 
il  annonce  la  mort  tragique  du  prélat  : 

«  Il  parait  qu'au  moment  où  Monseigneur  l'ar- 
chevêque de  Paris  parlait  aux  ouvriers,  un  garde 
mobile  (i)  s'est  trouvé  engagé  parmi  eux  et  plu- 
sieurs d'entre  eux  l'ont  menacé  de  le  tuer.  L'un 
des  vicaires  généraux  s'est  alors  précipité  vers  le 
groupe  qui,  à  quelques  pas  de  Monseigneur  l'ar- 
clievèque  de  Paris,  faisait  un  tumulte  menaçant. 
Il  voulait  éviter  un  conflit  et  sauver  le  garde  mobile. 
Ses  paroles  étaient  écoutées,  mais  l'agitation  qui 
s'était  faite  de  ce  côté  avait  ému  les  gardes  natio- 
naux et  les  soldats  restés  à  une  certaine  distance  ; 
on  a  cru  de  part  et  d'autre  qu'il  y  avait  un  enga- 
gement et  des  coups  de  feu  sont  partis,  c'est  alors 
que  Monseigneur  l'archevêque  a  été  atteint.  » 

Il  est  probable  en  effet  que  les  choses  ont  dû  se 
passer  ainsi. 

On  essaya  de  découvrir  par  qui  Monseigneur 
Affre  avait  été  frappé.  Toutes  les  recherches,  tou- 
tes les  enquêtes  furent  vaines,  mais  ^laxime  du 
Camp  rencontra  sur  sa  route  une  vingtaine  d'an- 
nées plus  tard  vin  ancien  garde  mobile  qui  pou- 
vait bien  être  l'involontaire  meurtrier  : 


évéque  de  Laagres,  qui  invoqua  eu  faveur  des  insurgé?  un 
certificat  du  chirurgien  qu'il  s'était  l'ait  donner. 

{\j  Ce  François  Delavrignère  dont  on  parlait  tout  à  l'heure. 


458  T.A    VIE    PARISIENNE 

«  Eu  1869,  racoiite-t-il,  j'étudiais  de  très  près  le 
moude  des  malfaiteurs  et  l'orgauisation des  prisons 
de  Paris.  Presque  chaque  matiu,  je  me  rendais  au 
dépôt  de  la  préfecture  de  police,  et  j'assistais  à 
l'interrogatoire  sommaire  que  le  chef  du  service  de 
la  santé  fait  svdjir  aux  personnes  arrêtées  depuis 
la  veille  par  ses  agents.  Dans  l'étrange  troupeau 
qui  a  défilé  devant  moi,  je  me  rappelle  avoir  vu  un 
homme  d'une  quarantaine  d'années,  grêle,  non- 
chalant, incarcéré  pour  cause  de  mauvaises  mœurs 
et  que  tout  le  personnel  du  dépôt  de  la  santé,  qui 
le  connaissait  bien,  désignait  familièrement  par 
son  surnom  :  l'archevêque.  Lorsque  je  demandai 
pourquoi  on  l'appelait  ainsi,  les  réponses  repro- 
duisirent les  deux  opinions  opposées  qui  partagent 
l'histoire.  Pour  les  uns,  c'était  l'ancien  garde 
mobile  qui  soutint  dans  ses  bras  Monseigneur 
Affre  mourant  ;  pour  les  autres,  c'était  l'insurgé 
qui  l'avait  tué  (1)  .» 

Les  trois  députés  qui  avaient  accompagné  ou 
suivi  l'archevêque  de  Paris  étaient  tombés  entre 
les  mains  des  insurgés.  Le  26,  vers  trois  heures 
du  matin,  ([uelques-uns  de  ces  insurgés  les  char- 
gèrent d'apporter  au  Gouvernement  des  proposi- 
tions de  paix,  M.  Larabit  offrit  de  s'acquitter  de 
cette  mission. Si  sa  démarche  n'aboutissait  pas,  il 

|1)   Souvenirs  de  raniice  tS'sS,  p.  294. 


MANIFESTATIONS    ET   EMEUTES  439 

devait,  nouveau  Régulus,  venir  se  reconstituer 
prisonnier.  11  revint  en  effet,  mais  les  émeutiers 
furent  moins  impitoyables  que  les  Carthaginois. 

En  réalité,  ces  prisonniers  les  gênaient.  Vers 
onze  heures  du  matin,  ils  les  aidèrent  complaisam- 
ment  à  s'évader. 

L'insurrection  se  sentait  vaincue.  Dans  la  ma- 
tinée, Lamoricière  avait  déblayé  le  faubourg  du 
Temple,  puis  le  faubourg  Saint-Antoine  et  la 
place  de  la  Bastille. 

A  une  heure,  il  ne  restait  de  l'armée  proléta- 
rienne que  quelques  combattants,  retranchés  sur 
les  hauteurs  de  la  rue  Ménilmontant,  et  traqués 
par  les  troupes  du  Gouvernement.  L'affreuse  lutte 
était  terminée. 

Que  les  insurgés  n'aient  pas  tué  l'archevêque 
de  Paris,  c'est  très  probable  ;  qu'ils  aient  permis 
aux  trois  députés  dont  ils  s'étaient  emparés  de  s'é- 
chapper de  leur  prison,  c'est  certain  ;  mais  si  on  en 
concluait  qu'ils  apportèrent  dans  ces  trois  journées 
de  combat  une  modération,  même  relative,  on  se 
tromperait  lourdement.  L'acharnement,  au  coU' 
traire,  nous  l'avons  déjà  dit,  fut  poussé  aux  der- 
nières limites. 

La  misère,  la  faim,  dont  ils  rendaient  respon- 
sable une  société  qui,  à  ce  moment-là,  se  ruinait 
pour  y  porter  remède,  excitaient,  exaspéraient  les 
émeutiers.   Ils  montèrent  sur  les  barricades  avec 


400  LA    VIE    PARISIENNE 

leurs  femmes  et  leurs  enfants.  «  Puisque  nous  ne 
pouvons  plus  les  nourrir,  disaient-ils,  mieux  vaut 
qu'ils  meurent  avec  nous.  » 

On  avait  abusé  de  leur  crédulité,  de  leur  igno- 
rance, de  leurs  souffrances,  très  réelles,  en  même 
temps  que  de  leurs  haines  instinctives,  irraison- 
nées, en  leur  persuadant  que  l'amélioration  de  leur 
sort  ne  pouvait  être  obtenue  que  par  un  change- 
ment de  régime,  une  révolution  sociale.  Ils  étaient 
grisés  d'utopies  et  ils  croyaient  avoir  pour  eux  le 
droit  et  la  justice.  C'est  la  plus  grande  force  et  la 
pire  faiblesse  du  peuple  que  de  s'estimer  infail- 
lible. 

Beaucoup  de  ceux  qu'on  avait  arrêtés,  les  armes 
à  la  main,  et  qu'on  interrogeait,  déclaraient  qu'ils 
avaient  combattu  pour  la  République  démocratique 
et  sociale,  et  comme  on  leur  demandait  ce  qu'ils 
entendaient  par  là,  ils  répondaient:  «  le  Gouverne- 
ment des  ouvriers  ». 

Il  y  avait  des  bandits,  assurément  (1),  mais 
il  y  avait  aussi  des  apôtres,  des  fous,  convaincus 
que  leur  victoire  assurerait  à  jamais  le  bouheur 
du  peuple.  De  là,  chez  les  uns  et  chez  les  autres, 
un  courage  extraordinaire,  une  résistance  enragée 
qui  ne  fut  vaiucue  que  par  le  manque  de  munitions. 

H)  Ce  Pasquin  par  exemple  qui,  arrêté  à  Belleville,  fut 
accusé  d'avoir  coupé  le?;  deux  poignets  à  un  officier,  et, 
loin  de  le  mer,  s  en  vantait. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES 


461 


Tout  ce  qui  avait  pu  devenir  une  arme,  ils  s'en 
étaient  servis.  Zincs  des  marchands  de  vin,  brocs 
d'étain,  plomb  des  gouttières,  ils  eu  aA'aient  fait  des 
balles.  Ils  avaient  fini  par  eiiarger  leurs  fusils 
avec  des  tringles,  avec  des  écrous,  avec  des  bou- 


Projectile!?  divers  provenant  des  insurgés. 

tous,  avec  des  caractères  typographiques,  avec  des 
cailloux. 

Les  femmes,  dont  l'habituelle  hystérie  se  tour- 
nait vers  le  meurtre,  montraient  plus  d'exaltation, 
plus  de  haiue,  plus  de  férocité  que  les  hommes. 

Elles  ne  se  contentaient  pas  d'apporter  aux  com- 
battants des  vivres  et  des  munitions,  cachés  dans 
des  pains,  dans  le  double  fond  d'une  boîte  au  lait, 
ou  même  dans  un  ventre  postiche.  Elles  combat- 

3(1 


462  LV    VI K    PAUISIENNE 

talent,  elles  aussi,  et  avec  acharnement,  avec  un 
effrayant  mépris  de  la  mort 

Le  23  février,  on  en  avait  remarqué  cinq  à  la 
barricade  de  la  porte  Saint-Martin ,  dont  une  en 
deuil.  Elles  étaient  armées  de  sabres  et  de  halle- 
bardes quelles  venaient  de  prendre  dans  le  ma- 
gasin d'accessoires  du  théâtre. 

Le  même  jour,  une  grande  et  belle  femme,  très 
jeune,  vêtue  d'une  robe  de  barège  rayée,  coiffée 
d'une  fanchon  de  dentelle,  s'était  avancée  par  la 
rue  Saint-Denis,  après  avoir  franchi  la  barricade 
qu'on  y  avait  élevée.  Elle  portait  un  drapeau  à  la 
main  et  l'agitait,  en  provoquant  de  la  voix  et  du 
geste  la  garde  nationale.  Les  soldats  hésitaient  à 
tirer.  Enfin  ils  s'y  décidèrent.  La  jeune  femme 
tomba  comme  une  masse. 

Une  horrible  virago,  nommée  Leblanc,  fut  ac- 
cusée et  convaincue  d'avoir  tranché  la  tête  à  quatre 
gardes  mobiles  avec  un  couperet  déboucher  (1). 


(1)  C'est  peut-être  elle  dont  il  s'agit  dans  cette  «informa- 
tion »  donnée  le  25  juin  par  le  Conslilulionnel  :  «  A  la  place 
de  l'Estrapade,  les  insurgés  avaient  fait  des  prisonnieis. 
Forcés  d'abandonner  la  barricade,  les  factieux  se  sont  livrés 
à  des  actions  barbares.  Plutôt  que  de  lâcher  les  prison- 
niers, ils  les  ont  lâchement  assassinés  en  leur  tranchant  la 
tête.  Cinq  gardes  mobiles  ont  été  victimes  de  cet  acte  de 
cannibalisme.  Un  représentant  a  été,  pour  ainsi  dire,  té- 
moin d'une  de  ces  exécutions.  C'est  un  homme,  habillé  en 
femme,  qui,  avec  un  sabre  fraîchement  aiguisé,  remplissait 
l'office  de  bourreau.  » 


M\MFi:ST\T10NS    KT    KMEUTES  jftH 

Elle  l'avoua  eu  disaut  pour  s'excuser  :  «  fui  cru 
rêver  !  «  Puis,  ayant  eu  le  temps  de  se  ressaisir, 
elle  reviut  sur  ses  aveux,  arfirnia  qu'on  la  calom- 
niait, que  tout  ce  qu'on  lui  reprochait  était  inventé 
par  son  mari  qui  voulait  la  perdre  (  1  ).  Et  comme 
on  lui  montrait  une  cicatrice  qu'elle  avait  au  doigt 
et  (jui  provenait  d'une  morsure  faite  par  une  de 
ses  victimes,  elle  répondait  que  c'était  au  moment 
où  on  l'avait  arrctét'  (ju'iin  des  soldats  l'avait  mor- 
due. 

D'une  manière  géiiéi'ale,  k-s  mutilations  que  l'on 
constata  sur  un  assez  "M'and  nombre  de  cadavres 
étaient  du  ti'avail  l'éminin. 

La  lutte,  sans  aucun  doute,  lui  alrocei^et  nous 
verrons  que  des  deux  côtes  on  t'il  preuve  d'une 
éu'ale  fureur),  mais  comme  si  la  réalité  ne  suffi- 
sait  pas  largement,  la  légende  s'v  ajouta,  et  U 
est  très  difficile  aujoardlmi  de  les  distingue!'. 

Les  insurgés  vaincus,  la  bourgeoisie  qui  triom- 
phait ne  manqua  pas  d'abuser  de  sa  victoire. 
Comment  être  juste  à  l'égard  de  criminels  et  de 
fous  qui  venaient  de  mettre  Paris  à  deux  doigts 
de  sa  perte  ?  On  multijdia  contre  eux  les  accusa- 
tions. On  leur  reprocha  : 

i''  D'être  payes  par  les  preleiidiints  et  par 
l  étranger. 

tl)  Ce  mari  t'l;iil  un  iiisurgi'  (|ui  as.iil  ('{(-.  lui  aussi,  aiTélé. 


464  lA     V11-:    l'M'.ISIENNF. 

Eugène  Pelletaii  écrivait,  le  24  juin,  dans  le 
Bien  public  :  «  Au  milieu  des  causes  qui  ressor- 
tent  de  la  terrible  crise  que  nous  traversons,  il 
est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  une  excita- 
tion étrangère.  Il  est  certain  que  des  provocateurs 
ont  distribué  de  l'argent  au  nom  de  divers  préten- 
dants et  de  plusieurs  partis  1).  Parmi  les  indivi- 
dus arrêtés,  beaucoup  ont  été  trouvés  nantis  de 
sommes  importantes.  » 

Le  Corsaire  assurait  que,  dans  un  seul  hôpital, 
à  la  Pitié,  sur  589  individus  arrêtés,  on  recueillit, 
en  numéraire  français  ou  étranger,  jusqu'à 
159.000  francs. 

5"  D'avoir  compté  dans  leurs  rangs  beau- 
coup de  forçats  libérés  et  de  repris  de  justice. 

«  Parmi  les  insurgés  tués  sur  les  barricades 
ou  faits  prisonniers,  disait  le  Constitutionnel  dans 
son  numéro  du  27  juin,  on  trouve,  comme  on  devait 
s'y  attendre,  la  lèpre  des  forçats  libérés  et  des 
repris  de  justice.  Sur  l'épaule  de  plusieurs  ca- 
davres transportés  à  la  caserne  du  faubourg  Pois- 
sonnière, on  voit  les  lettres  de  la  marque,  signes 
indélébiles  de  la  flétrissure  morale  et  de  la  dégra- 
dation ciA^que,    Enfin,  l'enquête  judiciaire  qui  se 

(1)  On  verra  plus  loin  .\ppendice  I)  que  Louis  Blanc  ac- 
cuse un  des  assassins  du  général  Bréa.  Lahr.  davoir été  un 
agent  bonapartiste  —  mais  si  ces  agents  étaient  payés, 
Louis-Napoléon  ne  devait  pas  en  avoir  beaucoup. 


MANIFESTATIONS    ET    EMKUTES  465 

poursuit  sans  relâche  a  reconnu  déjà  dans  les 
rangs  des  insurgés,  et  même  au  nombre  des  chefs, 
plusieurs  centaines  de  ces  hommes  dangereux, 
ennemis  de  tout  ordre  social.  » 

A  ce  genre  d'accusation  qu'on  retrouve  dans  de 
nombreux  journaux  la  Gazette  des  Tribunau.c 
répondit  ainsi,  le  1''' juillet  : 

(«  Il  y  a  eu  quelque  exagération  dans  ce  qui  a 
été  dit  et  imprimé  sur  le  nombre  des  forçats  et 
des  réciusionnaires  libérés  (jui  se  seraient  trouvés 
parmi  les  insurgés. 

Il  n'est  pas  douteux  qu'en  ces  déplorables  cir- 
constances, comme  dans  toutes  celles  où  l'ordre 
et  la  sécurité  publiques  sont  compromis,  des  repris 
de  justice  n'aient  tenté  de  commettre  quelques 
méfaits;  mais  jusqu'à  ce  moment,  on  n'a  pu  cons- 
tater d'une  manière  positive  la  présence  parmi 
les  insurgés  que  d'une  vingtaine  de  condam- 
nés correctionnels  et  l'on  n'y  a  reconnu  qu'un 
seul  forçat  en  rupture  de  ban,  nommé  I^oulard, 
et  un  réclusionnaire  libéré.  Clément  dit  Longue- 
Epée.  » 

3°  D^ avoir  commis  de  nombreux  actes  de  pil- 
lage. 

4"  De  s'être  montrés  féroces  pendant  la  lutte. 

Tous  les  journaux  de  l'ordre  sont  pleins  de 
détails,  })lus  ou  moins  authentiques,  ([ui  tendent  à 
prouver  cette  férocité  et  je  ne  doute  pas,  pour  ma 


466  LA    VIE    PAHISIKNNE 

part,  que  certains  de  ces  détails  ne  soient  parfai- 
tement vrais. 

Sur  la  principale  barricade  du  faubourg  Saint- 
Antoine,  le  cadavre  mutilé  et  éveutré  d'un  garde 
républicain,  couvert  de  son  uniforme,  avait  été 
empalé  sur  un  pieu. 

Sur  plusieurs  barricades,  avaient  été  placées 
des  tètes  coupées  et  coiffées  de  képis.  Une  de  ces 
têtes  plantée  sur  une  pique  avait  la  bouche  pleine 
de  poix.  A  l'aide  d'une  mèche  on  avait  mis  le  feu 
à  cette  poix,  et  autour  de  cette  torche  humaine 
les  insurgés  avaient  dansé  en  chantant. 

Au  clos  Saint-Lazare,  on  avait  coupé  les  pieds 
d'un  dragon  et  on  1  avait  ensuite  replacé  sur  son 
cheval.  On  avait  scié  entre  deux  planches  un 
garde  mobile. 

Une  pompe  saisie  sur  une  barricade  de  la  bar- 
rière Rochechouart  avait  son  réservoir  rempli  de 
vitriol,  et  à  côté  se  trouvaient  des  récipients 
pleins  d'essence  et  de  térébenthine,  etc.,  etc. 

5"  D'avoir  coniDiis  de  nombreux  viols. 

Un  journal  racontait  que  des  insurgés  avaient 
pris  dans  des  pensionnats  des  jeunes  filles  de 
l'aristocratie,  et  les  avaient  placées  nues  sur 
des  barricades,  pour  empêcher  qu'on  tirât  sur 
eux. 

Plusieurs  de  ces  accusations  furent  reconnues 
fausses.     Ainsi,    on    prétendait    que  des    femmes 


MANIFESTATIO^'S    ET    EMEUTES  467 

avaient  vendu  aux  soldats  de  l'eau-de-vie  empoi- 
sonnée. Une  vivandière,  accusée  de  ce  crime, 
fut  arrêtée  :  «  Deux  représentants  du  peuple, 
MM.  Germain  Sarrut  et  Auguste  Mie,  ne  pou- 
vant calmer  l'exaspération  de  la  fowle,  dirent  à 
cette  femme:  «  Malheureuse,  tu  n'es  pas  digne  de 
périr  par  le  fer  mais  par  le  poison,  avale  ta  li- 
queur! »  La  pauvre  femme  boit  avec  empresse- 
ment, et,  mise  en  liberté,  va  rejoindre  le  régi- 
ment de  dragons  auquel  elle  appartient  (1).  » 
Dix  ans  après  la  Révolution  de  1848,  M.  Bas- 
tide, qui  avait  été  ministre  des  Affaires  étran- 
gères envoyait  au  Times  une  lettre  dans  laquelle 
il  protestait  contre  un  passage  du  livre  de  lord 
Normanby,  passage  dans  lequel  celui-ci,  en  le  pre- 
nant comme  garant,  affirmait  que  les  insurgés 
s'étaient  servis  de  balles  empoisonnées  (2)  : 

(1)  Précis  des  événements  de  Paris  pendant  l'insurrection  des  'J3, 
'Jfi,  25  et  26  juin  18^8...,  p.  84.  Le  Moniteur  démentit  officielle- 
ment ces  prétendus  empoisonnements  de  soldats  avec  de 
l'eau-de-vie,  des  cigares,  etc. 

(2)  <(  .Nous  croyons  de  notre  devoir  de  déclarer  que  nous 
n'avons  découvert  des  traces  de  poison  dans  aucune  des 
balles  extraites,  et  que  les  blessures  elles-mêmes  ne  présen- 
taient aucun  symptôme  d'aggravation  résultant  de  matières 
empoisonnées...  »  (Rapport  officiel  publié  dans  la  Gazette 
des  Hôpitaux  du  14  juillet  1848.) 


i68  LA  ViË  PAhisiËNNË 

«  A  M.  le  rédacteur  du  Times. 

Paris,  le  U  janvier  1858. 

«  Monsieur,  je  lis  dans  votre  numéro  du  9  jan- 
vier, le  passage  suivant,  contenant  des  extraits 
d'une  brochure  de  lord  Normanby,  brochure  que 
je  n'ai  pas  eu  l'occasion  de  lire  : 

1  inqiiired  of  M.  Bastide  whether...  » 

Permettez-moi  d'emprunter  la  voie  de  votre 
honorable  journal  pour  répondre  au  noble  lord 
qu'il  a  été  mal  servi  par  ses  souvenirs  en  croyant 
tenir  de  moi  des  renseignements  qui  lui  sont  sans 
doute  venus  d'une  tout  autre  source.  J'ai  à  cœur 
qu'on  ne  croie  pas,  que  le  public  anglais  surtout  ne 
croie  pas,  que  j'ai  eu  le  mauvais  goût  de  faire  à  son 
représentant  des  contes  aussi  absurdes  ;  ce  qui 
aurait  été  une  mystification  indigne  de  la  position 
que  nous  occupions  Tun  et  l'autre. 

Tout  le  monde  sait  maintenant,  en  effet,  <à  quoi 
s'en  tenir  sur  cette  vieille  histoire,  de  balles  empoi- 
sonnées, qui,  après  chaque  émeute,  défraye  la  con- 
versation de  quelques  badauds.  On  sait  que,  pres- 
que toujours,  les  chirurgiens  trouvent  des  frag- 
ments de  linge  ou  de  drap  dans  les  blessures  ;  ces 
fragments,  qui  augmentaient  le  danger,  ont  été 
enlevés  parles  balles  aux  vêtements  des  blessés  et 
ne  sauraient  en  aucune  façon  avoir  été  lancés  par 
le  fusil. 


I 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  469 

Personne  n'ignore  aussi  qu'à  l'époque  du  sols- 
tice d'été,  les  corps  se  décomposent  rapidement, 
lorsque  surtout  la  mort  les  a  frappés  après  plu- 
sieurs jours  de  fatigue  et  d'agitation  fébrile. 

Sa  seigneurie  n'est  point  chimiste  que  je  sache. 
Je  n'aurais  pu,  cependant,  sans  craindre  qu'elle 
crût  que  je  me  moquais,  lui  parler  d'une  pompe 
lançant  de  l'acide  sulfurique  à  la  figure  des 
assaillants.  Une  telle  pompe  serait  dissoute  en 
partie  avant  de  fonctionner  ;  il  faudrait  d'ailleurs 
des  insurgés  bien  naïfs  pour  supposer  que  l'on 
voudrait  bien  venir  à  la  distance  de  dix  ou  douze 
mètres,  afin  de  recevoir  leurs  aspersions.  Je  n'a 
certainement  pu  attribuer  de  pareilles  bévues  à 
nos  insurgés  parisiens. 

Quant  à  la  charpie  qui  aurait  été  empoisonnée 
apparemment  par  quelques  insurgés  déguisés  en 
sœurs  ou  en  chirurgiens,  il  aurait  fallu,  pour  faire 
accepter  ce  conte  à  lord  Normanby,  lui  cacher  que 
les  blessés,  quels  qu'ils  fussent,  étaient  transpor- 
tés dans  les  mêmes  salles  et  recevaient  les  mêmes 
soins,  et  que  par  conséquent,  l'insurgé  empoison- 
neur aurait  risqué  de  voir  appliquer  le  topique 
mortel  à  son  camarade,  ou  peut-être  à  lui-même. 

Mais  j'avouerai  que  j'aurais  pu  faire  mention 
de  balles  armées  d'une  pointe  de  cuivre,  car  si  je 
n'ai  pas  vu  de  ces  balles  en  juin,  j'en  avais  vu  en 
février  1848,  qui  provenaient  des  cartouches  distri- 


470  LA    VIE    PARISIK.NNE 

buées  aux  gardes  municipaux  de  Louis-Philippe 
tués  au  château  d'eau  du  Palais  Royal.  Les  insur- 
gés eurent,  peut-être,  de  ces  mêmes  projectiles 
pris  sur  les  défenseurs  de  la  royauté... 

Je  ne  dirai  rien  des  anecdotes  qui  terminent  la 
note  extraite  du  livre  de  lord  Normanby.  Je  m'é- 
tonne seulement  de  ne  pas  y  trouver  celle  du 
fameux  docteur  scié  entre  deux  planches. 

Si  je  ne  connaissais  la  distinction  aristocratique 
des  habitudes  de  Sa  Seigneurie,  je  croirais  qu'elle 
les  a  recueillies  dans  quelques  corps  de  garde  de 
vainqueurs  à  la  suite. 

Je  le  répète  :  je  respecte  trop  la  nation  anglaise 
pour  avoir  fait  des  contes  ridicules  à  son  représen- 
tant, que  je  nie  plaisais,  d'ailleurs,  à  regarder 
comme  un  homme  de  sens  et  d'esprit. 

Jules  Bastide. 

Ancien  rninislre  dea  Affaires  étrangères 
de  la  République  française  (1).  » 


(1)  Celte  lettre  rectifiait  le  passage  suivant  de  la  première 
édition  du  livre  de  lord  NoHMv.Mn,  Une  Année  de  Révolution. 

«  .l'ai  demandé  à  M.  Bastide  si  l'on  était  assuré  de  ce 
qu'il  y  avait  de  vrai  dans  les  récils  des  cruautés  que  l'on 
prolendail  avoir  été  commises  par  les  insurgés.  Il  avait, 
ni'a-t-il  répliqué,  le  regret  de  pen-ser  qu'il  n'y  avait  pas 
d'exagération  sur  ce  point  :  il  était  paifaitement  vrai  qu'on 
avait  attaché  à  beaucoup  de  balles  du  linge  empoisonné,  et 
que  ce  linge  avait  causé  la  mort  dans  beaucoup  de  cas  où 
la  blessure  elle-même  n'était  pas  mortelle.  Les  balles  aussi 
étaient  fabriquées  de  manière  à  faire  les  blessures  les  plus 


MANIFESTATIONS    KT    EMEUTES  471 

On  peut  et  on  doit  admettre  que  les  balles  em- 
poisonnées n'existèrent  que  dans  l'imagination  des 
journalistes,  mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  dra- 
peaux arborés  par  quelques  insurgés,  plantés  sur 
quelques  barricades,  et  qui  faisaient  appel  à  l'incen- 
die et  au  pillage.  Sur  ce  point  les  témoignages  sont 
assez  nombreux  et  formels. 

«  On  apporte  à  la  Commission  d'enquête 
nommée  par  l'assemblée,  écrivait  à  la  date  du 
27  juin  V Almanach  historique  de  la  République 
française  \\.\ ,  un  drapeau  des  insurgés  sur  lequel 
sont  inscrits  en  lettres  rouges  ces  mots  : 

Vainqueurs,  le  pillage. 
Vaincus,  l'incendie  (2). 

danfiereuses  possible;  ((uelquefois  un  morceau  de  cuivre  y 
avait  été  planté.  ■> 

A  la  rectification  de  l'ancien  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, lord  Normaiiby  répondit  dans  sa  deuxième  édition 
par  celte  note  : 

"  M.  Bastide,  depuis  ijue  ces  pa^es  ont  été  publiées,  a 
adressé  aux  journaux  une  lettre  écrite  avec  la  pensée  mal 
fondée  que  je  prétendais  avoir  recueilli  de  sa  bouche  tous 
les  détails  contenus  dans  ce  paragraphe,  tandis  que  le  pre- 
mier alinéa  (celui  que  nous  venons  de  citer)  seul  se  réfère 
à  sa  communication.  11  ma  suffi  d'ailleurs  de  lui  signaler 
cette  circonstance  pour  qu'il  m  exprimât  le  regret  d'avoir 
commis  cette  méprise.  » 

Le  second  alinéa  parlait  de  la  décomposition  rapide  des 
cadavres,  de  paquets  de  charpie  empoisonnée  dont  on  s'était 
servi  dans  un  hôpital,  etc. 

(1)  P.  30. 

(2)  Lord  .\unM\Miv  ^C'fif  Anaé<:  de  révolulion,  t.   Il,  p.  121;,  le 


•472  L\    VIK    PARISIENNE 

Sur  un  autre  drapeau,  enlevé  par    le  capitaine 
Bonnemain,  on  lisait  : 

Honneur  aux  proi»riétaires  qui  ne  font  pas  payer 
leurs  loyers  ! 
Morts  a  ceux  qui  les  font  payer  ! 

Maxime  du  Camp,  réactionnaire,  antidémocrate 
mais  observateur  très  précis,  très  exact,  porté  et 
habitué  à  ne  pas  se  payer  de  phrases  vagues  et  à 
se  rendre  compte  par  lui-même,  raconte  qu'un  dra- 
peau rouge  planté  sur  un  tas  de  pavés  portait  ces 
mots  :  «  Deux  heures  de  pillage  et  de  robes  de 
SOIE  »  et  il  ajoute  :  «  Le  fait  est  invraisemblable 
mais  il  est  positif  ;  J'ai  vu  cette  guenille  immonde 
chez  un  chef  de  bataillon  de  garde  nationale  qui 
la  conservait  comme  un  trophée  enlevé  par  ses 
hommes  à  l'une  des  barricades  du  faubourg  du 
Temple  (1).  » 

Ceci  prouve  simplement  qu'il  y  avait  parmi  les 
insurgés  un  certain  nombre  de  bandits. 

journal  le  Mois,  dans  son  numéro  du  Hl  juillet,  font  mention 
de  ces  drapeaux.  En  revanche,  on  peut  lire  dans  le  Précis  des 
événeinennls  pendant  Cinsurrection  des  '23,  '2'i,  l'i"*  el  '2lt  juin  /S'/S 
(p.  54)  :  «  Pendant  la  suspension  de  la  séance  (le  25  juin), 
les  huissiers  déploient,  derrière  le  Président,  les  drapeaux 
pris  aux  insurgés.  Tous  sont  tricolores,  à  l'exception  d'un 
rouge  et  d'un  noir.  On  lit  sur  plusieurs  :  «  Moût  m  \  vo- 
i.EiiKs  !  Mort  m  \  i'ii.lahds  !  Respect  de  la  i'uoi'iuété  !  » 
(1)  Souvenirs  de  l'année  18U8,  p.  299. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  473 

Du  reste,  la  férocité  des  soldats,  pendant  la 
lutte,  égala,  dépassa  peut-être  celle  des  émeutiers. 

Louis  Blanc  remarque  (1)  qu'on  avait  su  persua- 
der à  l'armée  qu'elle  devait  se  trouver  humiliée  de 
s'être  si  facilement  laissée  vaincre  en  février  1848 
et  qu'elle  avait  une  revanche  à  prendre. 

Cette  revanche,  elle  la  prit  aussi  complète  qu'on 
pouvait  le  désirer. 

Les  gardes  mobiles,  surtout  —  des  gamins  de 
quinze  à  vingt  ans  —  se  signalèrent  à  la  fois  par 
leur  courage  et  leur  cruauté  (2). 

On  a  prétendu  qu'avant  de  les  envoyer  au  feu 
on  leur  avait  distribué  dans  les  casernes  du  vin 
et  de  l'eau-de-vie  (3).  C'est  possible  mais  c'était 
inutile.  Le  sang  devait  leur  suffire  pour  se  griser. 

Pourquoi,  nés  presque  tous  dans  le  peuple,  se 
montrèrent-ils  si  acharnés  contre  une  insurrec- 
tion populaire  ?  D'opinions  politiques  ou  sociales, 
quoique  beaucoup  d'entre  eux  eussent  manifesté 
des  sentiments  religieux  (4\  ils  n'en  avaient  pas. 

a)  Histoire  de  la  RévoMion  de  18i8,  t.  II,  p.  143. 

(2)  «  C'étaient  surtout  les  enfants  de  la  mobile  qui  paru- 
rent avides  de  sang,  emportés  par  l'enthousiasme  du  car- 
nage. »  Daniel  Stern.)  —  <•  Ces  petits  hommes  à  épaulettes 
vertes  ressemblaient  à  des  fouines  trempant  leur  museau 
dans  le  sang.  ->  iHippolyte  Castille.)  lis  ne  faisaient  pas  de 
prisonniers.  Ils  fusillaient  à  tort  et  à  travers.  Les  journaux 
rouges  leur  reprochèrent  d'avoir  fusillé  des  gens  qui  n'étaient 
rien  moins  que  des  insurgés. 

(3)  Victor  Mabrouk,  Juin  18'i8,  p.  3:^. 

(4)  ..  Ceux  qui  ont  fréquenté  les  éa-li-^os  de  Paris  durant 


47i  l>A     VIK    l'VKISIK.NNE 

Ce  qui  les  dominu,  je  pense,  dans  ces  trois  jour- 
nées de  guerre  Fratricide,  ce  lut,  unie  à  la  cruauté 
de  l'enfant,  la  vanité  de  se  battre  comme  des 
hommes. 

Prenons  un  exemple,  celui  de  Louis  Vart,  fils 
d'un  serrurier  du  faubourg  Saint-Denis  .  Il  avait 
une  quinzaine  d'années  et  appartenait  au  9"  ba- 
taillon : 

«  Je  ne  suis  pas  content,  disait-il  à  ses  cama- 
rades, après  avoir  épuisé  toutes  ses  cartouches  et 
brûlé  le  bois  de  son  fusil.  J'en  ai  descendu  une 
douzaine,  je  veux  avoir  maintenant  un  drapeau. 
Si  je  ne  le  ramène  pas,  je  trouverai  là-bas  un  lin- 
ceul. »  Disant  ainsi  et  fredonnant  :  «  Mourir  pour 
la  patrie  !..  »  il  se  glisse  le  long  des  bouticjues  du 
faubourg  Saint- Antoine,  se  jette  à  plat  ventre,  à 
la  manière  vendéenne,  quand  il  voit  les  fusils 
s'abaisser  sur  lui,  se  retire  après  avoir  essuyé  la 
décharge,  reprend  sa  course,  s'efface  encore  une 
fois  ventre  à  terre,  se  relève  de  nouveau,  s'élance 
sur  la  barricade  et  s'empare  du  drapeau    1).  ^) 

On  peut  l'affirmer  sans  aucune  exagération. 
C'est  par  ces  gamins  féroces   et  héroïques,  c'est 

les  premières  heures  de  cette  m;itinL-e  du  dimniiohe  (2.")  juin 
ont  pu  voir  un  assez  grand  nombre  de  gardes  mobiles  age- 
nouillés sur  les  dalles  el  priant  avec  lerveur.  ..  C.  I.otvLT, 
Souvenirs  de  l'Assemblée  conslitiianle  de  IH<iS. 

(1)  Ar.PHuNSE  BaliilYdieh,  Hittohe  de  la  Garde  moliile  ilrpiiis 
les  barricdde:^  de  février.  Paris,   1848,  p.  57. 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  47o 

par  Gavroche  que  furent  vaincus  les  insurgés  de 
juin. 

Quel  fut  le  nombre  des  morts  ?  50.000  d'après 
les  journaux  anglais,  3.035  d'après  le  préfet  de 
police  Trouvé-Ghauvel,  dans  sa  déposition  devant 
la  commission  d'enquête,  1.380  d'après  le  préfet  de 
police,  Ducoux,  dans  sa  proclamation  du  l^""  août 
1848,  12.000  environ,  d'après  les  renseignements 
les  plus  exacts. 

Il  restait  peu  de  familles  où  on  n'eut  à  pleurer 
la  fin  tragique  de  quelques  victimes  de  la  guerre 
civile.  Paris  était  consterné  et  exaspéré. 

Sur  certains  points,  les  rues  étaient  encore  gar- 
dées militairement.  Les  ménagères  qui  allaient  faire 
leur  marché  circulaient  au  milieu  des  baïonnettes. 

Peu  à  peu,  la  vie  normale  reprenait.  Les  fenêtres 
commencèrent  à  se  rouvrir.  Des  bourgeois  sortaient 
de  leurs  caves.  On  enlevait,  avec  précaution,  les 
volets  des  boutiques. 

De  longues  files  d'équipages  se  rendaient  jour- 
nellement au  faubourg  Saint-Antoine.  Des  curieux, 
des  femmes  surtout,  allaient  voir  dans  ce  quartier 
populaire  (où  leur  présence  risquait  de  réveiller 
les  anciennes  haines),  la  trace  des  combats  qui  s'y 
étaient  livrés. 

On  chantait  dans  les  rues  un  Chant  funèbie  sur 
la  mort  de  inonseigiieur  Varchevêque  de  Paris  : 


476  L\    VIE    PAHISIENNE 

«  Entre  chaque  couplet  il  y  en  avait  six  )  et 
pendant  que  le  chanteur  offrait  ses  feuilles,  les  ou- 
vriers échangeaient  entre  eux  quelques  réflexions. 
Il  y  en  avait  un  qui  portait  dans  ses  bras  une  pe- 
tite fille  de  trois  à  quatre  ans,  et  donnait  la  main 
à  un  jeune  garçon.  11  montrait  à  ses  camarades 
une  médaille  pendue  au  cou  de  l'enfant,  et  je  l'en- 
tendis dire  :  «  Elle  a  touclié  les  mains  de  l'arche- 
vêque ;  ça  portera  bonheur  à  ma  fille.  «  Et  il  em- 
brassa l'enfant. 

Cet  homme  avait  une  de  ces  figures  caractéris- 
tiques qu'on  n'oublie  pas.  Je  le  reconnus  pour 
l'avoir  vu  la  veille  de  l'insurrection,  le  22  juin  au 
soir,  sur  la  place  du  Panthéon,  quand  les  ouvriers 
se  donnaient  rendez-vous  pour  le  lendemain  ma- 
tin »  (i  . 

On  chantait  aussi,  mais  au  faubourg  Saint-xA.n- 
toine,  au  faubourg  Saint- Denis,  une  sorte  de  com- 
plainte intitulée  :  les  nobles  martyrs  des  22.,  23,2k 
et  25  Juin  18^(S,  dont  ce  couplet  surtout  exci- 
tait l'émotion  des  auditeurs  : 

S'ils  sont  tombés  sur  ce  champ  de  bataille, 
Nos  chers  enfants,  pour  défendre  Paris, 
S'ils  ont  bravé  les  boulets,  la  mitraille, 
C'est  qu'ils  croyaient  défendre  leur  pays. 

(Il  Albert  Mauki>,  Journées  révolutionnaires  des  22,  "23,  24,  2.ï 
et  -JC)  juin  /S^iS  (Avant-propos  :  Une  promenade  dans  la  rue  Saint- 
.Jaciiues,  p.  VIII.) 


MANU  KSTATIONS    KT    KMF;UTES  477 

La  Liberté,  cette  mâle  tléesse, 

Ils  la  croyaient  en  danger  de  périr  ; 

Et  c'est  alors  ([ue,  dans  leur  folle  ivresse, 

Ils  sont  tombés,  tons  ces  nobles  martyrs  !... 

Dès  le  lendemain  de  la  victoire,  la  répression 
avait  commencé.  Ceux;  ([ui  avaient  eu  le  plus 
peur  des  insurgés,  tous  ces  petits  boutiquiers 
parisiens  qui  ont  des  âmes  de  lièvres,  se  mon- 
traient les  plus  acharnés  contre  eux. 

Partout  on  faisait  des  perquisitions  (1).  On  ar- 
rêta 25.000  individus  sur  lesquels  11.000  fui-ent 
relâchés.  Ceux  qui  s'étaient  réfugiés  dans  la  ban- 
lieue n'avaient  pas  tardé  à  être  pris.  «  Les  habi- 
tants autour  de  Par^s,  écrivait  E.  Pelletan  dans 
le  Bien  public  du  30  juin,  sont  à  l'affût  et  ti'a- 
quent  les  insurgés  comme  des  bêtes  fauves.  » 
Pour  ces  paysans,  tous  braconniers,  la  chasse  à 
l'homme  devait  avoir  beaucoup  de  charme. 

Sur  10.948  insurgés  jugés  par  la  commission 
militaire  qui  s'était  installée  aux  Tuileries,  puis 
au  Palais  de  Justice,  6.000  furent  mis  en  liberté, 
4.348  furent  condamnés  à  la  transportation,  mais 
on  en  recommanda  901  à  la  bienveillance  du 
Gouvernement  (2  . 

(1)  Pendant  ces  perquisitions,  il  y  eut  des  vols.  Ainsi  un 
certain  caporal  Chain he,  du  2ît'  de  ligne,  fut  condamné  par 
le  1"'  conseil  de  guerre,  à  cinq  ans  de  réclusion,  poui-  avoir 
volé,  dans  ces  conditions,  de  rargenlerie  {Droil,  w  du 
30  juillet  184S  . 

i2|  Il  y  eu!  un  assez,  grand  ncnnhre  de  iiràces  (notanimeid 

:u 


478  LA.    VIE    PARISIENNE 

Les  premiers  convois  de  transportés  partirent 
en  août  1848. 

Les  conseils  de  guerre  frappèrent  durement 
quelques-uns  des  chefs  de  l'insurrection  et  entre 
autres  : 

Legénissel,  artiste  graveur,  condamné  à  dix 
ans  de  travaux  forcés  ; 

Edouard  Touchard,  ex-montagnard,  chef  des 
barricades  de  la  rue  de  Jouy,  condamné  aux 
travaux  forcés  à  perpétuité  ; 

Léon  LacoUonge,  rédacteur  en  chef  de  V Or- 
ganisation du  travail,  condamné  à  vingt  ans  de 
détention  ; 

Emmanuel  Barthélémy,  mécanicien,  qui  avait 
commandé  les  barricades  de  la  rue  Grange-aux- 
Belles,  condamné,  le  8  janvier  1849,  aux  travaux 
forcés  à  perpétuité  (1). 

pour  la  promuleafion  de  la  Oonstitutioni  mais  l'Asi^emblée. 
le  1"  février  1849,  repoussa  une  proposition  d'amnistie 
générale. 

(1)  Le  7  février  1849,  Daix,  Nourrit,  ("hoppart,  Lahr,  Vap- 
preaux  jeune,  furent  condamnés  à  la  peine  de  mort  ;  Vuens. 
Gautron,  Lebelleerny,  aux  travaux  forcés  à  peri^étuité  :  Mo- 
nis,  Goué,  Duga=,  Naudin.  à  dix  ans  de  travaux  forcé.s  ; 
BouUey.  Paris  el  Brassa,  Bussières  et  Vappreaux  aîné,  à  dix 
ans  de  détention;  Goin,  à  deux  ans  de  prison:  Beaude  et 
Masson,  à  un  an  de  prison. 

Nourrit,  Vappreaux  jeune  et  Choppart  eurent  leur  peine 
commuée  en  celle  des  travaux  forcés  à  perpétuité  (Xourrit 
était  encore  au  basue  en  1880).  Le  17  mars  1849,  Daix  et 
Ldhr  furent  guillotinés  à  la  barrière  de  Fontainebleau. 


MAMFR.STATIO>S    ET    K.MEUTES  ^79 

C'est  ce  Barthélémy  (déjà  condamné  aux  tra- 
vaux forcés  à  perpétuité,  en  1839,  à  dix-huit  ans, 
pour  avoir  tué  un  sergent  de  ville)  qui,  à  cette  au- 
dience du  8  janvier  (i)  fit  la  déposition  suivante  : 

«  Après  avoir  séjourné  quelque  temps  à  la 
mairie  du  V«  arrondissement,  je  fus  transféré  à 
l'Ecole  militaire,  on  me  mit  dans  une  cave  avec 
d'autres  prisonniers;  nous  y  étions  sans  pain, 
sans  eau,  la  chaleur  était  suffocante,  car  nous 
étions  beaucoup;  on  se  plaignit.  Lu  officier  se 
promenait  de  long  en  large  devant  le  soupirail  de 
cette  cave;  il  nous  entendit: 

— ■  Qui  se  plaint?  dit-il. 

—  Nous  avons  faim,  faites-nous  donner  du 
pain. 

—  Attendez  !... 

Aussitôt  il  prit  le  fusil  d'un  factionnaire  et  le 
déchargea  sur  nous  par  le  soupirail.  Un  des  nô- 
tres tomba. 

Qui  a  encore  faim  ?  dit-il  en  ricanant.  Je  vais 
le  servir  (2)  »... 

L'exaspération  des  esprits,  le  sentiment  des 
dangers  qu'on  avait  courus,  la  haine  croissante 
contre  le  socialisme,  le  désir  de  lui  porter  un  coup 

(1)  Audience  du  2"  conseil  de  guerre,  présidée  par  le  co- 
lonel (.ornemuse.  du  14'  de  ligne. 

(2;  Peuple,  w  du  14  janvier  1849.  La  veille  du  jour  où  pa- 
raissait ce  compte  rendu,  le  13  janvier,  Barlhi'-leniy  avait 
réussi  à  s'évader. 


i80  LA    VIK    IWUISIKN.NK 

dont  il  ne  se  relèverait  pas,  aident  à  expliquer 
—  sans  les  excuser  —  de  pareils  actes  de  bru- 
talité. 

C'était  bien  en  effet  une  insurrection  socialiste 
qu'on  venait  de  vaincre,  uniquement  socialiste. 

Flocon  avait  dit,  le  23  juin,  à  la  Chambre  des 
députés:  «  La  sédition  n'arbore  aucun  drapeau. 
C'est  la  ligue  de  tous  les  partis  contre  la  Uépu- 
bli({ue  ;  mais  que  cette  ligue  se  formule  au  nom 
d'un  prétendant,  ou  au  nom  du  nécessiteux,  on 
trouvera  toujours  au  fond  des  choses  la  main  de 
ICtranger.    » 

Or,  d'un  tableau  affiché,  le  12  septembre,  j)ar  la 
préfecture  de  [)olice,  il  résultait  que  sur  3.423 
transportés  à  cette  date,  2.771  étaient  français, 
151  étrangers  i^et  501  d'origine  inconnue). 

Dans  son  rapport,  lu  le  3  août  à  la  tribune, 
Quentin- Bauchard  avait  déclaré,  au  nom  de  la 
Commission  d'enquête,  qu'après  les  plus  minu- 
tieuses recherhes  on  n'avait  pu  découvrir,  ni  dans 
les  émeutes  de  mai  ni  dans  celles  de  juin .  la  moin- 
dre complicité  du  parti  dit  réactionnaire. 

Et  un  témoin,  ({ui  ne  parait  pas  suspect,  Prou- 
dhon,  avait  fait  cette  déclara  lion,  dtn'ant  la  com- 
mission d  en([uète  : 

«  Le  23  juin,  j'avais  ci'u  que  c'était  une  conspi- 
ration de  prefenilants  s'appuyant  sur  des  ouvriers 
des  atelieis   nationaux,  .l'étais  trompé  comme  les 


MANIFESTATIONS    ET    EMEUTES  481 

autres.  Le  lendemain,  j'ai  été  convaincu  que  l'in- 
surrection était  socialiste.   » 

Victorieuse,  cette  insurection  socialiste,  eût 
achevé  la  ruine  du  pays  par  l'application  des 
théories  les  plus  absurdes  et  les  plus  périlleuses. 
Sa  défaite,  que  déplorait  George  Sand  [l),  tua  la 
République  mais  sauva  la   patrie  (2). 

(1]  Elle  écrivait  de  Xohant,  ;iu  mois  de  juillet  l!s48,  à 
Mlle  Marliani  :  «  Je  suis  novice...  Je  ne  crois  plus  à  l'exis- 
tence d'une  république  (|iii  commence  par  luer  ses  prolé- 
taires... J'ai  honte  aujourd'hui  d'être  Française,  moi  qui  na- 
guère en  étais  si  heureuse.  »  {Nouvelle  Hevue,  t.  XII,  p.  449.) 

i"i)  Sur  les  sentiments  éprouvés  par  les  insurgés  après 
leur  défaite.  \oir  Appendice  III. 


APPENDICE  I 

La  mort  du  géncrdl  Bréa  (1). 

Le  général  Bréa,  qui,  le  24  juin,  avait  succédé 
dans  le  commandement  des  Forces  de  la  rive  gau- 
che au  brave  général  Damesne,  mortellement 
blessé  à  l'attaque  des  banicades  du  Panthéon, 
était  parvenu,  à  suite  d'une  lutte  cruelle  et  san- 
glante, à  s'emparer  de  toutes  les  positions  précé- 
demment occupées  par  les  insurgés  et  à  les  reje- 
ter hors  des  murs  de  Paris. 

Le  désir  et  l'espoir  étaient  d'amener,  par  des 
moyens  pacifiques,  la  cessation  complète  des  hos- 
tilités ;  ce  l'ut  pour  \^  parvenir  que,  le  25,  dès  le 
matin,  accompagné  du  capitaine  d'état-major  Man- 
gin,  son  aide  de'  camp,  et  de  deux  chefs  de  batail- 
lon, Gobert  et  Desmarest,  il  visita  successivement 
les  barrières  Saint- Jacques,  d'Enfer,  de  la  Santé. 

(1)  Aiulieiice  du  Ihjdiwicr  iS'i'J  mi   -'■  cmiscH  de  ijucnc.  Rajipiirl 
officiel. 


APPENDICE 


i83 


Bien  accueilli  d'abord  sur  [son  passage,  il  se 
dirigea  vers  la  barrière  Fontainebleau. 

Sur  ce  point,  quatre  barricades  fermaient  les 
deux  côtés  des  boulevards  intérieurs  et  extérieurs  ; 
ces  remparts  protégaient  les  insurgés  réunis  sui* 


*\ 


Assassinat  du  général  de  Bréa. 


la  route  de  Clioisy  et  sur  celle  d'Italie.  Quant  à  la 
barrière,  elle  était  fermée  par  une  masse  de  pavés. 
Un  étroit  passage  avait  seul  été  conservé  sur  la 
droite  de  la  barricade. 

Le  corps  de  garde  de  l'octroi  était  rempli  d'une 
faule  armée.  Parmi  ces  hommes,  les  uns,  épuisés 
de  la  fatigue  de  la  veille,  dormaient  sur  la  pierre; 


484  I-A     vit     I' UilSIKNNK 

les  autres,  furieux  encore,  préparaient  des  cartou- 
ches ;  quelques-uns  se  distribuaient  le  vin,  le  pain. 
]a  charcuterie  que  les  ordres  des  chefs  faisaient 
apporter  ;  le  plus  grand  nombre  attendaient  la  fin 
du  combat. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  le  général 
Bréa  se  présenta  en  dehors  de  la  barrière,  procla- 
mant le  décret  de  l'assemblée  qui  accordait  aux 
misères  ouvrières  trois  millions  de  francs.  Quel- 
ques acclamations  accueillent  ses  paroles.  La  foule 
s'était  dispersée  à  l'approche  des  troupes  ;  il  ne 
restait  que  peu  d'hommes  préposés  à  la  garde  de 
l'octroi.  Sur  l'invitation  qui  lui  est  faite,  le  géné- 
ral, suivi  de  MM.  Mangin,  Gobert  et  Desmarest, 
pénètre  au  delà  de  la  barrière.  Il  fait  quelques  pas 
vers  le  perron  de  l'octroi  :  aussitôt  il  est  suivi  et 
devient  le  prisonnier  des  insurgés. 

Des  clameurs  sinistres  s'élèvent  et  bientôt,  se 
propageant  dans  la  foule  qui  grossit  sans  cesse 
le  bruit  se  répand  que  c'est  le  général  C.avaignac 
qui  vient  d'être  fait  prisonnier  ;  on  entend  crier  : 
A  mort  le  général  !  à  mort  Cavaignac  !  à  mort 
l'assassin  de  nos  frères  !  à  mort  l'exécuteur  du 
Panthéon  !  Dans  tous  les  cœurs  de  ceux  qui  se  pré- 
cipitent et  se  ruent,  il  n'y  a  plus  qu'une  passion, 
celle  de  la  vengeance. 

Cependant,  aucune  main  ne  vient  saisir  le  géné- 
ral.   «    Ce    n'est  pas  Cavaignac,  c'est  un  vieux 


Al'PEMdCE  485 

brave,  «  s'écrient  quelques  voix.  Plusieurs  hommes 
qui  veulent  épargnei*  un  crime  aux  forcenés  qui 
profèrent  des  paroles  do  mort,  font  entrer  le  géné- 
ral et  son  état-major  dans  le  poste  de  l'octroi.  Les 
cris,  suspendus  un  instant,  redoublent,  éclatent 
menaçants,  et  bientôt,  pour  sauver  le  général,  il 
faut  avoir  recours  à  un  nouveau  moyen.  On  pro- 
pose de  le  conduire  chez  M.  Dodelin,  maire  de  la 
commune,  qui  occupe  l'établissement  du  Grand- 
Salon.  On  s'avance,  entourés  d'une  escorte  tumul- 
tueuse. Le  général  échange  des  paroles  de  paix. 
Interrogé  par  eux,  il  répond  à  tous  et  se  fatigue 
en  vain  pour  dominer  les  clameurs. 

Arrivés  au  Orand-Salon,  le  général  entre  avec 
quelques-uns  des  hommes  qui  l'accompagnent  : 
les  portes  se  referment  sur  la  foule,  qui  s'agite  à 
l'extérieur  et  fait  entendre  de  nouvelles  impréca- 
tions. On  entraine  le  général  au  fond  du  jardin  : 
là  existe  un  mur  peu  élevé  ;  on  l'engage  à  le  fran- 
chir et  à  [)rendre  la  fuite  ;  il  hésite,  on  le  presse 
on  lui  propose  de  revêtir  une  blouse.  Mais  les 
cris  des  hommes  qui  sont  restés  hors  de  la  mai- 
son redoublent  ;  les  portes  sont  ébranlées  avec 
violence. 

C'est  à  ce  moment  que  les  insurgés  pénètrent 
dans  la  maison.  A  la  vue  du  général  qui  ya  fuir, 
ils  franchissent  l'espace  qui  les  sépare  de  lui,  ils  le 
saisissent,   l'entraînent,  et  bientôt,  sur  la  propo- 


486  I..\    Vit    PARISIENNE 

sition  de  plusieurs  d'entre  eux,  ils  le  conduisent 
au  second  étage  de  la  maison. 

Là,  au  milieu  des  cris  de  mort,  des  vociféra- 
tions et  des  tumultes,  ceux  des  insurgés  qui  se 
sont  montrés  déjà  les  plus  animés  contre  l'infor- 
tuné général,  lui  présentent  une  plume  et  une 
grande  feuille  de  papier  dit  à  écolier,  et,  mal- 
gré la  résistance  qu'il  oppose  d'abord,  ceux  qui 
menacent  sa  vie  obtiennnent  de  lui  qu'il  trace 
d'une  main  mal  assurée  les  lignes  suivantes  que 
contre-signe  le  capitaine  Mangin  : 

«  Nous,  soussigné,  général  Bréa  de  Ludrc, 
déclarons  être  venu  aux  barrières  pour  annoncer  au 
bon  peuple  de  Paris  et  de  la  banlieue  que  l'assem- 
blée nationale  a  décrété  qu'elle  accordait  trois 
millions  en  faveur  de  la  classe  nécessiteuse,  et 
qu'on  a  crié  : 

Vive  la  Uépublique  démocratique  et  sociale  ! 

Général  Buéa  de  Ludre. 
Le  capitaine  aide  de  camp,  Mangin.  » 

Ces  lignes,  destinées  à  calmer  l'irritation  crois- 
sante de  la  foule  extérieure,  à  laquelle  elles  devaient 
être  lues,  étaient  à  peine  écrites  qu'un  cri  s'élève 
de  ses  rangs,  cri  impérieux,  implacable,  qui  de- 
mande, sous  peine  de  mort,  que  le  général  ordonne 
le  renvoi  des  troupes. 

En   ce   moment   le   commandant   Gobert   entre 


APPENDICE  487 

dans  la  cour,  et  aussitôt  lu  fureur  des  plus  furieux 
[sic)  se  tourne  contre  lui.  Menacé  par  un  pavé 
qu'on  dresse  sur  sa  tête,  saisi  à  la  gorge  par  une 
main  de  fer,  ses  épaulettes,  son  épée,  sa  croix, 
lui  sont  arrachées  ;  il  n'échappe  à  la  mort  que  par 
son  courage,  son  énergie.  On  le  conduit  auprès 
du  général,  qui,  pour  calmer  la  tempête  qui  rugit 
autour  de  lui,  consent  à  ajouter  à  l'écrit  qu'il  a 
déjà  tracé,  et  sur  la  même  feuille,  les  lignes  sui- 
vantes : 

«  Je  n'ai  trouvé  à  la  barrière  de  Fontainebleau 
que  de  braves  gens  républicains  et  dé::iocrates  so- 
cialistes. 

Vu  :  GoUKIU',  CjKKMAXD,  PaNCALIKU,  BUSSIKRES.  » 

Cependant  les  dangtîrs  que  courait  le  général, 
loin  de  s'amoindrir,  devenaient  plus  imminents. 

Le  deuxième  étage  était  euA'ahi,  les  cris  de 
haine  et  de  vengeance  redoublaient.  Le  général  et 
le  capitaine  Mangin  étaient  entourés  d'un  groupe 
de  furieux  qui,  au  milieu  de  leurs  menaces  et  de 
leurs  vociférations,  exigeaient  de  lui  un  ordre  pour 
le  départ  des  troupes. 

Le  général,  succombant  à  la  violence  morale  et 
physique  qui  lui  était  faite,  écrivit  d'une  main  mal 
assurée,  ces  derniers  mots  : 

«  J'ordonne  à  la  troupe  de  se  i etir  [sic],  qu'elle 
retourne  par  la  même  route. 

Général  Bréa.  » 


488  LA    VIE    PARISIENNE 

Le  papier  sur  lequel  étaient  tracées  ces  lignes 
fut  aussitôt  saisi  par  un  des  individus  présents,  qui 
annonça  qu'il  allait  en  donner  lecture  à  la  foule  qui 
entourait  la  maison  en  criant  :  «  A  mort  !  à  mort, 
Cavaignac  !  »  Mais  lorsque  cet  individu  parvint 
sur  le  seuil,  l'écrit  du  général  lui  fut  arraché  par 
un  furieux  qui,  le  montrant  aux  groupes  s'écria  : 
«  C'est  de  Tallemand,  je  ne  puis  vous  le  lire,  mais 
soyez  tranquilles,  tout  sera  l)ientôt  fini  !  » 

Pendant  ce  temps,  le  commandant  Desmarest 
subissait  aussi  de  cruelles  épreuves  :  lui  aussi 
avait  perdu  son  épée,  ses  épaulettes.  Sa  tunique 
arrachée  servait  d'étendard  à  un  enfant  ;  entraîné 
par  la  foule,  il  avait  été  conduit  au  grand  poste. 

11  y  était  depuis  <|uelques  minutes,  lorsque  le 
général  y  arriva,  avec  MM.  Mangin  et  Gobert. 

Reçus  dans  le  poste,  ils  trouvèrent  là  encore 
quelques  défenseurs  ;  mais  l'ennemi  était  à  la 
porte,  rugissant  toujours,  demandant  sa  proie.  On 
fit  pour  sauver  le  général  une  dernière  tentative  ; 
on  cliercha  à  percer  le  mur  du  violon,  où  un  jeune 
mobile  avait  trouvé  un  asile  contre  la  mort. 

On  allait  réussir  ;  une  ouverture  était  déjà  pra- 
tiquée, lorsqu'un  enfant  de  quatre  ans  dénonça 
cette  tentative  ;  un  témoin,  le  sieur  Girard,  enten- 
dit cet  enfant  crier  :  «  Ah  !  on  veut  les  faire  sau- 
ver !  »  Les  auteurs  de  cette  généreuse  tentative 
prennent    aussitôt  la  fuite   ;  ceux  qui  jusqu'alors 


APPENDICK  489 

avaient  protégé  le  général  se  dispersent.  Le  mo- 
ment fatal  approchait. 

Assis  avec  le  capitaine  Mangin  près  de  la  table 
du  poste,  le  général  disait  à  ceux  qui  les  entou- 
raient, et  au  nombre  desquels  se  trouvait  le  pauvre 
de  Bicètre,  Daix,  l'un  des  principaux  accusés  : 
«  Où  sont  donc  mes  bous  amis  de  tout  à  riunire  ?  » 

Puis,  levant  les  yeux  au  ciel  :  «  Prisonnier, 
s'écriait-il,  et  fusillé  le  jour  de  ma  fête  !  » 

Epuisées  par  cette  lutte  affreuseet  sans  cesse  re- 
naissante, les  malheureuses  victimes  demandaient 
la  fin  de  leurs  souffrances. 

Le  brave  capitaine  Mangin  se  levant  alors,  et 
croisant  ses  bras  sur  sa  poitrine  :  «Que  veut-on 
faire  de  nous  ?  dit-il  ;  veut-on  nous  fusiller  ?  voi- 
là nos  poitrines,  dépêchez-vous  !  »  Et  il  serrait  la 
main  à  son  vieux  général 

Quelques  hommes,  à  ce  moment,  essaient  de 
faire  évacuer  la  salle;  un  d'eux,  un  enfant  de  dix- 
sept  ans,  dit  au  général  :  «  Ecrivez,  général,  don- 
nez-moi un  de  vos  insignes  et  je  vous  sauve, 
j'irai  montrer  aux  troupes  que  vous  êtes  prison- 
nier. » 

Le  général  regarde  autour  de  lui,  et  finit  par 
donner  sa  dernière  épaulotte,  refusant  son  épée  et 
sa  croix. 

L'enfant  part,  et  presque  aussit('»t  des  voix  nom- 
breuses   et  exaltées   par   la   liiiciir,  répètent  avec 


490  \.\    vil".   1'M!Isii;nnk 

une  énergie  sauvage  :  «  A  mort  !  à  mort  !  il  faut 
en  finir  !  » 

En  même  temps,  des  cris  d'effroi  se  font  en- 
tendre du  côté  de  la  barrière.  On  voit  fuir  des 
femmes  et  on  entend  ces  mots  :  X'oilà  la  mobile  ! 

Etait-ce  là  le  signal  de  l'exécution  tant  de  fois 
annoncée  ?  On  devrait  le  croire,  car  un  témoin, 
dont  la  déposition  faite  dans  l'instruction  est  lue 
à  l'audience  par  le  greffier,  déclare  avoir  entendu 
plusieurs  accusés  dir--  qu'il  fallait  aller  à  la  bar- 
rière, puis  re\enir  an  poste  pour  y  donner  une 
fausse  alerte,  afin  de  le  dégager  des  curieux  et 
d'être  plus  libres  pour  fusiller  le  général  et  son 
aide  de  camp. 

Quoi  qu'il  en  soit,  au  moment  où  le  cri  :  voilà 
la  mobile  !  se  fit  entendre,  six  coups  de  fusil  écla- 
tèrent à  la  fois,  et  le  général  Bréa  tomba  mortel- 
lement frappé,  ainsi  que  son  aide  de  cam[)  Mangin. 
Les  misérables  qui  venaient  de  commettre  cet  as- 
sassinat pénétrèrent  dans  le  corps  de  garde  ;  l'un 
d'eux  enfonce  sa  baïonnette  dans  le  ventre  du  géné- 
ral, un  autre  lui  fracasse  le  crâne  avec  sa  crosse; 
un  troisième,  croyant  que  c'est  le  général  Gavai- 
gnac  qui  vient  d'être  tué,  lui  palpe  la  poitrine  pour 
s'assurer  s'il  portait,  comme  le  bruit  s'en  était  ré- 
pandu, une  cuirasse  sous  ses  vêtements. 

Le  crime  était  consommé,  les  meurtriers  pren- 
nent la  fuite. 


APPENDICE  491 

MM.  Desmarest  et  Gobert,  qui  avaient  échappé 
à  la  mort  en  se  plaçant  sous  le  lit  de  camp,  et  qui 
avaient  assisté  à  la  scène  affreuse  que  nous  venons 
de  raconter,  quittent  leur  retraite  et  parviennent 
à  s'éloigner  de  ce  sanglant  théâtre. 

Les  pièces  de  l'instruction  n'établissent  pas  d'une 
manière  tout  à  fait  précise  la  part  qui  doit  incom- 
ber à  chacun  des  accusés  dans  cette  horrible  scène 
de  meurtre  ;  plusieurs  témoignages  cependant, 
dont  il  est  donné  lecture,  élèvent  des  charges  ac- 
cablantes contre  plusieurs  d'entre  eux,  et  surtout 
contre  Daix  (  le  pauvre  de  Bicétre  i,  et  contre  le 
jeune  Noury. 

C'est  ainsi  que  le  .témoin  Vielle  déclare  qu'ayant 
vainement  cherché  à  désarmer  Noury  dans  le  poste 
où  il  se  trouvait  avec  le  g'énéral  et  son  aide  de 
camp,  il  le  vit  i^  Noury  )  sortir  du  poste  et,  un  ins- 
tant après,  se  placer  extérieurement  à  la  fenêtre 
du  côté  de  la  porte  du  corps  de  garde,  d'où  il  tira 
le  premier  coup  de  feu  sur  le  pauvre  général  :  Je 
l'affirme  très  bien,  dit  ce  témoin,  car  je  l'ai  vu  tirer 
commsje  l'ai  entendu  un  instant  auparavant  crier  : 
Voilà  la  mobile  !  Nous  sommes  trahis  :  faites  feu  ! 

Je  déclare  en  outre  qu'il  retourna  son  fusil  la 
crosse  en  l'air  et  enfonça  sa  baïonnette  dans  la 
j)oitrine  du  général,  pour  l'achever.  » 


APPENDICE  II 

Paris  (//jrl's  les  Joiir/iécs  de  juin  [V] 


Paris  présente  un  aspect  des  j)liis  curieux. 

Sur  tous  les  points  la  circulation  est  rétablie, 
celles  des  barricades  qui  sont  encore  debout  ont 
été  ouvertes  pour  laisser  passer  les  voitures. 

Un  véritable  Longchamp  est  établi  sur  tous 
les  points  où  la  lutte  a  été  acharnée,  des  femmes 
du  monde,  dans  des  calèches  découvertes,  sil- 
lonnent le  boulevard  au  pas,  et  à  la  queue,  mon- 
ti'ant  du  bout  de  leurs  doigts  gantés  les  déchi- 
rures des  balles  et  les  elFractions  (h's  boulets. 

Voici  le  chemin  que  suit  la  file  : 

On  prend  le  boulevard  au  faubourg  Poisson- 
nière, lieu  on  s'est  arrêtée,  ou  plutêtt  où  a  été  ar- 
rêtée l'avant-ffarde    de   ririsurrectiou .   on  le  suit 

1)  /.-•  Moi^,  Il    (lu  31   juillet  1S48. 


APPENDICE  493 

jusqu'à  la  porte  Saint-Denis,  où  commencent  les 
premières  traces  des  balles. 

La  porte  Saint- Denis  est  légèrement  piquetée, 
mais  aucun  des  bas- reliefs  n'est  sérieusement  en- 
dommagé. 

En  se  retournant,  on  a  derrière  soi  la  maison 
du  restaurant  de  l'Œil-de-Bœuf,  dont  tous  les 
carreaux  sont  brisés. 

L'angle  de  la  rue  de  Cléry,  dont  quelques  mai- 
sons sont  écorchées  par  les  balles... 

A  mesure  qu'on  avance  les  traces  de  combat 
sont  plus  visibles. 

-  Au  coin  de  la  rue  du  Faubourg-du-Temple, 
que  les  piétons  encombrent  et  que  les  barricades 
obstruent,  on  est  forcé  de  quitter  sa  voiture,  on 
continue  à  pied. 

En  arrivant  sur  le  canal,  le  spectacle  commence 
à  devenir  plus  intéressant. 

Le  pont,  qu'on  a  devant  soi,  a  et  élongtemps  dis- 
puté, vainement  les  insurgés  ont  tenté  de  l'abattre, 
tous  leurs  efforts  ont  été  inutiles. 

On  découvre  alors  devant  soi  tout  le  faubourg 
du  Temple. 

Au  premier  plan,  les  maisons  du  quai  du  canal 
criblées  de  balles  ; 

Au  second  plan,  les  premières  maisons  de  la 
rue  Fontaine-au-Roi,  criblées  de  balles  comme 
celles  du  quai  ; 

32 


494  I.A     VIK     l'AlilSlK.NNK 

Au  second  plan,  à  droite,  une  maison  écroulée 
à  moitié,  toute  noircie,  l'umante  encore. 

Derrière  cette  maison,  un  grand  pignon  troué 
par  huit  ou  dix  boulets. 

On  a  devant  soi  : 

La  maison  du  Bélier- Mérinos,  peinte  en  cou- 
leur chocolat.  Les  trois  Fenêtres  sont  tellement 
éventrées  par  les  boulets,  que  leur  ouverture  tient 
toute  la  façade  et  que  l'on  ne  comprend  point  par 
quel  miracle  d'équilibre  la  maison  se  soutient. 

A  droite  est  la  rue  de  Gharenton  ;  la  Fusillade 
l'a  criblée,  c'est  une  véritable  petite  vérole  de 
balles  qu'ont  eue  ses  deux  ou  trois  premières  mai- 
sons. 

A  gauche,  à  l'entrée  de  lu  rue  de  la  Ro({uette, 
les  pompiers  sont  debout  et  à  l'œuvre  sur  un  mon- 
ceau de  ruines.  C'est  tout  le  devant  de  la  maison 
de  la  Petite- Jardinière  qui  s'est  écroulé,  laissant 
debout  et  intact  le  mur  du  fond  snr  lequel  se  dé- 
tachent trois  cheminées  pareilles  à  trois  étagères. 

Sur  l'une  de  ces  cheminées  est  une  glace  parfai- 
tement intacte. 

A  l'angle  de  la  cliemiiiei^  pendent  à  un  clou,  une 
corne  et  un  petit  balai. 

Trois  petits  tableaux  restent  clnut'^s  à  la  mu- 
raille. 

Cette  maison  elail  celle  d'un  conFeetionnaiie 
{sic)  d'habillements  ;  des  lambeaux  de  drap,  tirés 


Al'l'KNDICK  4-9o 

des  décombres,  .sont  déchiquetés  par  les  chilTon- 
niers  et  par  les  gamins. 

En  face  de  ce  })oint  les  voilures  stationnent. 

Plusieurs  dessinateurs  sont  occupés  à  faire  des 
croquis... 

On  reprend  la  marche  et  l'on  pénètre  dans  la 
rue  Saint- Antoine. 

Là  on  retrouve  à  chaque  pas  la  trace  de  la  lutte, 
mais  on  est  gâté  par  la  vue  du  faubourg.  Rien  qui 
vaille  la  peine  de  s'arrêter  ne  se  présente  jusqu'à 
ce  qu'on  arrive  en  face  (ki  petit  café  Momus  et  à 
l'angle  de  la  rue  Cloche- Perce. 

Douze  ou  quinze  boulets  tirés  de  la  place  Bau- 
doyer  ont  broyé  le  premier  et  le  second  étages  de 
la  maison  ;  le  mur  n'est  que  poussière,  et  l'on  se 
recule  involontairement,  de  peur  qu'en  s'écroulant, 
la  maison  ne  vous  écrase. 

En  face  est  un  tuyau  de  fonte  qui  rampe  du 
pavé  au  toit  d'une  maison.  On  essaie  de  compter 
les  balles  qui  l'ont  troué,  puis  on  y  renonce,  la 
tâche  est  trop  difficile. 

On  comprend  que  la  lutte  ait  été  acharnée  sur 
ce  point.  Cinq  cents  pas  encore,  et  les  insurgés 
étaient  à  rH<)tel  de  Ville. 

Trois  de  ces  boulets  ont  assez  distinctement 
dessiné  un  coq  gigantesque. 

Tout  le  côté  gauche  de  la  rue  du  Faubourg  est 
labouré  par  les  boulets  et  les  biscaïens. 


406  L\    VIE    PARISIENNE 

En  se  retournant  on  a  derrière  soi  et  de  l'autre 
côté  du  canal  un  mur  de  cinquante  pas  de  long, 
mis  à  jour  par  l'artillerie. 

Après  avoir  remonté  jusqu'à  la  moitié  du  fau- 
bourg on  le  redescend,  on  prend  le  quai  du  canal 
en  remontant  du  côté  de  la  Bastille  :  on  trouve 
alors  un  pont  tournant,  ce  pont  a  été  témoin  d'un 
de  ces  actes  d'héroïsme  qui  ont  immortalisé  la 
garde  mobile. 

Un  escadron  de  dragons  était  passé,  la  garde  m<>- 
bileallaitles  suivre,  quand,  toutà  coup,  des  hommes 
sur  lesquels  on  avait  cru  pouvoir  compter,  se  pré- 
cipitent sur  le  pont  et  lui  impriment  un  mouve- 
ment de  rotation. 

La  garde  mobile  est  séparée  des  dragons,  les 
dragons,  isolés  sur  l'autre  rive,  sont  perdus. 

—  A  moi  les  nageurs  !  crie  un  jeune  soldat. 
Cent  nageurs,  à  peu  près,  se  présentent,  on  tire 
les  baïonnettes  des  canons,  on  laisse  les  fusils  aux 
camarades,  on  passe  le  canal  la  baïonnette  aux 
dents,  on  aborde  l'autre  quai,  et  l'on  tombe  sur 
les  insurgés  à  coups  de  baïonnettes,  devenues  des 
poignards. 

On  traverse  ce  pont,  on  entre  dans  la  rue  d'An- 
goulème,  qui  conduit  jusqu'au  boulevard,  au  bout 
de  la  rue  on  retrouve  sa  voiture  avec  laquelle  on 
va  jusqu^à  la  place  de  la  Bastille,  tout  en  suivant 
les  boulevards,  devenus  un  camp,  occupé  par  les 


APPENDICE  i97 

cuirassiers,    les  lanciers,  la   garde    mobile  et   la 
ligne. 

Tout  cela  donne  à  Paris,  non  seulement  l'aspect 
d'une  ville  en  état  de  siège  mais  l'aspect  d'une 
ville  assi(égée. 

En  arrivant  à  la  place  de  la  Bastille,  la  foule 
est  telle,  que  des  sentinelles  forcent  les  piétons  à 
suivre  les  trottoirs,  tandis  que  les  voitures  sont 
invitées  à  ne  pas  s'écarter  de  la  file. 

Là,  en  effet,  est  unsiles  aspects  les  plus  effrayants 
qu'ait  jamais  laissés  au  front  d'une  cité  la  guerre 
civile. 

En  sortant  de  la  rue  Saint-Antoine  on  reprend 
les  quais,  on  les  suit  jusqu'au  pont  Notre-Dame, 
on  le  traverse  ainsi  que  le  pont  de  l'Hôtel-Dieu, 
et  l'on  se  trouve  en  face  de  la  maison  des  Deux- 
Pierrots. 

Un  enfant  ne  mettrait  pas  sa  main  sur  toute  l'é- 
tendue de  la  maison,  sans  couvrir  la  trace  d'une 
balle. 

Puis  Ton  revient,  on  n'a  pas  tout  vu,  mais  on  a 
vu  le  plus  curieux  ! 

Nous  sommes  ainsi  faits,  ce  qui  était  il  y  a  trois 
jours  une  douleur,  est  aujourd'hui  une  distraction.. 


APPENDICE   III 

UNE     CHANSON  ''* 


Voyez-vous  les  aristocrates. 

Comme  ils  nous  tiennent  sons  les  verroiix? 

Ils  nous  ont  mis  dans  les  casemates, 

Ils  nous  font  manger  par  les  poux. 

Ils  nous  font  coucher  sui*la  paille. 

Nous  nourrissent  de  pain  et  d'eau. 

En  nous  disant  :  Pour  la  canaille, 

C'est  tout  autant  commf  il  en  faul. 

J'enrage  de  colère. 

Si  c'était  à  refaire. 

Avant  d'être  pinré 
Messieurs,  les  aristos,je  vous  ferais  griller. 

Vous  nous  avez  mis  aux  carrières 
En  nous  jetant  du  pain  moisi; 
Sans  paille,  couchés  sur  la  terre, 
.  Aux  rérlamants  des  coups  de  fusil. 
Que  le  tonnerre  de  Dieu  m'emporte  ! 
Si  vous  me  r'tombez  sous  la  main, 
Vous  passerez  par  la  même  |)orte. 
Et  vous  y  crèverez  de  faim. 

J'enrage  de  colère. 

Si  c'était  à  refaire, 

Avant  d'être  pincé. 
Messieurs  les  aristos,  je  vous  ferais  griller... 

(1)  ("ette  chanson  citée  dans  le  Journal  d'un  insurgé  malgré 
lui  {p.  47)  fut  rnmpn-joo  pni' dos  insurgés  détenus  dans  une 
casemate. 


CHAPITRE   XII 


L  ÉLECTION    DU     lO    DÉCEMBRE 


Tout  se  ramène  à  une  ({uestion  d'argent.  Le 
meilleur  (jouvernement  est  celui  qui  coûte  le 
moins  cher.  Or  la  révolution  de  1848  avait  ruiné 
le  pays. 

Sous  ce  titre,  les  Mois  de  Xourrice  de  la  Ré- 
Dublique,  une  brochure  légitimiste,  mais  très  do- 
cumentée, qui  parut  sans  date  et  sans  nom  d'au- 
teur, a  publié  une  étude  curieuse,  que  nous  allons 
résumer,  sur  les  finances  de  cette  période 

L'impôt  de  45  centimes,  si  arbitraire,  si  odieux 
avait  donné  lieu  à  2,52  par  1.000  francs  pour  frais 
de  poursuite,  proportion  supérieure  de  plus  d'un 
cinquième  à  ceux  de  l'année  1847. 

Il  v  eut  une  moins  value  de  65.690.494  francs 


500  I>A    VIE    PARISIENNE 

sur  les  produits  de  renregistrement  et  des  do- 
maines, de  21.130.468  francs  sur  les  produits  des 
contributions  indirectes. 

Un  décret  ^du  4  avril  1848)  frappait  d'une  rete- 
nue proportionnelle  tous  les  traitements  supé- 
rieurs à  2.000  francs,  mais  ceux  du  Gouvernement 
provisoire  furent  indemnes. 

Les  secours  aux  réfugiés  politiques  en  France 
s'élevèrent  à  1,401.000  francs. 

On  dépensa  une  centaine  de  mille  francs  pour 
secours  aux  blessés  de  février  (c'était  devenu  une 
profession)  23.829  francs  pour  les  détenus  de  mai, 
762.230  francs  pour  les  frais  de  nourriture  et 
d'habillement  des  détenus  de  juin.  «  Le  prix  des 
bains  des  blessés  détenus  au  fort  dlvry,  figure 
dans  ce  chiffre,  assure  la  brochure  (p.  41),  pour 
5.456  fi'ancs.  » 

Pour  les  ateliers  nationaux,  «  une  somme  de 
14  millions  est  sortie  du  Ti'ésor  dépourvue  de 
toute  preuve  régulière  d'emploi  «  et  la  brochure 
en  donne  la  preuve  en  citant  (p.  44)  le  rapport 
de  la  Cour  des  Comptes. 

La  distribution  d'écharpes  de  soie  coûta  130.000 
francs  et  celle  de  drapeaux  43.000  francs. 

Le  rachat  des  armes  pillées  (1)  coûta 
64.183  fr.  60  payés  par  le  ministre  de  la  Guerre 

(1)  <i  Les  vainqueurs  de  février  ont  pratiqué  supérieure- 
ment ce  genre  de  commerce  »,  p.  71. 


Le  prince  Louis-Napoléon. 


l/ÉLECTION    l(U    10    DÉCEMBRE  503 

pour  11.151  l'usils  et  autres  armes,  et  321.687 
francs  pour  fusils  pillés  dans  les  casernes. 

Le  décret  sur  l'émancipation  des  esclaves 
(27  avril  1848),  en  attendant  de  ruiner  nos  An- 
tilles, fit  diminuer  de  18.887.728  francs  les  béné- 
fices donnés  au  trésor  par  l'importation  du  sucre 
de  nos  colonies... 

La  conclusion  de  cette  brochure,  rédigée  d'après 
les  rapports  de  la  Cour  des  Comptes,  c'est  qu'en 
dix  mois  la  République  diminua  la  fortune  de  la 
France  de  229.688.411  fr.  47  ;1).  Même  en  sup- 
primant les  47  centimes,  c'est  beaucoup  plus  qu'elle 
ne  valait. 

Un  régime  qui  ruine  la  bourgeoisie  sera  tou- 
jours cher  (dans  les  deux  sens  du  mot)  au  proléta- 
riat, mais  la  bourgeoisie  se  résigne  diflicilement 
à  se  laisser  ruiner,  même  au  nom  des  immortels 
principes. 

Industriels,  commerçants,  boutiquiers,  grands 
ou  petits  patrons,  rentiers,  tous  aspiraient  à  être 
délivrés  d'une  république  qui  faisait  à  leurs  dé- 
pens du  socialisme  appliqué,  tous  se  montraient 
favorables  d'avance  à  l'homme,  quel  qu'il  fût, 
qui  se  dresserait  contre  l'anarchie  et  rétablirait 
l'ordre. 

On  en  avait  assez  et  des  tirades,  des  cortèges,  et 

'1)  Les  dépenses  du  budget  de  1S48  dépassèrent  de  1H5  mil- 
lions celles  du  budget  de  1847. 


504  lA    VIE    PARISIENNE 

des  aumônes  prodiguées  à  des  tainéahts  d'état,  et 
de  la  guerre  civile  en  permanence.  La  France  vou- 
lait recommencer  à  vivre. 

jNIème  ceux  qui  s'étaient  montrés  le  plus  favo- 
rables aux  débuts  de  ce  régime  ne  pouvaient  pas 
cacher  leurs  .décaptions  et  leurs  répugnances 

«  On  m'a  accusé,  disait  Béranger  (  à  celui  (jui 
rapporte  ce  propos  )  Td'avotP  jeté  la  planche  sur 
le  ruisseau  que  Loùis-Philippe  avait,  à.trav^r^er 
})()ur  pouvoir  entrer  aux  Tuileries,  je  voudrais 
pouvoir  être  le  pont  jeté  d'un  bord  à  l'autre  du 
détroit  pour  le  ramener  a-ujourd'hui.  Certainement 
j'aimais  la  Pn'publique,  mais  non  certes  telle  que 
nous  l'avons  là  !)i  Et.  il  me  désignait  le  palais  où 
l'Assemblée  nationale  avait  élu  domicile.  Peu 
après,  Béranger  résigna  son  mandat  de  député  (1). 
..  Un. homme,  un  de  ces  ambitieux,  froid,  silen- 
tieux,  flegmatique,  fataliste,  qui  sont  les  plus 
redoutables,. avait  en  lui  tout  ce  qu'il  fallait  [>our 
incarner  J'opj}osition  à  un  régime;  dont  le  peu- 
ple lui-môme,  depuis  les  journées  de  juin,  se  dé- 
tachait. 

Fils,  ou  du  moins  présumé  tel,  du  roi  de  Hol- 
lande, frère  de  Napoléon,  et  de  la  reine  Hortense. 
Louis-Napoléon  avait  quarante  ans,  en  1848.  .11 
était  en    pleine    force   de .  corps  et   d'esprit.    Son 

(1)  Notes  et  Souvenirs,   par   un   Anglais.   Paris,  1894,  t.   II, 
p.  39.  ^      ;., 


l'élection    du    10    DÉCEMBRK  505 

intelligence  nébuleuse,  où  le  rêve  tint  toujours 
trop  de  place,  l'avait  entraîné  vers  le  socialisme. 
Il  mêlait  à  dos  idées  d'autorité  un  humanitarisme 
un  peu  naïf.  Il  avait  publié,  en  1833,  des  Rêve- 
ries  Politiques,  suivies  d'un  Projet  de  Constitu- 
tion. Ses  tentatives  de  Strabourg  et  de  Boulogne, 
son  emprisonnement  à  Ham,  d'où  il  s'évada  en 
1846,  le  26  mai,  accrurent  sa  popularité. 

Cette  popularité  avait  pour  principale  cause  le 
souvenir  de  Napoléon.  La  France,  qui  se  croit  dé- 
mocratique, aime  les  grands  noms,  celui-là  surtout 
auquel  aucun  autre   ne  saurait  être  comparé  (1). 

Sous  le  règne  de  Louis-Philippe,  une  partie  du 
peuple  était  bonapartiste.  Dans  la  note  attribuée 
à  Blanqui,  et  datée  du  24  octobre  1839,  que  pu- 
blia en  1848  la  Revue  Rétrospective, on  lit  ceci: 
«  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  bonapar- 
tistes parmi  l'ouvrier,  même  parmi  les  jeunes.  Les 
idées  de  gloire  et  les  souvenirs  de  l'Empire  agis- 
sent sur  les  imag'inatians...» 

(1)  «  Un  des  agents  électoraux  de  Lanioricière,  pendant  la 
campagne  que  menait  celui-ci,  en  province,  en  faveur  de  Ca- 
vaignac,  lui  transmettait  cette  objection  d'un  électeur  :  «■  La 
chose  Serait  faisable  (de  voter  pour  Gavaignac),  si  votre  gé- 
néral s'appelait  (ieneviève  de  Brabant  ou  portait  le  nom  d'un 
des  quatre  fils  AyniOn.  Mais  Cavaignai-,  Gavaignac  tout  court, 
j'aime  mieux  Na|)oIéon,  cela  sonne  mieux.  »  Et  je  suis  per- 
suadé, ajoutait  l'agent,  qu'il  exprimait  là  ro|)inion  des  neuf 
dixièmes  des  électeurs.  ISotes  «t  Souvenirs,  par  un  Anglais, 
t.  II,  p.  10. 


.';U0  LA    \  IK    PARISIENNE 

Un  Bonaparte  socialiste,  beaucouj)  cl'ouvriei-s 
admettaient  très  bien,  en  1848, que  ce  fût  possible, 
et  lorsque  limpopularité  d'une  Assemblée,  qui 
avait  peur  de  lui,  Feùt  rendu  encore  plus  popu- 
laire (1),  la  plupart  de  ces  ouvriers  ne  virent 
pas  d'inconvénient  à  ce  qu'il  devint  empereur.  Un 
empereur  ami  du  peuple,  et  qui  ferait  taire  les 
bavards,  les  menteurs,  voilà  la  légende  qui  se 
forma  très  vite,  et  au  moment  où  Louis-Napoléon 
ne  révélait  qu'une  partie  de  ses  ambitions  et  de 
ses  espérances  (2  . 

Ce  rêveur,  froid,  distant,  mais  foncièrement 
bon,  avait  beaucoup  de  charme.  Après  bien  d'au- 
tres, l'Anglais  dont  on  publia,  en  1893-1894, 
les  yotes  et  souvenirs,  le  remarque,  en  rendant 
compte  d'une  visite  qu'il  fit  au  prince  à  cette 
époque. 

«  Lorsque  Louis-Napoléon,  dit-il,  me  tendit  la 
main,  je  fus  presque  tenté,  en  le  regardant  bien  en 
face,  de  le  prendre  pour  un  fumeur  d'opium.  Dix 
minutes  plus  tard,  j'étais  convaincu,  qu'on  me 
permette  cette  métaphore,  que  ce  prince  lui-même, 

(1)  "  Une  partie  de  l'Assemblée  était  très  hostile  au  prince 
Louis,  et,  par  esprit  d'opposition,  Its  perturbateurs  quoti- 
diens du  boulevard  Saint-Denis  le  prirent  sous  leur  patro- 
nage. »  Maxime  du  Camp,  Souvenirs  de  l'année  18'i8,  p.  1876. 

(2)  Dans  une  lettre  à  Barbes,  datée  de  \ohanl  le  S  dé- 
cembre 1848,  George  Sand  note  ■  l'engouement  pour  l'Kni- 
pire  ». 


I.'ÉLKGTION    L»L     iO    DÉCEMBKK  507 

charmeur  tyranni([ue,  comme  le  poison  redoutable 
et  eniA-rant,  soumettait  tous  ceux  qui  l'appro- 
chaient à  son  irrésistible  influence  (1).  » 

Aux  élections  du  5  juin  1848,  sur  onze  députés 
envoyés  à  la  Chambre  par  le  département  de  la 
Seine (2)  —  le  premier,  Gaussidière,  avec  14(3.000 
voix,  le  onzième,  Proudhon,  avec  77. 094' voix,  —  il 
l'ut  élu,  le  neuvième,  avec  84.420  voix  ^^3). 

La  plupart  de  ceux  dont  Louis-Napoléon  deve- 
nait ainsi  le  collègue  —  en  attendant  de  devenir 
leur  maître  —  éprouvèrent,  et  laissèrent  voir,  au- 
tant de  crainte  que  de  surprise. 

Le  12  juin,  une  déclaration  de  bannissement  fut 
proposée  à  la  Chambre.  Clément  Thomas,  qui  était 
républicain  (et  que  des  républicains  fusillèrent  en 
1870)  demanda  contre  lui  le  vote  immédiat  d'un 
décret  d'expulsion,  et  Lamartine  l'application  de 
la  loi  de  1832. 

(1)  T.  II,  p.  9. 

(2)  Sur  415.317  électeurs  inscrits,  il  y  eut  249.392  votants. 
Les  onze  candidats  élus  furent .  Gaussidière,  Moreau,  (joud- 
chaux,  Cliangarnier,  Tliiers,  Pierre  Leroux,  Victor  Hugo, 
Louis  Bonaparte,  Lagrange,  Boissel,  Proudlion.  La  pro- 
vince avait  élu  généralement  des  modérés,  Tliiers,  Mole, 
Bugeaud,  etc. 

(3)  «  L'affiche  qui  le  recommandait  portait  :  «  Louis-Napo- 
léon ne  demande  qu'à  être  représentant  du  peuple,  et  il  n'a 
pas  oublié  que  Napoléon,  avant  d'être  le  premier  magistrat 
de  la  France,  en  fut  le  premier  citoyen.  »  Cause  ou  prétexte 
d'émolion  i)ublique,  le  nom  de  M.  Louis-Napoléon  agita  la 
capitale.  »  Annuaire  Lesur.  Année  1848,  p.  202. 


508  LA    ME    PARISIENNE 

La  Chambre  repoussa  ces  diverses  propositions 
et  l'admission  fut  votée. 

Le  13  juin,  Louis-Napoléon  adressait  au  pré- 
sident une  lettre  par  laquelle  il  résignait  son 
mandat  de  député  :  «  Bientôt,  ajoutait-il,  j'espère, 
le  calme  renaîtra  et  me  permettra  de  rentrer  en 
France  comme  le  plus  simple  des  citoyens,  mais 
aussi  comme  un  des  plus  dévoués  au  repos  et  à  la 
prospérité  de  mon  pays.  » 

Réfugié  en  Angleterre,  où  il  ne  devait  rester 
que  quelques  mois,  il  attendait  une  occasion  favo- 
rable, qui  seprésenta  bientôt.  Il  savait  bien  que  les 
fautes  de  ses  ailversaires  allaient  augmenter  dans 
de  fortes  proportions  le  nombre  et  l'audace  de  ses 
partisans. 

Dans  son  journal,  publié  en  1884  (1),  Alfred 
Darimon  écrivait,  à  la  date  du  3  octobre  1848  : 
«  Bien  que  quinze  jours  à  peine  nous  séparent 
de  l'élection  du  19  septembre,  qui  a  ouvert  de 
nouveau  les  portes  de  réassemblée  nationale  à 
^I.  Louis  Bonaparte,  il  est  facile  de  voir  qu'il  est 
dev(uiu  un  centre  de  ralliement. 

Il  ne  fait  que  de  rares  et  courtes  apparitions 
sur  les  bancs  de  l'Assemblée  nationale;  il  n'y 
prend  jamais  la  parole;  il  s'abstient  dans  la  plu- 
part des  votes.  Mais  ses  cousins,  et  plus  j)articu- 

(1)  A  travers  la  Révolutiun  (1817-18.55),  p.  75. 


l'élection    du    10    DÉCEMBRE  509 

lièrement  M.  Napoléon  Bonaparte,  se  remuent 
beaucoup  pour  lui  attirer  des  partisans.  Ce  der- 
nier est  à  Paris  depuis  plus  d'un  an;  il  a  réussi 
à  se  créer  dans  tous  les  partis  des  relations  qu'il 
met  habilement  à  profit.  Il  déploie  dans  cette 
œuvre  de  propagande  des  qualités  d'organisa- 
tion peu  communes. 

L'hôtel  du  Rhin  qu'habite  M.  L.  Bonaparte  est 
assiégé  du  matin  au  soir  d'un  monde  de  visiteurs 
appartenant  à  toutes  les  classes  et  à  tous  les  ré- 
gimes. 

M.  L.  Bonaparte  recherche  volontiers  les 
hommes  politiques  qui  sont  en  saillie.  Quand 
il  ne  parvient  pas  à  les  attirer  chez  lui  il  va 
les  trouver  dans  les  salons  où  il  espère  les  ren- 
contrer... 

Les  allures  mystérieuses  de  M.  L.  Bonaparte 
inquiètent  beaucoup  la  jeune  Montagne.  Il  lui  pa- 
rait évident  que  «  le  prétendant  »  comme  on  l'ap- 
pelle déjà,  aspire  au  pouvoir  suprême.  Mais  quel 
parti  doit-elle  prendre.  Doit-elle  lui  barrer  le  pas- 
sage ou  bien  l'aider  en  lui  imposant  ses  condi- 
tions?... » 

Aux  élections  du  17  septembre,  sur  247.242 
votants,  il  obtint  110.752  voix. 

La  proclamation  de  son  nom,  le  21,  sur  la  place 
de  l'Hôtel-de-Ville  fut  accueillie  par  les  cris  de  : 
«  Vive  l'Empereur  !  Vive  Napoléon  !  » 

33 


510  LA    VIE    l'ARISIKNiNE 

A  la  Chambre,  sou  admission  lut  prononcée  à 
lunanimité. 

Il  n'avait  pas  besoin. de  semparer  du  pouvoir, 
onlelui  offrait.  La  volonté  du  peuple  déjouait  tou- 
tes les  intrigues,  brisait  toutes  les  résistances  (1). 

Candidat  à  la  présidence  de  la  République,  il 
n'avait,  et  il  le  savait,  à  redouter  aucun  de  ses 
concurrents.  Ils  étaient  vaincus  d'avance.  «  Avant 
même  que  la  main  des  scrutateurs  descendit  au 
fond  des  urnes,  personne  ne  doutait  en  France 
que  Louis  Bonaparte  ne  fût  l'élu  des  paysans. 
Et  pourquoi  ?  Parce  qu'un  seul  nom  parle  à  leur 
souvenir  ;  parce  qu'un  seul  nom  ouvre  à  leur 
pensée  des  horizons  lointains  et  a  puissance  sur 
leurs  âmes;  parce  qu'une  méchante  gravure,  sus- 
pendue aux  murs  de  leur  chaumière,  est  pour 
eux  toute  la  politique,  toute  la  poésie,  toute  l'his- 
toire (2)  ». 

Ledru-Rollin,  dont  on  faisait  dans  les  cam- 
pagnes un  débauché,  amant  de  deux  maîtresses,  la 
Marie  et  la  Martine,  complices  de  ses  déborde- 
ments (3),  n'était  plus  qu'un  fantoche  démantibulé, 
une  outre  vide.    En  vain,   ceux  qui  s'obstinaient 

(1)  Les  défiances  qui  persistaient,  comme  celle  de  George 
Sand,  étaient  noyées  dans  les  sympathies  presque  univer- 
selles. 

(2)  Louis  Bi.anc,  Histoire  de  la  névolution  de  IS'tS,  t.  H,  p.  318. 

(3)  V.  Louis  Bl.vnc,  nistoire  de  la  Révolution  de  ISiS,  t.  îl, 
p.  ûL 


l'élection    du    10    DÉCEMBRE  511 

à  le  soutenir  avaient  placardé  sur  les  murs  cette 
affiche,  qui  ne  fut  qu'un  coup  d'épée  dans   l'eau: 

«  AU  PEUPLE. 

QUI   SE  RESSEMBLE,    S'aSSEMBLE 

TaiERS.  MoLÉ,  MoNTALEMBERT,  Tcs  vieixx  Amis,  tes   Frères, 

BuGEA-LD,    GiRARDiN,    GisQUET,  les  vieux  Combattants  clcla  DÉ- 

Genol'de,   Berri'er,  0.  Barrot  mocratie,  votent  pour    Ledru- 

etc.  et  tous  les  souteneurs  de  la  Bollin  et  crient  tout  haut  : 

Monarchie  votent  pour  Napo-  Vive    la    République,  Démo- 

léon  et  crient  tout  bas  :  crvtique  et  Sociale. 
Vive  le  Roi. 

Ouvre  l'ckil,  réfléchis  et  vote.  » 

Le  peuple  ouvrit  l'œil  et  ne  vota  pas  pour 
Ledru-Rollin.  Les  boniments  ne  portaient  plus,  ou 
du  moins  ce  n'étaient  plus  les  mêmes  boniments. 

C'est  en  vain  également,  que  l'affiche  qu'on  va 
lire  (1),  plus  digne  que  celle  de  Ledru-Rollin,  rap- 
pelait les  services  du  poète  fourvoyé  dans  la  po- 
litique et  qui  ne  sut  pas  s'en  retirer  à  temps  : 

CANDIDATURE  DE  M.  DE  LAMARTINE. 

IL  NOUS  A  DONNÉ 

Le  Suffrage  universel. 
L'abolition  de  l'échafaud  politique. 

(1)  Nous  en  reproduisons  l'aspect  typographique,  de  même 
que  pour  la  précédente. 


512  LA    VIE    PARISIENNE 

La  supression  du  drapeau  rouge. 
La  répression  énergique  de  l'émeute. 
La  paix  en  Europe. 

NOUS  LUI  AVONS  RENDU 

L'oubli. 

L'ingratitude. 

Pour  Nous  plus  que  pour  Lui. 

Pour  TA  VENIR,  pour  I'Histoire,  Nommons 
Lamartine. 

Le  suffrage  universel  !  Quoiqu'il  débutât  à 
peine,  on  commençait  à  se  douter  de  ce  qu'il  vaut, 
du  mal  qu'il  peut  faire,  et  Lamartine,  qu'on  en 
rendait  responsable,  victime  à  la  fois  d'opinions 
trop  changeantes  et  de  trop  tenaces  illusions, 
avait  perdu  son  prestige,  dans  ces  luttes  poli- 
tiques, indignes  de  son  génie.  Le  moment  appro- 
chait où  la  lyre,  suivant  un  mot  cruel,  allait  deve- 
nir la  tirelire. 

L'homme  au  camphre,  Raspail,  n'était  qu'une 
vieille  barbe,  teinte  en  rouge. 

Gavaignac  se  croyait  sûr  d'être  président  de  la 
République.  Deux  jours  avant  l'élection  du  10  dé- 
cembre, il  annonçait  à  lord  Normanby  le  succès 
de  sa  candidature  (1). 

(1)  Une  Année  de  révolution...,  t.  II,  p.  -128. 


LAMARTINE 


PRÉSIDENT  DE  U  RÉPLBtTQUE. 


La  France,  livrée  depuis  plus  de  deux  mois  à  un  pouvoir  faible 
et  arbitraire,  réclame  par  toutes  ses  voix,  parle  vole,  par  la  près-- 
se,  par  le  discours  public,  une  direction  ferme,  sage,  inLeJJigenle, 
honnête.  ^ 

Le  moment  est  arrivé  où  la  patrie  ne  peut  plus  attendre;  c'est, 
le  jour,  c'est  l'heure,  c'est  l'instant  précis  ou  ce  grand  fait  doit 
s'accomplir;  s'il  tarde,  nous  périssons. 

Nos  cites  les  plus  populeuses,  Rouen,  Ninies,  Limoges,  k  nord, 
le  midi,  le  centre  de  notre  beau  pays  sont  ensanglantés  par  l'é- 
meute armée,  par  la  guerre  civile^ 

Dans  Paris,  les  passions  hideuses  des  communistes,  des  nive- 
leurs  se  produisent  publiquement  ;  les  appels  au  pillage,  au  meur- 
tre s'écrivent  sur  chaque  maison,  sur  chaque  mur,  appuyés  de  la 
signature  de  hauts  fonctionnaires» 

Première  page  d'une  brochure  de  propagande 
en  faveur  de  Lamartine. 


514  LA    VIE    PARISIENNE 

Il  avait  eu,  dans  les  classes  moyennes,  qu'il 
venait  de  sauver  si  énergiquement,  une  grande 
popularité.  Le  ciel  même,  à  cette  époque,  avait 
semblé  le  désigner  à  la  reconnaissance  publique  : 
«  L'Estafette  du  18  juillet  racontait  qu'un  cuiras- 
sier en  faction  au  camp  d'Ivry  avait  été  frappé  de 
la  foudre,  et  que  le  feu  du  ciel  avait  tracé  sur  sa 
cuirasse  ces  lettres:  G.  S.  P.  (qu'on  traduisait 
ainsi:  Cavaignac  sera  président  (1).  » 

Malheureusement  pour  lui,  sa  popularité  ne  re- 
posait que  sur  ses  services,  et  les  peuples,  comme 
les  hommes,  oublient  vite  le  bien  qu'on  leur  a 
fait.  Il  faut  pour  leur  plaire  et  les  asservir  des 
qualités  et  des  défauts  qui  manquaient  également 
à  Cavaignac 

Quatre  ou  cinq  mois  aprôs  les  émeutes  de  juin, 
sa  popularité  n'existait  pour  ainsi  dire  plus. 
Maxime  Ducamp  en  fait  la  remarque  et  s'en  étonne. 
«  Quand  je  revins  en  France,  écrit-il,  dans  les  der- 
niers jours  du  mois  de  novembre  1S48,  je  fus  sur- 
pris du  changement  qui  s'y  était  opéré  pendant  mon 
absence.  Lors  de  mon  départ,  le  général  Cavai- 
gnac était  un  grand  homme,  un  sauveur:  «  Ah! 
sans  lui,  nous  étions  perdus!  »  A  mon  retour, 
il  n'en  était  plus  ainsi  ;  la  girouette  française  avait 
tourné:  «  Cavaignac  est  un  révolutionnaire  comme 

(1)  Journal  d'un  insurijâ  maUjré  lui...,  p.  271. 


l'élection    du    10    DÉCEMBRE  515 

les  autres  !  »  C'est  là  tout  ce  qu'on  put  répondre 
à  ma  question  (1).  » 

Les  ouvriers  ne  pardonnaient  pas  à  celui  qu'ils 
appelaient  le  Boucher  son  attitude  pendant  les 
journées  de  juin.  Beaucoup  d'entre  eux  soutenaient 
Louis-Napoléon  par  haine  de  Cavaignac  (2). 

Louis-Napoléon  manquait  d'argent  pour  sa  cam- 
pagne électorale.  Miss  Howard  et  la  princesse 
Matliilde  avaient  donné  tout  ce  dont  elles  pou- 
vaient disposer.  On  avait  obtenu  un  prêt  de 
M.  Fould.  Des  sommes  peu  importantes  avaient 
été  envoyées  d'x\ngleterre,  notamment,  parait-il, 
par  lord  Palmerston  et  lord  Malmesbury.  Les 
partisans  du  prince  se  saignèrent  à  blanc  pour 
lui  fournir  quelques  subsides.  C'était  une  candida- 
ture au  rabais,  mais  le  nom  de  Napoléon  suffisait 
pour  qu'elle  triomphât. 

Cette  puissance  invincible  d'un  nom  glorieux 
entre  tous,  les  adversaires  du  prince  Louis-Napo- 
léon étaient  les  premiers  à  la  reconnaître,  en  affec- 
tant de  la  railler. 

On  prétend  qu'un  bulletin  de  vote,  pour  les 
élections  du  10  décembre,  portait  ces  vers  : 


(1)  Souvenirs  littéraires,  chap.  xi  (En  Révolution). 

(2)  «  Nous  avons  vu  passer  sur  le  boulevard,  quatre  ou 
cinq  cents  ouvriers,  portant  tous  à  leurs  casquettes  le  nom 
de  leur  élu.  Ce  nom  était  celui  de  Napoléon.  »  Le  Mois  (à  la 
date  du  9  décembre). 


516 


LA    VIE    PARISIENNE 


Puisque  c'est  du  grand  homme,  ici,  ce  qui  nous  reste, 
Je  nomme  son  chapeau,  sa  culotte  et  sa  veste  (1;. 

La  caricature  le  représentait  les  jambes  en- 
foncées et  comme  perdues  dans  d'immenses  bot- 
tes, et  coiffé  du  légendaire  petit  chapeau,  trop 
lourd  pour  sa  tête.  Une  poignée  de  républicains, 
qui  s'imaginaient  exprimer  encore  l'opinion  du 
pays,  s'efforçaient  de  ridiculiser  ce  candidat  dont 
la  plupart  d'entre  eux,  après  son  succès,  allaient 
devenir  les  courtisans. 

11  l;»issait  dire,  certain  que  son  heure  était 
venue. 

Le  dépouillement  du  scrutin  donna  les  résultats 
suivants  : 


Louis-Napoléon 
Cavaignae 
Ledru  Rollin 
Raspail 
Lamartine 


5.334.22G 

1.448.107 

370.119 

36.226 

19.210 


C'était  une  grave  défaite,  et  d'ailleurs  prévue, 
pour  un  parlement  discrédité.  Quelques  jours  après 
les  élections,  on  pouvait  lire  sur  les  murs  de  Paris 
ces  vers  qui  n'étaient  pas  signés  mais  qui  auraient 
pu  l'être  par  presque  tous  les  Frantjais,  lassés  du 


(1)  Le  PniiAe  (N"  du  12  janvier  1S49). 


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l'élection    du    10    DÉCEMBRE  519 

bavardage,  de  l'anarchie,  et  désireux  d'être  enfin 
protégés,  gouvernés  : 

Allez-vous-en,  gens  de  la  Chambre, 
Allez-vous-en  chacun  chez  vous  ; 
L'élection  du  dix  décembre 
Vous  répète  aussi  haut  que  nous  : 
Allez-vous-en,  gens  de  la  Chambre, 
Allez-vous-en  chacun  chez  vous  (I). 

Une  chanson,  qui  eut  beaucoup  de  succès  et  qui 
courut  de  mains  en  mains,  raillait  les  vaincus  du 
scrutin,  ceux  qu'elle  appelait  les  Candidats  dé- 
gommes (2  i  .- 

Parce  qu'il  a  mal  réussi 
Dans  sa  politique  mesquine, 
Je  ne  veux  pas  jeter  ici 
La  pierre  au  fameux  Lamartine 
Mais,  avec  son  accordéon, 
Il  doit  rester,  loin  de  la  terre, 
Sur  le  dôme  du  Panthéon, 
Pour  servir  de  paratonnerre. 

Au  seize  avril,  Ledru-Rollin 

Commit  une  bêtise  insigne, 

Lorsque  du  peuple  souverain 

Il  osa  changer  la  consigne  (3). 

Oublions  cet  instant  cruel... 

Mais,  du  moment  que,  par  mégarde, 

Il  a  fait  battre  le  rappel, 

11  devait  descendre  la  garde. 

(1)  Le  Mois  (à  la  date  du  L5  janvier). 

(2)  L'Écho  des  Journaux,  n°  de  décembre  1848. 

(3)  Allusion   au    n°    du   Bulletin  de  la  République,  affiché  le 


5-20  LA    VIE    PARISIENNE 

Le  marquis  du  National  (i), 

Du  peuple  Judas  politique, 

Veut  lui  faire  payer  le  bal 

Oîi  dansera  la  République. 

Mais  ces  beaux  phraseurs  démasqués 

N'y  prendront  pas  deux  fois  la  France 

Des  républicains  si  musqués 

Sentent  un  peu  trop  la  Régence. 

Voyez-vous  monsieur  Foutriquel  (2) 
Nous  lorgner  avec  ses  lunettes? 
Il  est  très  fort...  pour  le  caquet; 
Mais  nous  connaissons  ses  sornettes. 
Philippe  le  vit  autrefois 
Parmi  ses  plates  créatures... 
Nous  n'avons  pas  chassé  les  rois, 
Pour  en  ramasser  les  ordures. 

Un  jour  voulez-vous  protester? 
Nommez  Raspail,  chers  camarades. 
La  médecine  doit  rester 
En  honneur  parmi  les  malades. 

—  Pourquoi  Raspail  ?  nous  dira-t-on. 

—  Pourquoi  Raspail  ?...  On  le  devine. 
Chacun  sait  que  le  camplire  est  bon. 
Pour  empoisonner  la  vermine. 


Ifi  avril  1848,  et  dans  lequel  Ledru-Rollin  menaçait  aussi 
la  province  dont  il  prévoyait  et  redoutait  les  votes  «  réac- 
tionnaires »  :  «  Paris  se  regarde,  avec  raison,  comme  le 
mandataire  de  toute  la  population  du  territoire  natio- 
nal ;  et  s'il  ne  peut  pas  persuader,  il  aura  la  douleur  de 
vaincre.  » 

(1)  Armand  Marrasf,  ancien  rédacteur  au  National. 

(2)  Thiers,  à  qui  le  maréchal  Soult  avait  donné  ce  surnom 
de  Foutriquet. 


l'élection    du    10    DÉCEMBRE  Mi 

S'il  n'avait  pas  un  coupe-chou, 

Je  parlerais  d'un  autre  sire  (1)  ; 

Mais  je  ne  suis  pas  assez  fou 

Pour  blesser  qui  pourrait  m'occire. 

Je  n'ai  rien  à  lui  reprocher. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  un  traître... 

Moutons,  respectez  le  boucher, 

Mais  ne  le  prenez  pas  pour  maître. 

On  disait  dans  les  milieux  antirépublicains,  et 
ces  milieux  formaient  désormais,  à  Paris  comme 
en  province,  la  majorité  : 

«  Le  24  février  a  été  une  surprise,  mais  le 
scrutin  du  10  décembre  est  une  reprise.  » 

C'était  plutôt  une  liquidation. 

(1)  Le  général  Cavaignac. 


TABLE   DES   MATIERES 


I.  —  Comment  on  fait  une  Révolution.  —  Les  jour- 

nées de  février 1 

II.  —  Les  Hommes  du  jour.  —   Démocrates,   Uto- 

pistes et  Excentriques G5 

III.  —  Les  Femmes  de  1848.  —  Les  Vésuvienne?.     .  127 

I\'.  —  Premières  illusions.  —  Fêtes  et  Banquets.    .  15!) 

V.  —  Les    Rues.  —  Les    Promenades.   —    Bals   et 

Concerts.  —  La  Vie  mondaine 205 

\l.  —  Le  Théâtre.  —  Les  Pièces  de  circonstance.     .  262 

VIL  —  La  Préfecture  de  police.  —  Caussidière.     .     .  314 

VIII.  —  Journau-x.     . 341 

IX.  —  Clubs  et  Sociétés  secrètes 366 

X.  —  Les  Ateliers  nationaux 396 

XI.  — Manifestations  et  Émeutes.  —  Journées  de  juin.  425 

XII.  —  L'Élection  du  10  décembre 499 


4644.  —  Tours,  imprimerie  E.  .\hrallt  et  C''. 


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L'Histoir«  éclairée  par  la  Clinique, 
Cbroriqucs  de  rcCi 

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